L'OBSESSION PLURALISTE
3°/
UN NOUVEAU STYLE DE VIE DANS L'EGLISE
A-
POUR UNE CONSCIENCE COMMUNAUTAIRE
Suite
à notre exposé sur la nécessité de l'engagement doctrinal, nous
aimerions terminer cette étude en abordant quelques points de résistance
qui peuvent jeter une ombre sur la réalisation d'un projet semblable.
La
principale de ces résistances prend sa source pour une part dans la Réforme,
mais aussi dans les "Lumières" et la Révolution française,
et pour beaucoup dans la civilisation capitaliste occidentale. Il s'agit
d'une conception très individualisée de l'existence humaine. Cette
anthropologie a tellement pénétré nos consciences qu'il devient extrêmement
difficile de penser hors des structures conceptuelles qu'elle nous
impose.
Pourtant
nous devons constater que cette accentuation unilatérale de l'existence
individuelle aux dépens de l'existence communautaire aboutit à une
redistribution des valeurs qui n'est pas celle que nous propose la
Bible. Les places prépondérantes que l'Ecriture donne à la justice,
l'amour et la vérité sont aujourd'hui occupées par une notion suprême
: la liberté. Nous avons ici un glissement significatif qui illustre le
passage d'une préoccupation à caractère social et transcendant vers
un souci individualiste, personnaliste et existentiel.
Certes,
cette revendication a pu être justifiée, et peut l'être encore dans
certains domaines et dans bien des sociétés, mais à l'heure actuelle
il est évident que notre Occident ne se meurt pas d'un excès de
conscience sociale et communautaire. "...Aujourd'hui le problème
majeur n'est pas la liberté et la responsabilité des individus, mais
la liberté et la responsabilité des masses. Ce n'est pas l'autonomie
spirituelle et la capacité de décision de l'individu, mais
l'autonomie spirituelle et la capacité de décision de la collectivité
qui sont en jeu, et le problème majeur concerne moins la transformation
de l'homme en sujet responsable que celle du peuple en sujet
responsable."(1)
Le
protestantisme, parce qu'il a participé à cette mise en valeur de
l'individu en contestant l'autorité que l'Eglise de Rome voulait
exercer sur les consciences, fut dès le départ inclu dans cette démarche
"moderniste". Son individualisme est devenu si caractéristique
qu'il suscite ce jugement de Karl Barth sur les Eglises de la Réforme :
elles ressemblent à "...de vastes sociétés ou associations d'intérêts,
composées d'individus ou d'individualistes chrétiens, ou prétendus
chrétiens, dont chacun - comme les gens d'Israël au temps des Juges -
fait ce qui lui semble bon..."(2) Dans ces conditions toute
organisation collective ne sera jamais qu'un pis-aller nécessaire,
destiné à protéger les intérêts privés.
Voilà
donc la première résistance qui s'opposera à toute volonté de
construire une doctrine. Cette dernière en effet relève d'une préoccupation
communautaire et non pas individualiste, elle met l'accent sur les
droits de la communauté et non pas sur ceux des croyants, elle manifeste
par excellence le souci d'autonomie spirituelle et la capacité de décision
de la collectivité et non ceux du particulier. Pour ces raisons la
doctrine n'a pas bonne presse et tombe sous le jugement sans appel
"d'atteinte à la liberté de conscience".
Pour
tenter de prendre sa défense malgré tout, il convient de commenter
quelques aspects de cette notion de liberté pour en montrer la vraie
nature. Cela a été dit et redit mille fois mais il semble qu'il faille
encore le souligner : la liberté n'est pas la capacité de dire et de
faire n'importe quoi en dehors de toute détermination objective,
c'est au contraire la volonté de se déterminer pour un mieux en
fonction d'une situation donnée. Elle s'exprime non dans la folie de
l'indécision perpétuelle, mais dans l'engagement. "Il faut que la
liberté perde son envergure, sa puissance terrible de dire - non - pour
dire - oui - à quelque chose de limité. Lorsqu'on dit oui à quelque
chose de limité, une histoire peut commencer."(3) Ainsi la
liberté pour être humaine ne va pas sans une incarnation historique définie,
c'est-à-dire sans une confrontation avec un cadre culturel et donc
institutionnel. C'est
pourquoi l'expérience de la liberté ne peut en aucune manière prétendre
s'accomplir sans le préalable d'une expérience de la société.
L'homme doit faire la découverte qu'il est fondamentalement un être
social. "La personne est elle-même sociale, communautaire. Elle ne
se constitue qu'en relation avec autrui au sein d'une communauté."(4)
L'institution,
forme historique de la communauté, est donc au départ de la liberté,
mais elle est aussi son but nécessaire. Sans elle, la liberté ne
s'accomplit pas, elle sombre dans la vanité, elle manque profondément
son but. Les institutions sont ces "instruments de culture, de
civilisation par lesquels la liberté au lieu d'être un rêve, ou une
exigence(...), entre en réalité."(5) Cette leçon hégélienne
inspire à Ricoeur cette constatation : "Le droit n'est pas
l'ennemi de la liberté, mais le chemin de la liberté."(6) La
"limite" ne se présente donc pas seulement comme la fin de la
liberté mais aussi comme le lieu d'où elle peut renaître. C'est la
raison pour laquelle la doctrine de l'Eglise ne se présente pas comme
la fin de la liberté théologique mais au contraire comme son lieu de départ
et la chance de son accomplissement historique.
Une
telle réflexion sur la nature et les lieux d'accomplissement de la
liberté devrait également nous conduire à reconsidérer globalement
notre conception de l'individu et de la société et des rapports de
l'un à l'autre. Si la liberté, notion qui focalise en elle-même tout
le poids de la personne individuelle, unique, ne peut trouver un réel
chemin d'existence en dehors de toute contingence sociale, alors il
faut nous préparer à une révolution des consciences et à un nouveau
bouleversement de l'échelle des valeurs. Il faut remettre en question
"la vieille et funeste opposition de l'individu et de la société.
La spiritualité n'est pas liée à l'individu et la superficialité
n'est pas liée à la société. L'opposition légitime entre le moi
superficiel et le moi profond ne recouvre pas du tout l'opposition entre
société et individu."(7)
Sans
une telle prise de conscience il est à craindre que l'on ne comprenne
jamais ce qu'est l'Eglise dans la perspective biblique. Toute l'histoire
d'Israël ainsi que celle de la primitive Eglise se déroule dans un
climat de "solidarité" qu'il nous faut reconnaître.
Ultimement d'ailleurs la Chute d'Adam et la Rédemption du Christ ne me
concerne qu'en vertu de cette solidarité. Il semble donc que par delà
les cultures plus ou moins communautaires ou individualistes, il y a
dans l'anthropologie biblique une communauté de destin qui lie les
hommes entre eux.
L'Eglise,
c'est alors cette communauté de destin unie en celui qui la représente
devant Dieu : Jésus-Christ. Calvin déjà présentait une ecclésiologie
essentiellement christocentrique. Dans sa pensée, l'Eglise n'est pas
seulement un rassemblement d'individus, elle est aussi personnalisée :
c'est notamment elle qui est appelée à se sanctifier et pas seulement
les élus. De plus, et ceci est tout à fait significatif, il la considère
comme ayant un rôle maternel auprès des croyants : c'est elle qui
garde et distribue le trésor de la grâce de Dieu.
Il
faut rendre justice à la néo-orthodoxie d'avoir redonné à l'ecclésiologie
protestante, après des siècles d'effritement subjectiviste,
individualiste, un nouveau fondement théologique. Pour Barth "l'Eglise
existe non pas secondairement pour rassembler les pécheurs pardonnés,
mais à titre premier pour constituer un peuple que Dieu se veut comme répondant
de toute éternité."(8) Dietrich Bonhoeffer se fait également l'écho
de ce retournement de pensée. "Dans le protestantisme, la pensée
individualiste s'avéra très tôt être une source abondante d'erreurs,
on parlait du croyant individuel. Un concept de l'Eglise en tant que préalable
de la théologie aurait dû affirmer que la communauté prime, à savoir
l'Eglise en tant que communauté, non en tant que somme de beaucoup
d'individus."(9) C'est pourquoi le discours sur l'Eglise ne peut être
donné qu'après celui sur le Christ qui en est, non pas le fondateur,
mais le fondement. Dans le Christ "l'Eglise préexiste toujours
à l'individu. Si les individus sont de l'Eglise, c'est parce que Dieu
les a appelés en Christ de toute éternité. L'Eglise n'est pas faite
par les hommes. Communauté actualisée et agissante, elle existe grâce
à l'action de Dieu. Elle n'est nullement un phénomène dérivé et
secondaire. "(10)
En
pratique donc, l'Eglise peuple du salut en Jésus-Christ, est en droit
de se méfier de tout christianisme privé. "Celui qui prétendrait
être chrétien pour son propre compte serait d'après Calvin, un
transfuge et un déserteur"(11). L'individualisme piétiste,
comme celui du libéral, ne pourra jamais rendre compte de la réalité
ecclésiale, et plus largement encore il se trompe profondément dans sa
vision de l'homme. La vérité est autre : elle se situe dans un rapport
dialectique de l'individu à la communauté. René Coste parle d'une
"dialectique de la communauté et de la liberté"(12).
En
vertu de ce principe, le droit ecclésial ne s'orientera pas unilatéralement
vers la protection de la personne individuelle, mais il veillera à ce
que la communauté puisse se réaliser selon son être propre. Le droit
devra certes permettre au croyant de vivre dans l'Eglise selon
l'authenticité de sa foi, mais en même temps il devra protéger la
communauté contre d'éventuelles agressions émanant d'individualités
irresponsables. Il y a là sur le plan de la logique pure une situation
de conflit permanent, mais ce conflit assumé par des croyants ayant
une réelle conscience communautaire ne risquera jamais de dégénérer
en révolte et dans l'anarchie. La prise en charge de cette tension sera
au contraire pour le particulier et pour l'Eglise l'occasion d'un
approfondissement, et les préludes d'heureuses retrouvailles autour
d'une parole commune.
On
le voit bien, il faut pour cela une réelle révolution des consciences
dans un sens opposé à l'esprit de Pau où tout fut constamment pensé
en fonction de l'unique liberté individuelle. Il faudrait pourtant
qu'un jour les Eglises de la Réforme quittent ce vieil individualisme
qui les détruit pour entrer à nouveau dans une réelle conscience
communautaire, il faudrait qu'elles redécouvrent que les valeurs essentielles
selon l'Ecriture, sont l'amour, La vérité et la justice et non la
liberté. (Celle-ci n'étant d'ailleurs effective que lorsqu'elle permet
à l'homme de se déterminer pour ces valeurs supérieures.) Alors l'autorité doctrinale ne serait plus considérée comme le
mal suprême, mais comme l'expression d'une lutte de l'Eglise, pour la vérité
contre l'erreur, pour la justice et contre l'arbitraire, et peut-être
pour un amour plus responsable, c'est-à-dire plus exigeant.
B - LA LIBERTE THEOLOGIQUE
Une
fois acquis le principe du primat communautaire sur la revendication
individuelle, une nouvelle organisation de l'Eglise peut commencer. Immédiatement
la question du statut de la théologie et de la recherche théologique
se pose. Il y a là sans doute un deuxième et important point de résistance
: ne se trouve-t-on pas en effet devant un choix obligé entre l'unité
doctrinale et la recherche théologique, ou est-il possible de concevoir
une Eglise qui maintienne ces deux réalités ensemble ?
Cette
deuxième option nous semble, en fait, être une nécessité vitale, et
pour l'Eglise, et pour la théologie. Seule l'Eglise qui parviendra à équilibrer ces deux pôles
pourra connaître une authentique "santé spirituelle". Au
contraire l'élimination d'une des deux réalités au profit de l'autre
serait extrêmement dommageable. Si la doctrine venait à éliminer
toute recherche théologique, l'Eglise serait menacée de mort, de mort
par étouffement. A l'inverse, lorsque la liberté théologique entraîne
la perte des repères doctrinaux, c'est la descente dans la confusion et
la fatale hémorragie du peuple de Dieu.
Il
importe donc que l'Eglise se dote de structures telles que ces deux réalités
puissent être vécues ensemble sans que l'une détruise l'autre. Il
convient donc au départ de toute réflexion, de poser une distinction
entre la doctrine de l'Eglise et la théologie individuelle ou de
recherche. Marc Lienhard propose lui aussi cette distinction quand il
parle d'un pluralisme doctrinal invivable, et d'un pluralisme théologique
justifié.
Paul
Wells(13)doute qu'en pratique une telle distinction soit possible ;
pourtant elle seule peut fonder une vie ecclésiale qui soit véritablement
saine. La doctrine ne peut pas et n'a pas le droit d'imposer à la
recherche théologique ses limites et ses conclusions. Si elle procédait
ainsi, non seulement elle stériliserait les possibilités de cette
recherche, mais elle s'accorderait à tort une autorité qui ne peut être
la sienne : seule l'Ecriture demeure juge ultime et autorité permanente
au-dessus de toute théologie. Si l'Eglise confesse, l'Eglise réfléchit
aussi. "La vérité sans la recherche de la vérité n'est que la
moitié de la vérité."(14) Mais en retour les constructions théologiques
et toutes les recherches se rattachant de près ou de loin à la théologie,
qu'elles viennent de l'intérieur de l'Eglise, d'autres Eglises, ou même
du monde non chrétien, ne peuvent et ne doivent en aucune manière être
confondues avec le Credo de l'Eglise. Tant qu'elles n'ont pas reçu un
assentiment par voie
synodale, c'est-à-dire tant qu'elles n'ont pas été reconnues
conformes à la Parole de Dieu, les innovations théologiques n'ont pas
leur place dans la prédication et la catéchèse de l'Eglise.
Il
y a une distinction de fait qu'il faut savoir reconnaître : il y a
d'une part la dogmatique de l'Eglise, fondée sur l'Ecriture, toujours
en référence à elle, et élaborée au cours de l'histoire par un
peuple de croyants qui de synode en synode précise ou réforme son
Credo, laissant à la génération suivante l'authentique foi de l'Eglise,
et il y a d'autre part la multitude des courants et des idées qui
prennent forme sporadiquement chez l'un ou chez l'autre, et qui se présentent
à l'Eglise, quelquefois en dehors de toute contingence doctrinale, et
ne revendiquent comme autorité rien d'autre que la conviction de
l'auteur et la persuasion du discours. L'Eglise devra accorder à ces
deux réalités une existence légitime, et donner à chacune d'elles
un lieu d'accomplissement et une fonction.
La
théologie sera libre tant qu'elle ne mènera pas au dogme, tant qu'elle
ne prétendra pas être théologie de l'Eglise. Elle sera libre tant
qu'elle représentera l'effort sincère d'un croyant pour dire sa foi
sur la base de l'examen des Ecritures. Libre dans sa recherche
scientifique, mais libre aussi dans ces hypothèses, même si celles-ci
peuvent quelquefois être en contradiction avec la doctrine de l'Eglise.
Il faut, dit Hans Kung, que le théologien puisse errer car c'est dans
ses errements qu'il s'instruit ; lui interdire d'errer c'est lui
interdire de penser. Chaque croyant a le droit et le devoir de dire sa
foi, telle qu'il la connaît et comprend, et telle qu'il la ressent. Le
théologien n'est jamais qu'un croyant qui passe plus de temps que les
autres à penser sa foi. Il
s'ensuit qu'il peut se tromper et qu'il se trompe. "La recherche
(théologique) produit quantité de déchets et ne conduit pas forcément
à une conclusion satisfaisante(...), nous ne sommes jamais à l'abri
des hérésies."(15)
Néanmoins
chaque croyant, et particulièrement le théologien qui bénéficie de
l'autorité que lui confère son savoir, devra également comparer sa
propre compréhension de la foi avec celle de son Eglise. Parce qu'il se
sait engagé dans une solidarité avec ses frères présents et passés,
il ne considérera pas sa théologie comme une affaire privée en dehors
de tout contexte ecclésial. Le théologien adulte, c'est celui qui
saura élaborer une théologie qui soit à la fois authentiquement
sienne et toujours tendue vers la catholicité.
Le
théologien adulte saura que la foi est par nature ecclésiale, et que
par conséquent la théologie doit l'être aussi. Jean Bosc faisait remarquer
l'analogie qui existe entre la situation d'une théologie qui part en
dehors de la foi et celle qui surgit en marge de l'Eglise. "Nous
sommes ici en face d'une solitude qui est sans aucun doute une mauvaise
solitude(...)(la théologie)existe sur le fondement de la foi commune,
dans l'attention aux autres et le dialogue avec eux, et pour l'utilité
commune, c'est-à-dire pour l'édification et le service de tous."
(16)
Ainsi
la contradiction et le conflit qui peuvent se manifester entre la
recherche théologique et la doctrine ne se présentent donc pas d'abord
comme un problème pour la doctrine, mais bien comme une mise en garde
que le théologien devra chercher à comprendre. Certes, en retour, l'Eglise
à l'écoute de l'Esprit Saint pourra se saisir de ces recherches au
cours de sa vie synodale et voir en quoi elles peuvent enrichir la
doctrine de l'Eglise ou la modifier le cas échéant. Quelquefois au contraire
l'Eglise devra dénoncer l'hérésie. Elle le fera de multiples façons
selon les cas, usant toujours de beaucoup de sagesse et de discernement.
Elle reprendra, menacera, exhortera, toujours avec patience et souci
d'enseigner.(17)
Ce
n'est pas à dire que la
liberté théologique n'existe plus, mais cela manifeste que la
distinction doctrine/théologie de recherche ne signifie pas ignorance réciproque.
Les deux domaines restent en rapport sans qu'il y ait confusion des
genres.
Ne
pas sombrer dans la confusion est en fait l'attitude la plus difficile
à mettre en pratique, et notamment dans les domaines de la prédication
et de la catéchèse. Il y a là en effet deux domaines où le ministre
doit fidélité à la doctrine de l'Eglise d'une manière rigoureuse, et
où pourtant il est bien facile de se laisser aller à l'expression de
ses propres opinions. Il va donc de soi que pour limiter ce risque, le
ministère d'enseignement ne doit être accordé qu'aux pasteurs et
docteurs qui confessent intégralement le Credo de l'Eglise. Ceci ne constitue pas une atteinte à la liberté de
conscience, c'est seulement une manière responsable de vivre l'Eglise.
Ecoutons Alexandre Vinet - que l'on ne peut accuser d'être homme à étouffer
les voix de la conscience - prendre la défense de ce point de vue : "Que le symbole attente à la liberté ? Il n'est
assujetissant que pour les ministres, lesquels l'ont connu avant de le
souscrire ; pour le reste des hommes, il n'est qu'un point de
ralliement, un prospectus de l'Eglise, un programme des enseignements
qu'on y entendra ; libre à chacun de les entendre ou de s'en éloigner..
."(18)
Respecter
le Credo et n'enseigner rien de contraire à la doctrine de l'Eglise,
voilà le lieu de fidélité du docteur. Cette fidélité doit être
possible et il faut qu'elle le soit. Pour cela il est nécessaire de
limiter la doctrine à un minimum suffisant pour que l'authenticité et
l'identité de l'Eglise soient assurées, ainsi qu'une véritable défense
vis-à-vis des erreurs dont l'Eglise tient à se démarquer. Ce minimum
ne doit donc pas recouvrir toute l'étendue de la dogmatique et laissera
de fait une certaine liberté d'approche. Le prédicateur ou le catéchète
ne verra pas ainsi son rôle se limiter à celui d'un magnétophone ou
d'un perroquet. Il devra être théologien et s'engager personnellement
dans ce qu'il dit, tout cela à l'intérieur de limites qui
sauvegarderont l'authentique discours de l'Eglise.
On
remarquera d'ailleurs que, depuis les origines de la Réforme la
distinction entre des articles de foi qui sont fondamentaux et d'autres
seconds, est enseignée. Calvin voyait les choses de cette manière.
Certes, pour lui les articles seconds doivent être enseignés, ils représentent
le Credo de l'Eglise au même titre que les autres, mais le docteur
devra connaître cette différence d'accentuation.
En
résumé, les divers lieux d'enseignement, que ce soit la prédication,
la liturgie, l'étude biblique paroissiale, la catéchèse auprès des
enfants ou des prosélytes, et bien sûr la théologie enseignée dans
les facultés doivent être l'expression de la foi de l'Eglise.
Cependant il est nécessaire que la recherche, l'écoute toujours
renouvelée de la Parole, la "méthode d'examen" puissent se
vivre de manière authentique afin que l'Eglise Réformée ne cesse pas
d'être, selon l'expression du calvinisme hollandais du XVIIe siècle,
Ecclesia Reformata et semper reformanda. Ces deux exigences opposées
peuvent s'enrichir l'une l'autre, dans la mesure où le bien de l'Eglise,
où la vision communautaire, supplante toute revendication personnelle
et toute crispation conservatiste.
C
- VERS UNE EGLISE CONFESSANTE OUVERTE
Cette
conscience communautaire qui nous semble la condition sine qua non d'une vie ecclésiale équilibrée, après avoir suscité
une réflexion sur le rôle et sur les lieux de la recherche théologique,
après avoir ainsi défini et remis à sa juste place le principe du
libre examen, devra nécessairement nous interroger sur la pertinence du
système multitudiniste. Tant que ce dernier sera compris et vécu tel
qu'il l'est dans l'Eglise Réformée de France actuelle il nous paraît
difficile, voire impossible de tenter un retour vers l'unité
doctrinale. En effet le multitudinisme contemporain est frère de
l'individualisme, c'est une autre manière d'ériger le relativisme théologique
comme norme de vie dans l'Eglise. Il y a donc dans cette pratique du
multitudinisme une troisième résistance qu'il s'agit de vaincre.
La
revendication multitudiniste, on l'a vu au début de cette étude, est
justifiée en tant qu'elle représente la prétention universelle du
christianisme. Le message chrétien revendique la totalité du créé,
c'est pourquoi il ne pourra jamais être enfermé dans le domaine des
cercles privés. Dieu "veut que tous les hommes soient sauvés et
parviennent à la connaissance de la vérité"(19). Cette seule
phrase suffit à mettre le peuple croyant dans une situation d'ouverture
radicale et permanente. Cette réalité aucune Eglise qui se veut chrétienne
n'est en droit de l'oublier ; mais il convient ensuite de considérer
cet aspect dans l'ensemble de 1'ecclésiologie.
S'il
est juste de dire que l'humanité est pour l'Eglise, en vue de l'Eglise,
il serait faux de dire: l'humanité c'est l'Eglise ou l'Eglise c'est
l'humanité. Quand le pèlerinage humain sera parvenu à son point oméga
alors les deux réalités seront confondues, mais pour aujourd'hui il
faut dire la différence, il faut définir une ecclésiologie qui n'échappe
pas à la réalité provisoire et historique. L'Eglise se doit d'être
distincte du monde, or comme le disait à juste titre le Comte Agénor
de Gasparin au siècle passé: "pour le multitudiniste conséquent
il n'existe point de distinction réelle entre le monde et l'Eglise."(20)
Quand il dit: "voici ce que l'Eglise croit", le multitudiniste
parle en fait d'une Eglise fictive, ou bien alors il parle d'une "ecclesiola"
à l'intérieur de "l'ecclésia", d'une petite Eglise dont il
ne connaîtra jamais l'étendue en dehors de celle représentée par
le corps pastoral . Pour assumer cette difficile situation il aura
tendance à tomber dans le sacramentalisme. Il fera de la participation
au baptême et à la cène l'unique critère de distinction entre l'Eglise
et le monde. Sans le vouloir sans doute, il glissera vers une interprétation
catholicisante du sacrement, celui-ci devenant efficace au-delà même
de la foi du fidèle.
Calvin
ne s'est certes pas opposé à une compréhension de l'efficace du
sacrement, le maintien du pédobaptisme est tout à fait significatif à
cet égard, pourtant il a tenu à ne jamais séparer sacrement et
parole, ni même à tenir comme indépendants sacrement et foi. Ainsi l'Eglise
de multitude qu'il fut amené à "gouverner", à Genève, ne
lui imposa pas le multitudinisme radical qui est de règle aujourd'hui.
Certes
la véritable Eglise n'est liée qu'à la pure prédication de la Parole
de Dieu et à l'administration de sacrements bien institués, pourtant
dans 1'ecclésiologie calviniste la nécessité disciplinaire implique
un certain statut du membre d'Eglise. "Nous devons reconnaître
pour membre de l'Eglise tous ceux qui par confession de foi, par bon
exemple de vie et participation des sacrements, avouent un même Dieu et
un même Christ avec nous."(21)
Ce
double regard nous permet d'affirmer que l'ecclésiologie calvinienne se
démarque à la fois des structures confessantes de type anabaptiste,
et du multitudinisme d'inspiration romaine. Située dans un "extrême
milieu", actualisant sous forme structurelle l'élection particulière
de chaque membre de l'Eglise tout en maintenant la tension
eschatologique vers l'universalité, cette attitude est indéniablement
délicate dans son application. C'est là sans doute que la réflexion
de Calvin pèche par défaut. Calvin, et avec lui toute la Réforme,
n'ont pas su tirer toutes les conséquences qui devaient découler dans
l'ordre de l'organisation ecclésiale, du sacerdoce universel des
croyants et des ministères, d'une telle découverte.
En
pratique, ayant copié par le seul ministère pastoral la fonction
qu'exerçait le curé de paroisse, la Réforme a manqué la dimension
communautaire du ministère et du sacerdoce qu'elle avait pourtant
pressentie. Ce faisant elle ne pouvait qu'alourdir la responsabilité
et l'autorité pastorales, creusant ainsi un profond écart entre le
ministre et les "laïcs", et préparant de cette manière le
multitudinisme contemporain.
Genève
est un exemple frappant de ce type d'évolution, tandis que l'Eglise de
France, à cause de sa situation minoritaire et persécutée, conserva
plus longtemps un peuple confessant. Pourtant, en 1872, lors du premier
synode général après les temps de persécution, il ne restait déjà
plus grand chose du mouvement populaire des origines. L'Eglise avait
depuis longtemps pris l'allure de la plupart des Eglises Réformées
d'Europe, l'allure que nous lui connaissons aujourd'hui.
Malgré
cela le multitudinisme n'avait pas atteint les limites extrêmes
auxquelles il est parvenu depuis, ce Synode ayant tenu à maintenir un
statut de membre électeur. Tout fidèle qui entendait participer aux décisions
de l'Eglise devait déclarer rester attaché de coeur à l'Eglise Réformée
de France et à la vérité chrétienne révélée telle qu'elle est
contenue dans les Ecrits sacrés de l'Ancien et du Nouveau Testaments.
En 1938, il ne semble pas que l'on ait changé cette situation, mais
c'est en 1959 au Synode de Poitier que fut supprimé le statut de membre
responsable en lui substituant une simple référence au fait que Jésus
est le Seigneur. L'E.R.F., nous dit le pasteur Gonin, "est ainsi
passée d'un multitudinisme contrôlé à un multitudinisme sans
limite."(22)
Avec
le pluralisme doctrinal, le multitudinisme contribue à distendre le
tissu du protestantisme français, contribuant ainsi à l'émergence
d'une structure d'autorité constituée par un club de professionnel de
l'institution. Pour ne pas sombrer dans cet abîme où se construit
l'unité artificielle des Eglises décadentes il convient donc, non
seulement de mettre un terme au pluralisme, mais aussi de se réorienter
vers une conception confessante du laïcat.
Cette
orientation était déjà nécessaire au temps de la Réforme, et l'est
d'autant plus aujourd'hui avec le phénomène de la sécularisation.
Dans la société "chrétienne" du XVIe siècle, le consensus
général des croyances atteignait une telle surface que l'ouverture
radicale de l'Eglise était envisageable sans risques importants.
Pourtant, on l'a vu, malgré cette situation somme toute favorable,
Calvin posa dès le départ une exigence confessionnelle. Combien plus
cette exigence devient fondamentale à l'heure des sociétés
pluralistes et de l'agnosticisme majoritaire.
Comment
en effet, une Eglise de la Réforme, qui refuse a priori le principe de
la transmission apostolique et tout système d'autorité de type hiérarchique,
peut-elle prétendre maintenir un cap bien défini, si l'autorité demeure liée à l'électorat et si celui-ci ne se
distingue plus clairement du monde ? Le navire risque fort d'aller dans
le sens du vent, quelles que soient les orientations doctrinales
originelles. D'un oeil de sociologue, Peter Berger(23) traduit cette
situation en termes de marché : comme dans les réalités économiques,
l'offre s'adapte à la demande, c'est ainsi que dans l'Eglise, la
demande des consommateurs sécularisés tient le contrôle du
discours. Cette demande peut conduire dans les cas extrêmes
(protestantisme libéral et judaïsme) à l'élimination de tout
surnaturel et à une légitimation de l'institution religieuse en termes
purement profanes. Le pluralisme est d'ailleurs lui-même un fruit de ce
processus.
Cependant
l'argument qu'opposent les partisans du multitudinisme à ceux qui
revendiquent une structure confessante réside toujours dans une
argumentation de ce type : personne ne peut dire ultimement qui fait
partie du Corps de Christ et qui n'en fait pas partie, qui est sauvé et
qui ne l'est pas. Les vrais limites sociologiques de l'Eglise de Jésus-Christ
nous serons toujours inconnues, comment alors de ce fait peut-on prétendre
maintenir un seuil confessionnel ?
A
cela il faut répondre premièrement en reconnaissant la justesse de la
première partie de l'affirmation ; c'est effectivement le sort et la
faiblesse de l'Eglise historique que de ne jamais recouvrir parfaitement
le peuple des rachetés. Il y a toujours des gens "du dehors"
qui se révèlent ou qui se révéleront eschatologiquement "avec
nous" (cf : Luc 9/49-50), et cela est vrai quelle que soit la structure
ecclésiologique. De même, l'Eglise institutionnelle aura toujours en
son sein de "faux croyants" ; la Parabole du festin nuptial
(Matthieu 22/1à14) peut sans doute s'appliquer à cette situation. Tous
n'ont pas en effet le vêtement de noce dans l'Eglise, et cela est une
réalité dans l'Eglise confessante comme dans l'autre.
Pourtant
cette situation n'enlève rien à la vocation de l'Eglise qui est en
premier lieu la manifestation concrète et historique du peuple des
"saints".
C'est
ici le deuxième moment de la réponse : le souci d'une communauté
confessante correspond à cette veille que l'Eglise doit exercer sur
elle-même afin d'être le plus authentiquement possible ce peuple
sanctifié. "Veillez à ce que personne ne vienne à se soustraire
à la grâce de Dieu ; qu'aucune racine amère ne se mette à pousser,
à causer du trouble et à infecter ainsi la communauté."(24) II
ne suffit pas que l'Eglise prêche, par l'intermédiaire de ses
ministres, le véritable Evangile pour que l'Eglise soit à l'abri de la
décadence, il y faut l'engagement du plus grand nombre. Pierre le Fort,
dans son étude ecclésiologique sur les épîtres de Jean, parvient aux
mêmes conclusions : "Toute l'affaire se joue au fond sur le fait
de la composition de la communauté : savoir qui en fait partie et qui y
est étranger. L'intégrité de l'Eglise n'est pas suffisamment
garantie, selon Jean, lorsque les enseignants, les officiels, sont
soumis à la norme de l'Evangile authentique(...),la résistance à
l'hérésie se fait non par la vertu d'une formule dont l'existence
seule serait censée imposer la clarté des positions, ni par le recours
à un clergé très sûr de ses convictions, mais elle est menée par l'Eglise
concrète, par ce peuple eschatologique qui se sait responsable en
chacun de ses membres d'offrir au monde un témoignage vrai à la venue
de Dieu en son Fils incarné."(25)
Le
sacerdoce universel des croyants, qui est sans doute la découverte
ecclésiologique la plus considérable de la Réforme, ne saurait s'épanouir
vraiment que dans une Eglise qui met l'accent sur l'aspect confessant de
tous les fidèles. Sans être une Eglise de "purs", l'Eglise réformée
doit veiller à être, comme l'Eglise primitive, une assemblée de
"saints", sanctifiés par la Parole reçue dans la foi.
Certes, il n'est pas question d'aller jusqu'au radicalisme des anabaptistes
ou celui de bien des Eglises évangéliques contemporaines qui ne voient
plus l'Eglise qu'à travers la réalité sociologique d'un groupe de
croyants qui confessent la foi du groupe. Il ne s'agit pas d'oublier ce
qui est premier : c'est-à-dire le Christ. L'Eglise est là où le
Christ est, et le Christ est présent là où le véritable Evangile est
annoncé et où les sacrements sont correctement administrés ;
autrement dit l'Eglise existe avant toute délimitation sociologique.
Mais par le jeu d'une dialectique nécessaire entre l'appel de Dieu en Jésus-Christ
et la réponse de l'homme, l'Eglise est aussi une communauté
confessante.
Il
importerait de réfléchir sur les implications concrètes qu'une telle
mise en ordre devrait susciter sur le plan d'une ecclésiologie
pratique. Il s'agirait de s'avancer sur un terrain quasiment neuf, de défricher
ce que la Réforme du XVIème siècle, tombée trop vite dans un
multitudinisme facile, n'a pas su faire, et voir comment une authentique
Eglise Réformée pédobaptiste peut s'orienter au coeur de nos sociétés
pluralistes, vers une organisation d'Eglise confessante et ouverte.
Nous
militons donc pour une Eglise qui accepte d'entrer dans une révolution
de pensée et d'habitude,
-
abandonnant les vieux principes individualistes pour redécouvrir une
attitude communautaire,
-
organisant clairement sa vie théologique, donnant à la fonction
doctrinale et au libre examen un lieu et un rôle particulier,
-
réformant ces modes d'accueil et d'intégration des fidèles afin que
son terrain sociologique soit composé pour l'essentiel d'un peuple
confessant.
Une
telle Eglise ne sera évidemment plus une Eglise pluraliste ! C'est une
Eglise où la pluralité des vocations, des sensibilités, des
expressions particulières de la foi n'émiettera plus son unité
essentielle. Mais il y aura là aussi, et surtout, une Eglise en mesure
d'accomplir fidèlement sa mission d'annoncer l'Evangile au monde, étant
elle-même "colonne et soutien de la vérité".
(1)
P.RICCA, Op.cit. p.62
(2)
K.BARTH, "Dogmatique" IV/1 +++, p.70
(3)
P.RIGUEUR, "Hegel aujourd'hui" in E.T.R. 1974/3, p.349
(4)
R.MEHL, Op.cit., p.434
(5)
P.RICOEUR, Op.cit.. p.345
(6)
P.RICOEUR, Ibid.. p.349
(7)
R.MEHL, Op.cit.. p.433
(8)
A.DUMAS, "L'Eglise dans la théologie de K.Barth" in Cahier de recherche et de réflexion religieuse n°5 :
"Peuple de Dieu". 1975, p.65
(9)
D.BONHOEFFER. La nature de l'Eglise. Op.cit.
p.35
(10)
D.BONHOEFFER, Ibid. p.62
(11)
K.BARTH, Dogmatique IV/I +++, p.51
(12)
R.COSTE, Op.cit. p.395
(13)
P.WELLS, "Le pluralisme, l'Ecriture et l'Unité de l'Eglise"
in Revue Réformée 1974/3
(14)
A.Vinet cité par L.GAGNEBIN, Op.cit.
(15)
J.ELLUL, "Réflexion sur le changement des études de théologie"
in E.T.R.. 1974/4, p.494.
(16)
J.BOSC, "Situation de la théologie" in E.T.R. 1969/1,
p.33
(17) Cf : 2 Timothée 4/2
(18)
Vinet cité par H.D'ESPINE, Op.cit., p.58
(19)
1 Timothée 2/4
(20)
A.DE GASPARIN, L'Eglise selon l'Evangile. Ed. Calmann Lévy,
Paris 1878, Tome 2, p.189
(21)
Calvin cité par J.COURVOISIER, "La dialectique dans l'ecclésiologie
de Calvin" in Revue
d'Histoire et de Philosophie Religieuse. 1964/4, p.352
(22)
F.GONIN, Op.cit., p.21
(23)
P.BERGER, La religion dans la conscience moderne. Ed. du
Centurion 1971
(24)
Hébreux 12/15
(25)
P.LE FORT, Op.cit. p.72
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