L'OBSESSION PLURALISTE
TROISIEME
PARTIE
POUR
UNE EGLISE ET DES PAROISSES NON PLURALISTES
1°/
LE FONDEMENT SCRIPTURAIRE
A
- LA COHERENCE THEOLOGIQUE DES ECRITURES
"Quiconque va
trop avant et ne demeure pas dans la doctrine du Christ n'a pas Dieu.
Celui qui demeure dans la doctrine il a, lui, et le Père et le
Fils." (2 Jean 9)
La démarche qui
cherche à fonder le pluralisme doctrinal dans les Ecritures procède
globalement de deux manières. D'une part, elle prétend démontrer
qu'il y a dans la Bible une multiplicité d'approches théologiques qui
relèvent souvent du contradictoire, et d'autre part, elle veut montrer
par les textes que ces contradictions ne sont en fait que l'expression légitime
de la foi ! Celle-ci étant bien entendue présentée comme fides qua
creditur, c'est-à-dire sous l'angle préférentiel de la démarche
croyante subjective et relationnelle. La doctrine tombe alors au rang du
fonctionnel. Elle devient un simple outil pour la pensée. Il faut qu'il
y en ait une, mais peu importe en définitive son contenu, pourvu
qu'elle manifeste la foi. Paul Wells relève que cette double démarche
est à la base de bien des théologies contemporaines : " Ces deux
aspects de la théologie moderne, la relativisation de la vérité et la
fragmentation du message biblique, favorisent le développement et la légitimation
du pluralisme théologique."(l)
Il est impossible, au
cours de ces quelques lignes, de répondre avec l'abondance que mériterait
un tel sujet, pourtant nous sommes convaincus que les deux aspects de
cette démarche ne rendent pas justice au texte biblique dans son intégrité.
Par quelques touches rapides nous allons essayer de soutenir cet avis.
En ce qui concerne la
fragmentation du texte biblique, et par suite l'affirmation d'un choix nécessaire
pour reconnaître "l'Evangile" au sein d'une compilation
quelque peu contradictoire, remarquons d'abord qu'une telle approche
n'est pas foncièrement nouvelle.
Toutes les hérésies
au cours des siècles ont procédé explicitement ou implicitement sur
un procédé de ce genre: découverte d'un "coeur" de l'Evangile
qu'on isole et qu'on oppose ensuite au reste des Ecritures. Marcion est
l'exemple type : retenant une partie du Nouveau Testament et
élaborant à partir
de là un système religieux, il en vint à rejeter le reste des
Ecritures et notamment l'Ancien Testament. Il croyait voir une
opposition radicale entre le Dieu de l'Ancienne Alliance et celui révélé
par Jésus-Christ. Ceux, aujourd'hui, qui pensent discerner des
contradictions doctrinales au sein des Ecritures commettent la même
erreur, à savoir qu'ils oublient (?) d'interpréter chaque donnée
biblique dans le cadre référentiel privilégié que représente la
totalité des Ecritures. Le cadre référentiel privilégié de Marcion
était sans nul doute celui du gnosticisme païen ; celui de bien des exégètes
contemporains se limite souvent au contexte religieux et culturel de
l'auteur présumé, et éventuellement de ses destinataires.
Sans nier l'intérêt
et la valeur de ces études, il faut être conscient des écueils que
représente un travail trop analytique, non synthétique. Deux dangers
menacent : soit l'étude va se confiner dans l'académisme et il n'en
sortira pas un sens pour nous aujourd'hui ; soit - et c'est pire - l'exégète
va "faire parler" le texte en l'imaginant comme un tout, ou
bien comme une parole première (ou dernière!) remodelant la foi,
contestant des acquis traditionnels, alors qu'il ne s'est pas donné la
peine de situer le propos dans l'ensemble de la Révélation. Ce qui est
en cause aujourd'hui, c'est le manque manifeste d'une théologie
biblique qui tienne compte de l'ensemble de la Bible, Ancien et Nouveau
Testaments. Une telle élaboration est absolument nécessaire. A sa lumière,
les particularités deviennent intégrables dans une unité de complémentarité
et non pas dans une "fidélité contradictoire".
En vérité, la
diversité doctrinale manifestée dans les écrits bibliques ne devient
irréconciliable qu'en vertu d'un certain a priori de lecture.
Notons que la
discussion actuelle cherchant à justifier le pluralisme révèle déjà
sa faiblesse en ne choisissant que le Nouveau Testament comme objet d'étude.
Sans doute celui-ci apparaît-il suffisamment divers, bien assez
contradictoire en lui-même ; il semble donc inutile d'y rajouter encore
l'Ancien pour étayer la démonstration. Cependant, la mise de côté de
l'Ancien Testament n'est pas sans effet sur le débat. En effet, sans
l'Ancien Testament il y a des intégrations qui demeurent impossibles.
La personne même de Jésus, sa mission, deviennent floues et prêtent
à l'ambiguïté ; on ne peut saisir le Christ sans Israël qui le
porte.
D'une manière devenue
désormais classique, c'est l'existence même de quatre évangiles qui
donnent aux "pluralistes" leur premier argument. Or, dans le
cadre d'une véritable théologie biblique, les quatre évangiles, loin
de s'opposer, se supportent et se complètent en vue de la manifestation
de l'Evangile du salut, ce dernier ayant un contenu conceptuel précis.
Jean parle de cet Evangile comme d'une doctrine,(didach) la
"doctrine du Christ". Celle-ci se présente à nous dans un
discours cohérent qui affirme et qui nie (1 Jean 4/1-3). C'est cet
Evangile dans sa teneur objective qui fonde la distinction entre l'hérésie
et l'orthodoxie. Nous allons revenir sur ce point capital.
Il convient donc de
relever que l'unité biblique ne se contente pas d'être une unité de référence
envers une personne et un Evangile toujours au-delà du langage. Cette
conception lâche de l'unité biblique, contre laquelle nous
argumentons, nous semble par ailleurs démentie par les limites mêmes
du canon biblique sur lequel chacun accepte encore de se fonder. En
effet si ce type d'approche théologique avait prévalu au moment de la
formation du canon, si la seule référence à Jésus ou à un Evangile
de salut avaient suffi comme critère d'inspiration, les récits ébionites,
marcionites, docètes, gnostiques valentiniens, auraient figuré dans un
Nouveau Testament qui serait alors vraiment incohérent.
Mais ici on touche au
deuxième aspect de la démarche, aspect qui consiste à relativiser à
l'extrême la question du contenu objectif de la foi. Saisissant 1
Corinthiens 7/29 à 31, où Paul procède à une exhortation visant à
montrer la situation relative des préoccupations de ce monde, les
"pluralistes" incluent dans la liste des soucis mondains la
recherche ou la proclamation de la vérité. "Que ceux qui ont la vérité
soient comme s'ils ne l'avaient pas"(2) Cette interprétation relève
de la fantaisie ! Ce passage, bien au contraire, met en évidence un
absolu de foi contre le relatif de tout autre chose. Et cet absolu de
foi fait nullement l'économie de la doctrine juste. Toute l'attitude de
Paul, à travers tous ses écrits, va dans ce sens.
Aux Corinthiens, dans
la deuxième épître, il ne fait pas reproche d'être devenus des
non-croyants, d'abandonner Jésus ou l'Evangile, mais d'aller vers un
"autre Jésus" ou un "autre Evangile"(3). Même
chose avec les Galates(4). Par contre, avec les Romains, il se réjouit
de partager une foi commune(5), déclarant peu après : "Rendons grâce
à Dieu : vous étiez esclaves du péché, mais vous avez obéi de tout
votre coeur à l'enseignement commun auquel vous avez été confiés"(6).
"L'enseignement commun" (tupon didachs) peut être traduit également
par "règle doctrinale". A ce propos la T.O.B. précise :
"Il s'agit de la première prédication chrétienne, dont le
contenu fondamental reste identique, quel que soit le prédicateur.(l
Cor.15/11) Paul reconnaît ainsi l'authenticité de l'enseignement que
les Romains ont reçu, bien qu'il ne vienne pas de lui (Rm.15/15;
16/17)."(7) La conséquence de cette démarche effectuée par les
chrétiens de Rome, c'est la libération du péché et l'entrée au
service de la justice (cf.verset 18). Autrement dit, cette obéissance
c'est celle de la foi qui mène à salut. Il n'y a pas de rupture entre
la foi relationnelle et la foi confessée s'exprimant dans la doctrine ;
les deux aspects sont nécessaires au salut. Il y a d'une part une
attitude existentielle : "obéir de tout votre cœur", et
d'autre part un objet de foi : "l'enseignement commun" Jamais,
nous dit Henri Blocher, la Bible ne sépare ces deux éléments, pas
plus qu'elle ne sépare la doctrine de la vie, la parole de sa
formulation et la personne de Jésus de son enseignement.(8)
La question du véritable
Evangile se pose donc déjà dans le Nouveau Testament avec une acuité
significative. En Actes 18/24 à 26, l'épisode de la prédication
d'Apollos nous montre ce souci du juste message : "Il avait été
informé de la Voie du Seigneur et, l'esprit plein de ferveur, il prêchait
et enseignait exactement ce qui concernait Jésus, tout en ne
connaissant que le baptême de Jean. (...) Lorsqu'ils l'eurent entendu,
Priscille et Aquilas le prirent avec eux et lui présentèrent plus
exactement encore la Voie de Dieu." Un peu plus loin dans le même
récit de Luc, nous assistons aux adieux de Paul aux anciens d'Éphèse.
Evoquant
son ministère auprès
d'eux l'apôtre souligne que celui-ci a été pleinement réalisé. Il déclare
: "Je suis pur du sang de tous", et il ajoute encore :
"je n'ai vraiment rien négligé : au contraire, c'est le plan
de Dieu tout entier que je vous ai annoncé".(9) La prédication de
la totalité du "plan de Dieu" semble pour Paul le meilleur
garant matériel du salut des Ephésiens. Cette opinion, il l'exprime à
nouveau en 1 Corinthiens 15/1 et 2 : "Je vous rappelle, frères,
l'Evangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu, auquel vous
restez attachés, et par lequel vous serez sauvés si vous le retenez
tel que je vous l'ai annoncé ; autrement, vous auriez cru en
vain." Suit alors un résumé doctrinal christologique.
Ce qui était la
"Voie de Dieu" en Actes 18, c'était le "Plan de
Dieu" en Actes 20, c'est ici l'Evangile. Chaque fois, il s'agit du
discours inhérent à la foi chrétienne. Dans ce dernier passage, Paul
précise même qu'une déformation ou une réduction de ce discours peut
entraîner de graves conséquences, à savoir l'inefficace de la foi. Au
cours de ce chapitre, il met l'accent sur la résurrection : "s'il
n'y a pas de résurrection des morts, Christ non plus n'est pas
ressuscité, et si Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est
vide et vide aussi votre foi."(10)
A la lumière de ces
quelques exemples, il apparaît légitime de considérer le discours
doctrinal, non comme un simple outil pour la pensée, mais comme l'élément
fondamental de la foi chrétienne, élément qui ne peut être ni
supprimé, ni réduit, ni transformé. Et bien évidemment, la définition
du véritable Evangile entraîne de facto la possibilité des
faux Evangiles. Le Nouveau Testament n'évite pas cette question. Il y
a, selon 1 Timothée 4/1, des "doctrines inspirées par les démons".
Ces dernières n'ont rien à faire avec le véritable Evangile, même si
elles lui ressemblent quelquefois. La vérité formulée n'est donc pas
sans rapport avec le combat céleste contre le mal. Il y a une
"saine doctrine" qui, reçue dans la foi, mène à salut, et
des doctrines de démons qui conduisent à la perdition (cf.
Apocalypse 2/14). Le Nouveau Testament n'est donc résolument pas
pluraliste sur le plan doctrinal. Les faux Evangiles et les "autres
Christ" sont impitoyablement rejetés.
Sur le plan de la
critique néo-testamentaire, il est important de souligner que cette
unité du discours trouve son fondement et son explication dans la
personne même du Jésus de l'histoire. Si une approche uniquement kérygmatique
des origines du Nouveau Testament aura toujours tendance à émietter la
cohérence de ce dernier, le retour au Jésus historique permet une réunification
autour de sa personne et de son enseignement. Tous les écrits
canoniques puisent leur spécificité, directement ou indirectement, aux
impulsions et aux impressions provoquées par l'homme de Galilée.
"En définitive, la question de l'unité du Nouveau Testament est
donc inséparable de la question de la conscience personnelle de Jésus."(11)
Poursuivant dans ce sens, on peut émettre l'hypothèse selon laquelle
la conscience personnelle de Jésus étant liée pour une part à
l'histoire unique d'Israël, et à sa présentation dans l'Ancien
Testament, l'unité globale de la Bible s'origine dans une histoire
unique porteuse de signification et dont le Christ constitue à la fois
l'achèvement et le dévoilement (Rom.16/25-26). C'est donc fondé sur
l'unique Christ que nous pouvons (et devons !) approcher les Ecritures
comme un seul et même message dont la diversité n'échappe jamais à
la cohérence.
B
- L'UNITE DE L'EGLISE NEO-TESTAMENTAIRE.
Gunkel et Bultmann ont
prétendu que l'Eglise primitive était syncrétiste. La discipline et
la doctrine ne se seraient imposées qu'avec le vieillissement de la vie
ecclésiale, trahissant ainsi la pure forme communautaire pneumatique
des origines. D'autres aujourd'hui, moins audacieux, veulent voir dans
l'Eglise primitive une Eglise pluraliste.
Là encore, on suppose
l'histoire de l'Eglise comme une évolution qui va du plus simple au
plus complexe, du spontané à l'organisé, de la simple communauté
d'expérience à la théologie du premier catholicisme. Certes, il faut
rendre à ce schéma la part de vérité qu'il recouvre, à savoir d'une
part le fait constatable que la théologie chrétienne a agrandi
continuellement au cours de son histoire la largeur et la précision de
son discours, et d'autre part cet autre fait bien probable que la
communauté primitive était composée essentiellement d'individus ayant
réellement fait une expérience. Cette expérience qui est en filigrane
tout au long du livre des Actes se trouve définie dans les termes de
"conversion", de "repentance", et de réception du
Saint-Esprit.
Mais ici, il convient
de nous séparer du schéma proposé, car ce n'est pas cette expérience
qui fonde l'Eglise, mais la prédication de la Parole. De même que le
Christ précède l'Eglise, de même la prédication de l'Evangile précède
le rassemblement ecclésial. Selon le récit des Actes, au jour de la
Pentecôte c'est cette prédication effectuée par Pierre
qui provoque le
premier rassemblement, c'est là que naît l'Eglise chrétienne dans son
épaisseur historique. Le rapport du discours de Pierre est éclairant.
Il n'y est pas question de l'apôtre et de son expérience, sinon de
manière introductive pour rebondir sur les remarques entendues, mais de
l'histoire d'Israël et celle de "Jésus le Nazoréen"(12).
Pierre rappelle des événements et leur donne une interprétation. Le
discours fondateur de l'Eglise, selon le témoignage de Luc, est donc
loin d'être neutre sur le plan théologique. L'Eglise est, dès le départ,
dans une optique doctrinale précise, et les éléments tout au long du
Nouveau Testament qui nous permettent de mieux connaître cette
primitive Eglise abondent dans ce sens. René Coste, qui constate :
"la foisonnante diversité théologique de l'Eglise apostolique est
pour nous l'un des signes les plus probants de sa créativité et du
climat de liberté qui y régnait"(13), déclare par ailleurs :
"Le souci de rigueur conceptuelle de la jeune Eglise est tout à
fait remarquable. Pour elle, il existe une plate-forme commune de pensée
précisée avec la plus grande netteté, et à ses yeux, si on ne
l'accepte pas intégralement, on n'a pas le droit de se dire chrétien."(14)
Certes, ce souci n'a pas toujours porté pleinement ses fruits, et les
Eglises du premier siècle n'ont pas toujours démontré une solidité
doctrinale à toute épreuve. Il convient dès lors de faire une
distinction entre l'Eglise telle qu'elle a été, et l'Eglise telle
qu'elle se devait d'être au travers des exhortations apostoliques. Une
fois la confusion évitée, on peut affirmer que l'un et l'autre aspects
témoignent ensemble de l'être de l'Eglise. En effet, la réalité de
l'Eglise est pour une part au-delà de ce que l'on voit. Son être c'est
aussi son devoir-être.
La première communauté
de Jérusalem, fondée suite aux événements de Pentecôte, a vécu
durant un temps du moins, une grande unité dans une grande authenticité.
L'aventure tragique d'Ananias et Saphira est à ce sujet tout à fait
significative. Cette unité qui s'exprimait par des attitudes communes,
par le partage des biens et du repas eucharistique, ne faisait pas l'économie
d'une expression doctrinale. Celle-ci trouvait sa source dans le témoignage
apostolique, lui-même en référence directe à la personne et à
l'enseignement de Jésus. Chaque jour, nous dit le texte, "au
Temple comme à domicile, ils(les apôtres)ne cessaient d'enseigner et
d'annoncer la bonne nouvelle de Jésus Messie."(15) Peu avant, à
propos des nouveaux croyants, Luc nous dit: "Ils étaient assidus
à l'enseignement des apôtres..."(16). Loin d'être une pure
communauté d'émotion qui aurait aboli la nécessité d'une instruction
dispensée par quelques-uns, l'Eglise vivait d'une relation de maîtres
à élèves, d'enseignants à enseignés. C'était d'ailleurs la
situation de Jésus avec ses disciples. Les termes didaskw et didach sont clairs : ils évoquent une connaissance transmise
verbalement. La référence centrale à "Jésus Messie" montre
par ailleurs que cet enseignement se fondait à la fois dans l'espérance
d'Israël et dans la personne de Jésus.
Dans le cadre d'une
seule Eglise localement bien délimitée, et en présence de l'autorité
incontestable des apôtres, le maintien d'une unité de doctrine ne
semble pas avoir soulevé de problèmes majeurs. Mais avec la
dispersion, des difficultés réelles vont commencer. L'épisode
concernant la prédication d'Apollos, déjà mentionné au chapitre précédent,
est significatif des problèmes nouveaux auxquels le christianisme est désormais
confronté par le fait même de son succès. Avec la conversion des païens
et la création des Eglises de la gentilité, les difficultés prennent
une proportion inattendue. L'absence du terrain judaïque nécessite
tout à coup une explicitation, et donc un approfondissement du message
évangélique. C'est alors qu'éclate un conflit d'interprétation entre
l'Eglise de Jérusalem et celles issues du monde païen. Fallait-il, oui
ou non, maintenir la circoncision ? La situation fut jugée suffisamment
grave pour susciter un "synode" à Jérusalem en présence de
représentants de ces Eglises non juives. A la question théologique :
la circoncision est-elle nécessaire pour être sauvé ? Une réponse
pluraliste était possible ! Le synode aurait alors montré dans ce cas
le caractère relatif de la doctrine, même dans ses aspects
fondamentaux. Ce qui serait déclaré vrai à Jérusalem serait faux à
Antioche et vice-versa. Telle n'a pas été l'option choisie. La
circoncision a été déclarée non nécessaire au salut, et ceci pour
l'Eglise universelle. Les Juifs pourront continuer à la pratiquer s'ils
le souhaitent mais son statut de signe d'appartenance au peuple de
l'alliance a été levé, le baptême l'ayant remplacé.
Dans la lettre aux
Galates, Paul manifeste le même souci d'union doctrinale avec Jérusalem.
"Or j'y montai(à Jérusalem) à la suite d'une révélation et je
leur exposai l'Evangile que je prêche parmi les païens; je l'exposai
aussi dans un entretien particulier aux personnes les plus considérées,
de peur de courir ou d'avoir couru en vain."(17) Ainsi assuré
d'une "plate-forme commune", l'apôtre n'hésitera pas le
moment venu, à reprendre Pierre en public, celui-ci ayant un
comportement trahissant l'Evangile qu'ils avaient reconnu authentique.
(cf.Gal.2/llàl4)
En conséquence, il
paraît légitime d'affirmer que pour l'Eglise primitive, ni la diversité
des communautés locales, ni les différences culturelles, ni celles
relevant des origines religieuses des croyants, ne devaient justifier
une dislocation, une pluralisation de la didach. Il
existait réellement une doctrine évangélique oecuménique. Les luttes
que chaque communauté exerçait contre les influences de toute sorte
sont assurément la manifestation, non pas comme on a voulu le voir
d'hypothétiques combats inter-Eglises, mais d'une volonté ferme de
maintenir le credo de la foi chrétienne.
"Tout esprit qui
confesse Jésus-Christ venu dans la chair est de Dieu, et tout esprit
qui divise Jésus n'est pas de Dieu ; c'est l'esprit de l'antichrist."(18)
Nous ne sommes pas ici dans le relativisme d'une lutte d'opinions entre
chrétiens, mais dans le combat radical pour le maintien du véritable
Evangile "L'auteur bataille pour que le chemin du salut reste
ouvert, que son entrée ne soit pas masquée par celle d'une avenue plus
large mais qui ne mène nulle part."(19)
Néanmoins, il est
vrai qu'une certaine diversité est exprimée par les différentes
communautés présentes dans le Nouveau Testament. Entre les trois
grands courants primitifs que nous connaissons bien: les Eglises judéo-chrétiennes,
les Eglises pauliniennes et les Eglises johanniques, nous trouvons sans
aucun doute une accentuation différente, ainsi que l'utilisation d'un
appareil conceptuel différent. Cette pluralité exprime un aspect de l'étendue
des possibles que peut recouvrir l'énoncé de l'Evangile originel au
travers de l'Eglise universelle. Toutefois, comme le souligne Karl
Barth, "La communauté locale et caractérisée localement ne
saurait être essentiellement différente des autres (...) aucune de ces
communautés ne possède un Seigneur, un Esprit ou un Evangile
particulier."(20)
Ce refus du pluralisme
doctrinal inter-Eglises entraîne également son refus à l'intérieur même
des communautés. On peut être étonné de voir Alphonse Maillot
soutenir la thèse pluraliste à l'aide de l'exemple de l'Eglise de
Corinthe. Dans cette Eglise, un certain nombre de personnes
"formulaient de vives réserves sur la résurrection du Christ et
sur la leur".(21) De cela, et du fait que Paul appelle "frères"
les gens de cette communauté, Maillot déduit que le pluralisme est
fondé. Certes, la résurrection est un des points dont on peut être sûr
qu'il participe de cet Evangile fondamental auquel toute l'Eglise
primitive rend témoignage. Un compromis sur ce sujet serait donc tout
à fait révélateur pour l'ecclésiologie de cette primitive Eglise.
Mais en vérité il n'y a pas de compromis !
D'une part
l'appellation "frères" adressée aux Corinthiens l'est d'une
manière globale, à une Eglise dont le fondement et l'attachement à la
personne de Paul demeurent le signe de son authenticité; et d'autre
part, et surtout, l'apôtre ne justifie pas cette situation. Il montre
l'erreur, mettant en évidence la gravité de ces affirmations. Par
l'argumentation qu'il déploie, il démontre que le vrai christianisme
ne peut se passer de la foi en la résurrection. L'absence de celle-ci
n'est pas seulement une "infirmité", comme aime à le dire
Alphonse Maillot, mais véritablement une menace de mort. Aussi ces gens
de Corinthe sont-ils vivement invités à réviser leur position.
Dans une situation de
ce genre, il faut donc appliquer la distinction que nous avons soulevée
tout à l'heure. Il y a l'Eglise telle qu'elle est et l'Eglise telle
qu'elle doit être. Qu'il y ait à l'intérieur des communautés des
gens qui errent sur le plan doctrinal, c'est un fait que nous rapporte
justement ce passage, mais c'est un fait également que des pécheurs
publics et scandaleux vivent au sein de ces mêmes Eglises, et l'exemple
de Corinthe est ici toujours très à propos. De là à déduire que l'Eglise
se voulait, ou se veut telle, de là à construire une dogmatique et une
éthique prenant en compte cet état de fait, il y a une distance
infinie, celle qui va du péché à la Rédemption. Ce passage, loin de
fonder le pluralisme, montre avec quelle fermeté l'apôtre Paul réagit
face à une évacuation du véritable Evangile.
Corinthe était également
un lieu où l'on pratiquait la théologie spéculative, comme semble
l'indiquer le début de l'épître. Ce phénomène entraînait des
discordes, et suscita à nouveau la critique de l'apôtre : "Je
vous exhorte, frères, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ: soyez
tous d'accord(22), et qu'il n'y ait pas de divisions parmi vous ; soyez
bien unis dans un même esprit et dans une même pensée."(23)
Encore une fois, on le voit, cette exhortation à l'unité ne fait pas
l'économie de la "pensée" et donc du discours par lequel
elle se nourrit et s'exprime. Cette unité ne pouvant se réaliser dans
la théologie des partis (Apollos, Céphas, Paul, Christ), Paul renvoie
implicitement ses lecteurs à l'Evangile, c'est-à-dire au consensus
fondamental du christianisme.
Les épîtres
pastorales, plus tardives, relatent encore ce combat de l'Eglise du
premier siècle pour la conservation du pur Evangile. La salutation
finale de la première épître à Timothée rend compte du lien étroit
qui unissait la foi et son contenu objectif ici nommé : "le dépôt".
"O Timothée, garde le dépôt, évite les bavardages impies et les
objections d'une pseudo-science. Pour l'avoir professée, certains se
sont écartés de la foi."(24)
Enfin nous avons dans
ces mêmes épîtres le témoignage de la pratique de l'exclusion. Hyménée
et Alexandre ont été "livrés à Satan" (cette expression
signifie sans doute la mise à l'écart de la communauté). Le motif
exact de cette exclusion ne nous est pas donné en 1 Timothée 1/20,
mais en 2 Timothée 2/17,18. Rien ne nous oblige à penser qu'il
s'agisse du même Hyménée que dans la première épître mais les présomptions
sont fortes. Hyménée aurait donc subi cette mise à l'écart pour une
raison doctrinale "prétendant que la Résurrection a déjà eu
lieu."
Avec ce dernier
exemple, nous achevons ce rapide tour d'horizon. Nous avons aperçu
comment l'Eglise néo-testamentaire comprenait son unité. Non pas
d'abord comme le rassemblement d'individus qui auraient fait une même
expérience "pneumatique", mais essentiellement comme une
communauté réunie autour d'un credo, autour d'une doctrine de
la foi normée par le témoignage primitif : celui du collège
apostolique. C'est ainsi que cette Eglise s'envisageait, c'est ainsi
qu'elle voulait être et c'est ainsi qu'elle était dans une large
mesure. Cette attitude et cet exemple nous semblent être normatifs pour
l'Eglise de tous les temps.
(1)
P.WELLS, "Le pluralisme, l'Ecriture et l'unité de l'Eglise"
in Revue Réformée 1974/3, p. 122.
(2)
Document "Pour une Eglise et des paroisses pluralistes", in Information/Evangélisation n°2-3 1971, p-76
(3)
2 Corinthiens 11/4
(4)
Galates 1/6 à 8
(5)
Romains 1/12
(6)
Romains 6/17
(7)
T.O.B. au sujet de Rm.6/17, note -i-
(8)
H. BLOCHER, "Les fondements bibliques de la confession de foi" in Revue Réformée, 1972/2.
(9)
Actes 20/26,27
(10)
1 Corinthiens 15/13
(11)
H.RIESENFELD, Unité et diversité dans le Nouveau Testament Coll. Lectio divina, Ed.Cerf, 1979, p.28.
(12)
Cf. Actes 2/22
(13)
R.COSTE, "L'Eglise et les chrétiens dans la société
pluraliste" in Nouvelle revue théologique, Mai 1976, p.399
(14)
R.COSTE, Op.Cit p
.396
(15)
Actes 5/42
(16)
Actes 2/42
(17)
Galates 2/2
(18) 1 Jean 4/2, 3
(19)
P.LE FORT, Les structures de l'Eglise militante selon Saint Jean Ed. Labor et Fides, Genève 1970, p.71
(20)
K.BARTH, Dogmatique, IV/I+++, p. 32/33
(2l)
A.MAILLOT, "Mais quel Jésus-Christ", in Christianisme au XXème
s. 11/1/1973, p.4
(22)
plus littéralement : "ayez tous le même langage"
(23)
1 Corinthiens 1/10
(24) 1 Timothée 6/20, 21. Sur le souci d'une transmission fidèle de l'Evangile voir encore : 2 Tim.1/10 à 14, 2/2, 4/3-4 et Tite 1/9, 2/1. |