L'OBSESSION PLURALISTE
DEUXIEME
PARTIE
LES
CLEFS DU PLURALISME
UNE
NOUVELLE EPISTEMOLOGIE
A - KANT: RUPTURE ENTRE L'IDEE ET L'OBJET
La Réforme avec le Soli Deo Gloria et
le Sola Scriptura renversa les données traditionnelles quant aux
lieux de l'autorité. L'ecclésiocentrisme catholique romain laissait la
place à la Révélation divine contenue dans l'Ecriture Sainte et
interprétée selon l'illumination du Saint Esprit. Mais que l'accent
soit mis ensuite sur le formalisme biblique ou sur l'illuminisme
subjectif, rien ne pouvait encore fonder une pensée radicalement
ouverte, pas même le rationalisme des Lumières qui n'était qu'un
nouvel essai de déplacement de l'autorité.
Il fallait attendre une contestation plus
radicale qui ne se contenterait plus de déplacer encore une fois le siège
de l'autorité mais qui intercalerait entre elle et le croyant un abîme
infranchissable, une incommunicabilité principielle que la foi ne
saurait résoudre.
La philosophie de Kant va opérer une révolution
dans ce sens et marquer profondément toute la pensée occidentale des
XIXe et XXe siècles, y compris dans les milieux théologiques.
La nouveauté de l'oeuvre de Kant ne consiste
pas en une nouvelle intégration de la réalité dans un ensemble
conceptuel mais dans la recherche des limites humaines inhérentes à la
compréhension de cette réalité.
Dans la Critique de la Raison pure (1781) et à travers toute son oeuvre théorique, Kant va distinguer
entre les choses telles qu'elles nous apparaissent : les phénomènes,
et les choses telles qu'elles sont en soi. Entre ces dernières et la
reprise rationnelle il y a, non plus continuité, mais rupture. L'expérience
sensible, l'intuition, viennent alors combler cette distance infinie
d'une manière approximative. Le travail intellectuel consiste donc en
une tentative perpétuelle de lier les intuitions, le sensible et les
concepts. Le processus de connaissance, dans le meilleur des cas, sera
toujours selon la formule de Frederick Ferre " Une longue course
d'ajustement parmi nos idées et entre nos idées et la totalité de
l'expérience " (1).
Le savoir devra donc nécessairement être séparé
de la notion de vérité. L'être n'est pas connaissable directement et
totalement, seul l'est en fait le phénomène considéré dans sa
spatio-temporalité. La preuve ontologique devient impossible, et en
conséquence la métaphysique dogmatique s'est perdue en illusions. La
preuve est faite que tous les raisonnements qui prétendaient nous
conduire au-delà du domaine de l'expérience possible sont illusoires
et ne relèvent que d'un emploi abusif des concepts de la raison.
Telle quelle, si Kant n'était pas allé plus
loin, la réflexion théologique aurait eu bien du mal à intégrer
cette pensée tant elle paraît conduire à la négation de toute
possibilité de discours au sujet d'un Dieu transcendant. Mais la
philosophie kantienne se poursuit en quittant le domaine de l'essence
pour venir à celui de l'existence, et c'est par la Critique de la
Raison pratique que Kant reprend la problématique de l'existence de
Dieu. Autre chose est en effet l'être et le devoir-être. L'homme est
une identité à faire. En lui, la dualité nature-liberté ne peut se résoudre
que dans une démarche morale. Or celle-ci à son tour fait surgir la nécessité
de " l'impératif catégorique." Ce dernier n'est pas du
domaine du savoir mais de la croyance ; selon la formule devenue célèbre
: " J'ai dû abolir le savoir pour faire place à la foi ". Il
ne convient pas pourtant d'imaginer qu'il s'agisse d'un " sacrificium
intellectus " ou d'un saut dans le vide. L'obligation propre à
la morale fonde en réalité d'une manière rationnelle les nécessaires
postulats de la foi. La raison est mise au service de la pratique, ainsi
toute la connaissance théorique n'a pas pour objet de déterminer ce
qui existe comme nature, mais ce qui doit être par la liberté.
Finalement la philosophie morale a le primat sur la philosophie théorique
et Kant peut dire : " Je veux qu'il y ait un Dieu ...".
Dans le cadre de la réflexion chrétienne,
cette double " Critique " va prendre peu à peu une ampleur
considérable et miner le principe d'une autorité verbale ultime. En
effet si la prétention d'un savoir métaphysique contenu dans l'Ecriture
Sainte ne peut plus être maintenu, comment cette dernière peut-elle
encore se poser comme autorité en matière de foi et dans la discipline
ecclésiastique ?
Il faut se résoudre à l'évidence : la
rupture kantienne entre le nouménal et le phénoménal ôte à la Révélation
biblique le fondement sur lequel repose son autorité ultime. Il sera
entendu que la Bible ne nous dit rien en terme de "savoir"
mais que son discours s'adresse uniquement à la démarche croyante. On
pense alors rejoindre les grands principes de la Réforme dans la complémentarité
entre le Sola Scriptura et le Sola Fide et être ainsi délivré
de la morte et objectivante gnose chrétienne. En fait on abandonne ici
le mouvement dialectique de l'un à l'autre pour constituer une hiérarchie
où le Sola Fide, fondé rationnellement par la nécessité
morale, devient maître et juge du Sola Scriptura. La foi est
fondée mais l'objet de la foi ne
l'est plus. Ce dernier n'est devenu qu'un
postulat nouménal, nécessaire certes, mais posé dans et par la liberté
: " Je veux qu'il y ait un Dieu..."
Il est difficile d'évaluer à quel point la
pensée kantienne a pénétré le protestantisme. Il semble que tous les
mouvements théologiques de ces deux derniers siècles en sont marqués
de loin ou de près, mais l'écho le plus fidèle en est bien évidemment
le libéralisme traditionnel.
Pour Pierre-André Stucki, le principe même
d'une doctrine, objet de connaissance, projet cartésien, n'est plus
concevable aujourd'hui. Pascal puis Kant, enfin Kierkegaard l'ont achevé.
(3) André Gounelle précise : " La théologie (qui est par définition
le discours sur Dieu) est au fond une entreprise impossible, elle n'est
authentique que dans la mesure où elle dévoile sa propre impossibilité
et constate l'échec de son discours." Il ajoute alors : " Dans cette perspective, le pluralisme
est une nécessité. " (4) Voici donc la conclusion inéluctable
provoquée par l'épistémologie kantienne : le discours sur Dieu n'est
valable qu'en tant qu'il rend compte de son impossibilité à une prétention
métaphysique, c'est-à-dire en abandonnant le fondement de son autorité.
Il peut y avoir une doctrine, et le protestantisme libéral se défend
de prêcher un romantisme indicible, mais celle-ci, fondée non sur
l'autorité des choses qui sont mais sur la liberté de celles qui
doivent être, ne peut être et ne doit être que la manifestation d'une
identité croyante individuelle.
L'unité d'une Eglise où règnent ces
principes ne devra donc pas se manifester dans une doctrine commune,
mais essentiellement par une aspiration morale, laquelle culmine dans un
élan de foi. Le pluralisme doctrinal est alors fondé : l'Eglise
doit appeler à la foi mais elle ne peut pas dire ce que l'on doit
croire. Il convient simplement de montrer ensuite que l'on glorifie
mieux Dieu en ne l'enfermant pas dans un discours, que la foi se purifie
en se refusant aux images conceptuelles, que la Parole dépasse
radicalement toute doctrine, et l'on aboutit à une justification
enthousiaste du principe pluraliste. Ainsi Gérard Delteil, au Synode de
Pau, pour qui le pluralisme, loin d'être une concession, est entièrement
positif ; c'est, dit-il " le refus de la Parole de s'identifier à
une seule formulation." (5)
Pourtant cet optimisme aurait des raisons de
se modérer. D'une part en effet le pluralisme doctrinal, en sapant
l'autorité de la Bible, fait du gouvernement de l'Église - au mieux -
une simple affaire de majorité ; et d'autre part le kérygme de l'Église
a toutes les chances de se concentrer, voire de se limiter à son aspect
éthique. Ce sont en tout cas les conclusions auxquelles semble être
parvenu Kant lui-même. Pour lui, l'Eglise est la "république réglée
par les seules lois de la vertu, arrachant les hommes dont la volonté
est bonne, à la solitude morale où les confinent leurs vices."
(6)
Mais une interrogation est apparue très tôt
à propos de la clef de voûte du système kantien : la liberté humaine
sur laquelle repose les postulats de la foi est-elle un guide sûr ? En
d'autres termes, l'histoire ouvre-t-elle l'horizon dans lequel l'homme
peut s'accomplir dans son essence ? Curieusement Kant semble plutôt
pessimiste à ce sujet. Le progrès, pour lui, n'est pas une fatalité.
L'épistémologie kantienne ne nous entraîne-t-elle
pas nécessairement vers une philosophie de l'histoire ? Le système hégélien
n'a plus qu'à faire son entrée.
B - HEGEL: LE DEVENIR ETERNEL
Dernier grand système philosophique, la pensée
de Hegel domine toujours la philosophie contemporaine où chaque courant
se situe encore par rapport ou en opposition à elle.
Au niveau théologique, Paul Ricoeur (7)
constate actuellement une sorte de retour vers la philosophie de Hegel.
Cependant, certains voient en lui un penseur du christianisme alors que
d'autres le reconnaissent pour un athée. Cette situation ne peut être
le fait ni d'une faiblesse inhérente à sa pensée, ni d'un manque de
clarté conceptuelle Elle est imputable, au contraire, à la rigueur
avec laquelle il a lié la philosophie spéculative et la révélation
religieuse. Les deux domaines parviennent à se recouvrir si totalement
qu'une double lecture de sa pensée est souvent justifiable affirme C.
Bruaire qui, lui, a choisi de voir en Hegel un apologète du
christianisme : " L'intention qui l'anime est bien de montrer que
seul le discours qui a pour contenu toute la révélation chrétienne réussit,
fait système et résout toutes les antinomies philosophiques. Mais dès
lors, ajoute-t-il, rien n'empêche de conclure que ce discours
rationnel, universel, n'a plus besoin de la révélation qui l'a suscité."
(8)
Si l'on abandonne donc le mouvement
intentionnel présumé pour la démarche spéculative, la pensée de
Hegel devient un strict rationalisme. Elle se propose de penser la
totalité du réel grâce au travail du concept car dit-il : " Le
concept seul peut produire l'universalité du savoir " (9) La
logique et l'ontologie doivent alors s'identifier. Et quand Hegel dit:
" Ce qui est rationnel est réel , ce qui est réel est rationnel
"(10), il faut bien comprendre que le concept de réalité recouvre
en fait l'unité de l'essence et de l'existence. Il s'agit donc pour lui
de penser non seulement l'être, mais aussi le devoir-être.
Ici, sa philosophie se démarque radicalement
de celle de Kant. Il n'est plus question de limiter le savoir pour faire
place à la croyance, mais bien de poser rationnellement les principes
d'un savoir absolu. Le royaume de la vérité n'est plus du domaine de
la foi et des postulats nécessaires à la morale, il doit s'aborder par
la raison pure.
C'est pour servir la cause de ce projet
"totalitaire" qu'Hegel tente une réconciliation de la raison
et de l'histoire. Si la dialectique était connue autrefois sous un jour
plutôt péjoratif (était affligé du terme de dialectique tout
raisonnement contradictoire et sans issue), avec Hegel cette dernière
acquiert ses lettres de noblesse en devenant la clef qui ouvre la porte
d'une réconciliation jusqu'alors impossible.
Kant avait reconnu quatre antinomies dans sa Dialectique
transcendantale. Hegel constate qu'en fait toute la réalité est
faite de contradictions, mais il ne veut pas s'en tenir à l'opposition
stérile des contraires. Il croit discerner le mouvement qui les réunit,
et plus encore, il voit dans la contradiction la racine de tout
mouvement Une chose n'est capable d'activité, de manifestation vitale,
que dans la mesure où elle renferme une contradiction. Ce principe
devient à la fois moteur de l'histoire et moteur de la pensée.
Celle-ci se trouve en mouvement comme celle-là dans une dialectique de
l'être et du néant et se réunissent dans le devenir. C'est ici que
culmine la pensée dialectique de Hegel : ce processus dynamique, c'est
la vérité qui se constitue dans le temps.
A ce niveau, nous découvrons la confiance hégélienne
en la Providence. Il dit lui-même : " Ce qui est arrivé, et
quotidiennement arrive, non seulement n'est pas en dehors de Dieu, mais
encore est essentiellement son oeuvre propre."(11)
La monumentale pensée de Hegel est si vaste
qu'il convient de dire ici que nous n'en soulignons qu'un aspect. Elle-même
est soumise au principe de la dialectique qui fait qu'après avoir énoncé
le perpétuel mouvement de la vérité en devenir, elle pose la nécessité
de l'institution sans laquelle la liberté ne peut entrer en réalité.
Mais si nous avons choisi de présenter ce motif somme toute fondamental
de l'oeuvre hégélienne c'est parce qu'il semble bien être celui qui a
le plus marqué la réflexion ecclésiale et théologique. Hegel en
a-t-il été trahi ? sans doute, mais n'est-ce pas le sort normal de
toute pensée dialectique ? (qu'on observe les derniers développements
de la théologie issue de Karl Barth et on en aura confirmation)
L'introduction de la philosophie d'Hegel en
France débuta assez timidement au XIXe siècle, et ce n'est vraiment
que vers 1930 que son oeuvre commença a être appréciée et traduite.
Toutefois des hommes comme Ernest Renan, Hippolyte Taine ou Victor
Cousin furent témoins en leur siècle de l'influence hégélienne. Ce
dernier présentait l'éclectisme comme une sorte d'opération mécanique
donnant la vérité par le choc ou l'amalgame des systèmes contraires,
dont aucun n'est faux, mais dont chacun est incomplet, ou encore, dont
chacun est vrai par ce qu'il affirme, faux par ce qu'il nie.(12) Au sein
des Eglises Réformées, les vives discussions du synode de 1872 révèlent
la tournure plus ou moins hégélienne de la pensée de certains
pasteurs du parti libéral. Athanase Coquerel déclare : " La
diversité, c'est la loi de la vie, la loi de la durée, la loi du progrès(13)
Au vrai, la dialectique hégélienne apportait
un sang nouveau à la revendication libérale Tout rejet d'une doctrine
imposée pouvait être fondé sur les nécessaires contradictions d'une
vérité en devenir. Adopter une confession de foi obligatoire, ce
serait stopper le mécanisme de l'histoire et de la pensée, bloquant
ainsi la vie de l'Eglise et de la foi. Un peu plus tard, au cours du même
synode, le pasteur orthodoxe Delmas fils démasque l'hégélianisme
latent de ses collègues de l'autre bord. " Jamais on nous a dit :
ceci est vrai, ceci est faux. On a parlé de Hegel, mais quelle est
votre méthode si ce n'est la sienne ? Vous aussi, vous nous renvoyez au
devenir éternel ..." et il ajoute peu après: " Vous voilà
forcés de donner accès à tout le monde ; votre Eglise n'a plus de
porte, elle n'a pas même de muraille, c'est un carrefour où l'on va, où
l'on vient, où l'on entre, d'où l'on sort ( ... ) au fond, pour vous,
l'Eglise c'est l'humanité."(14)
En ne retenant que cet aspect de la pensée du
philosophe, il est certain qu'aucune autorité dogmatique ne peut plus
être fondée. Avec Kant, l'autorité ultime avait été rejetée au-delà
du savoir, dans une transcendance qui n'était abordable que dans la
liberté de la foi. Chez Hegel, le lieu possible de l'autorité
doctrinale est relégué au " savoir absolu ", à la fin de
l'histoire. L'Eglise ne peut donc plus dire la permanence du bien ou du
mal, du juste ou du faux. Elle doit considérer chaque affirmation comme
un moment du savoir qui se trouve tout à la fois supprimé et intégré
par un autre. Elle ne peut donc poser de limite légitime à
l'expression de la foi, elle est nécessairement une Eglise pluraliste
qui vit perpétuellement le "dépassement" des contradictoires
pour une vérité mouvante toujours au-delà. Daniel Lys évoque bien ce
lien entre l'inspiration hégélienne et le pluralisme parce qu'il y a
pour lui "un dynamisme de la vérité", "la nécessité
du pluralisme est inhérente à la profession de la parole."(15)
Nous avons défini le pluralisme comme la
doctrine qui fait référence à la diversité sans dire l'unité.. Or,
ce refus de dire l'unité est fondé chez un grand nombre de penseurs
chrétiens contemporains par une compréhension hégélienne de
l'histoire. Chez Pierre-Jean Labarrière, l'unité vers laquelle tend
l'homme ne peut jamais être comprise pleinement pour la simple raison
que l'histoire n'est pas achevée. Plus loin il ajoute que cette unité
est en devenir chez celui qui refuse de localiser la vérité.(16) Et
comme on pouvait s'y attendre, dans le discours oecuménique aussi
l'influence du maître est tout à fait présente. Jean-Marie Paupert déclare
: Il faut donc "dépasser les oppositions dans une plus haute vérité
et une plus intense lumière. Una cum : Solvitur in excelsis." (17)
Dans ces conditions, l'unité recherchée
semble s'être totalement affranchie de tout préalable doctrinal. On
parlera d'une unité d'attitude, une volonté partagée de rencontre
dans un dépassement des contradictoires. Mais en réalité il s'agit
quand même d'un retour inavoué vers une nouvelle doctrine qui fait
l'assentiment commun : le salut dans et par le mouvement dialectique de
la pensée et de l'histoire. La Jérusalem céleste devient la Jérusalem
finale, la transcendance quitte la verticalité pour s'allonger dans le
devenir historique. La théologie de Dorothea Sölle (18) apparaît
comme l'exemple de ce type d'approche poussé dans sa logique la plus
conséquente. Pour elle, le Christ c'est l'Homme en devenir, mais c'est
aussi Dieu en devenir. Croire en l'Esprit disait également Mgr Riobé,
"c'est croire en l'histoire comme histoire du salut, histoire de la
libération de l'homme, de tous les hommes."(19)
Si donc on tient à fonder le pluralisme
doctrinal dans une épistémologie de type hégélien, il conviendrait
au préalable de s'interroger sur la légitimité d'une telle approche
dans le cadre même de la théologie chrétienne. "Du seul point de
vue intellectuel, ce ne serait pas perdre du temps que d'examiner à la
loupe ce concept de "dépassement" devenu le mot d'ordre de
tant de jeunes esprits. Au nom du dépassement on risque d'en arriver à
une périlleuse régression, à une barbarie mentale savamment dissimulée
sous un vocabulaire et une technique purement scolastiques, scolastiques
à contenu hégélien ou pseudo-hégélien."(20) Cette remarque,
abordée sous un angle purement théologique, se traduit par la problématique
du mal. Dans la philosophie globale d'Hegel, le mal est intégré dans
le progrès de la pensée. Paul Ricoeur précise: il est même
"justifié par le progrès". Or, le mal est réellement une
brisure qui ne peut simplement être ramenée au négatif hégélien. Il
"pose un problème de régénération, ou de conversion, non de
simple transformation dans le discours."(21) Enfin, sur un plan
philosophique, le grand système de Hegel cherchant à tout intégrer
dans le domaine du savoir, ne rend finalement pas compte de l'histoire
humaine qui s'adosse perpétuellement à des limites du savoir (le mal
ou l'événement). C'était déjà l'opposition de Kierkegaard qui
voyait dans l'exigence d'intelligibilité totale, un écrasement ou une
totale évacuation du concept d'existence.
En réaction aux grandes machines systématiques
que sont l'hégélianisme ou le marxisme se dressent alors les
philosophies de l'existence. Nous allons voir comment ces dernières, à
nouveau intégrées dans la pensée théologique, vont à leur tour
justifier le pluralisme
C - L'AVENTURE EXISTENTIALISTE
Aborder d'une manière globale diverses pensées
de type existentialiste ne signifie pas que nous ignorons les différences
très marquées qui existent entre elles. La distance entre un Sören
Kierkegaard et un Jean-Paul Sartre est considérable. Cependant il y a
bien quelque chose de commun à toutes ces recherches : une nouvelle
attitude, un nouveau regard sur le monde, une contestation commune des
fondements de la philosophie classique.
Platon posa un primat qui ne fut plus remis en
cause par la philosophie occidentale durant plus de vingt siècles : il
s'agit de l'identification entre l'être et l'essence, celle-ci étant
conçue comme idée (Eidos).
A partir de là, la pensée théorique est nécessairement première ;
c'est à elle que revient la charge de structurer l'ensemble de la réalité.
Le système hégélien, parce qu'il permet de récupérer même
l'histoire et ses contradictions, en est en quelque sorte une apothéose
; chez lui tout est continuité, intégration, et immanence. Mais
Kierkegaard dénonça l'incapacité de cette philosophie à rendre
compte en réalité du concept d'existence. Cette dernière, en effet,
s'oppose radicalement aux conclusions de la pensée théorique.
L'existence n'est pas continuité mais discontinuité ; elle n'est pas
intégration mais disjonction et choix ; elle refuse l'immanence parce
qu'étant liberté elle est transcendance. L'existence ne peut se réduire
à la systématique qui est totalité fermée parce qu'elle ne peut être
que sur le mode de la liberté, et donc ne s'exprimer que dans les
changements brusques, et dans le "saut". Lorsque Mauriac écrit
un roman, nous dit Sartre, il décide à l'avance l'essence de ses
personnages ; en fonction de ces données essentielles, il leur fait
vivre une existence conforme à cette essence. Cela, c'est du jansénisme,
du fatalisme, c'est le contraire de la réalité car l'homme est liberté
; il existe d'abord et il se définit après. Ainsi l'affirmation
devenue célèbre : "l'existence précède l'essence".
Critiquant l'oeuvre passée, Heidegger, un
autre grand nom de l'existentialisme, se lance dans une déconstruction
de la métaphysique et de son histoire. "L'être-là" (Dasein),
dit-il, est la seule voie d'accès à l'être, à toute compréhension
de tout être. l'être est toujours-déjà-là, il est toujours-déjà
jeté dans l'existence sans l'avoir choisi. Le retour à une prétendue
essence fondamentale n'est qu'une pure illusion de la spéculation théorique,
l'être véritable ne se trouve plus au niveau de l'idée mais à celui
de l'existence. Ce refus de la spéculation théorique amène d'ailleurs
Heidegger à bannir de son vocabulaire le terme "ontologie".
Ce dernier sera mentionné sous sa plume pour la dernière fois dans L'Etre
est le temps.
Les existentialistes ont donc détrôné le
vieux primat platonicien. Le problème de l'être est parfaitement dégagé
de celui de l'essence. Dès lors, le discours sur l'être devient
interprétation de l'expérience existentielle. Il se fondera sur le vécu
de la conscience subjective et s'exprimera dans le langage de la
psychologie affective. Des expériences comme "l'angoisse"
chez Kierkegaard et chez Heidegger, "la nausée" chez
Kierkegaard encore puis chez Sartre, l'"ennui" et le
"souci" chez Heidegger, deviennent la base d'une réflexion
sur la situation de l'être au monde. La réalité est alors décrite,
non comme elle pourrait être "en soi", mais telle qu'elle
m'apparaît, telle qu'elle m'affecte. "La tâche du philosophe ne
saurait consister à saisir et à reproduire le spectacle de la réalité
en soi, c'est-à-dire de celle qui serait censée ne s'offrir à aucun témoin
Cette opération contradictoire, idéal d'un certain réalisme
objectiviste, doit être fermement récusée."(22) "La
philosophie doit aller, non dans le sens de l'objectif, mais dans celui
de la subjectivité et des sentiments qui établissent notre contact
avec l'être."(23) Kierkegaard disait déjà : "plus on pense
de façon objective, moins on existe ; et en ce sens le Cogito ergo
sum donne une analyse inexacte de la situation de l'homme"(24).
Mais si les existentialistes refusent la
situation de l'homme vue à travers l'épistémologie objectivante, ils
ne parviennent pas pour autant à en cerner une nouvelle qui puisse être
présentée de manière univoque. L'homme est à la fois l'être qui est
jeté dans le monde, et celui qui se réalise par l'existence en avant
de lui-même. L'être est ce qu'il se fait, nous dira Sartre reprenant
ici un thème hégélien, mais il dira aussi : "les jeux sont
faits" ; nous sommes condamnés à la liberté. Kierkegaard éprouve
également le tragique d'une situation parfaitement paradoxale. La
subjectivité, c'est la vérité, dit-il ; mais il reconnaît que c'est
aussi l'erreur ! Pour Heidegger "les péripéties essentielles de
la relation de l'homme à l'être demeurent gratuites et imprévisibles"(25),
elles sont de plus sans fin nécessaire, et d'une nature telle qu'elles
provoquent une impossible séparation entre la vérité et la non-vérité.
Pour Sartre encore, l'homme est un être qui cherche à être Dieu ;
mais comme Dieu est une notion contradictoire, l'homme est nécessairement
une "passion inutile" Il est encore comme un âne, tirant
derrière lui une carriole, et qui tente d'attraper une carotte fixée
au bout d'un bâton, lui-même assujetti à la carriole.
La démarche existentialiste emmène l'homme
à l'aventure, à une aventure sans fin et sans logique. Sans carte ni
boussole, l'existence tend vers une liberté sans but, soumise à la
contradiction et finalement à l'absurde.
Pour rendre compte de cette situation, le
discours existentialiste se doit donc d'être continuellement brisé et
sans possible intégration synthétique. En cela la pensée d'Albert
Camus, qui se veut tout à fait anti-systématique, reflète bien
l'atmosphère existentialiste. "Je crois que cela m'est égal d'être
dans la contradiction. Je n'ai pas envie d'être un génie
philosophique. Je n'ai même pas envie d'être un génie du tout, ayant
déjà bien du mal à être un homme.(..) Le malheur est que nous sommes
au temps des idéologies, et des idéologies totalitaires, c'est-à-dire
assez sûres d'elles-mêmes, de leur raison imbécile ou de leur courte
vérité, pour ne voir le salut du monde que dans leur propre
domination."(26)
La construction théologique qui fut largement
déductive, originaliste si ce n'est essentialiste, attirée par la systématique,
paraît à première vue fondamentalement étrangère à ce courant. En
fait, il n'en est rien. L'expérience du chrétien a toujours constitué,
dans une plus grande ou plus faible proportion, une voie d'approche pour
la compréhension du message biblique. Ce thème de la subjectivité était
déjà présent chez Calvin à travers le témoignage intérieur du
Saint Esprit, mais aussi, bien sûr, dans l'expérience de Luther. Il
fut surtout mis en évidence par les anabaptistes, puis plus tard par
les piétistes, les fidéistes et les libéraux. Cet accent porté sur
une approche plus inductive de la théologie finira par rejoindre au
cours de ce siècle les démarches de type existentialiste. La théologie
néo-orthodoxe puisera aux sources kierkegaardiennes, tandis que les
oeuvres de Bultmann ou de Tillich, parmi les plus grands, résonnent aux
accents de la philosophie existentiale.
Tels l'humanisme et le rationalisme au
tournant des XVIIIe et XIXe siècles, l'existentialisme est entré comme
une puissante lame de fond dans la théologie protestante du XXe siècle.
Pour Heidegger, la théologie est "l'auto-interprétation
conceptuelle de l'existence croyante."(27) C'est ainsi qu'elle est
conçue en effet pour un certain nombre de théologiens et de pasteurs
dans l'Eglise Réformée d'aujourd'hui.
Si, comme nous l'avons vu, le pluralisme peut
être justifié par les épistémologies de type kantienne et hégélienne,
il l'est d'autant plus lorsqu'on adopte les présupposés de
l'existentialisme. En effet, par trois côtés, de trois manières, les
théologies existentiales ou inductives soutiennent un pluralisme nécessaire
dans l'Eglise.
- D'une part à cause du principe de liberté
qui seul ouvre la porte à l'existant. Cette liberté est conçue comme
une autonomie qui se veut radicale. Elle va de pair avec la vision
subjective du monde. La liberté, c'est justement ce rejet des
conceptions objectivistes prétendument universelles, et par là
autoritaire. Dans cette optique, il arrive même que la notion de salut
soit ré-interprétée comme délivrance de l'objectivité. "On n'a
pas compris que l'homme aspire non au prolongement de sa raison ni à
son renforcement, mais à la délivrance de l'objectivité dans laquelle
sa raison le maintient."(28) La vision subjective permet d'inclure
le réel dans une perspective qui peut conduire ce dernier vers sa vérité,
"cependant, à l'inverse de ce qui a lieu pour l'idéalisme ou le
transcendantalisme, cette perspective n'est pas unique mais multiple (
... ), elles ( les multiples perspectives) ont à s'ajuster sans cesse
les unes sur les autres, abolissant du même coup, tant la possibilité
du savoir absolu que la tentation de concevoir cette montée comme
l'oeuvre de l'esprit se mouvant en vue du seul soi-même".(29) La
pluralité des perspectives est bien irréductible, elle est fondée
dans la multiplicité des consciences du monde "pour soi".
L'unité et la vérité seront donc nécessairement plurielles, l'auto-interprétation
des existences religieuses suppléant en définitive au logos préexistant.
- D'autre part, l'absence d'une parole intégrative
implique en théologie une méfiance vis-à-vis de la dogmatique
entendue comme théologie systématique. Certes, puisque toute pensée
ne peut, sous peine de devenir incommunicable, faire l'économie d'une
organisation rationnelle, la théologie systématique de type
existentialiste existe néanmoins. Mais soumise aux exigences
irrationnelles de l'existence, son discours sera parcellaire ou émietté
de manière à inclure la contradiction sans la réduire. Théologie de
la contradiction, elle tend à devenir aussi, théologie du non-choix en
matière doctrinale car "toute victoire doctrinale qui bloquerait
la quête existentielle de l'autre ruinerait les conditions de la vérité
pour tous."(30) "Entre cet endroit et cet envers du monde, je
ne veux pas choisir, je n'aime pas qu'on choisisse ... parce que je
n'aime pas qu'on triche. Le grand courage, c'est encore de tenir les
yeux ouverts sur la lumière comme sur la mort."(31) La théologie
se doit donc d'être constamment ouverte et l'Eglise, en conséquence,
devra maintenir la contradiction en son sein pour ne pas aliéner la
conscience de ses membres par un choix doctrinal.
- Enfin, avec ce type de démarche, un doute apparaît sur la cohérence du
monde et donc sur la possibilité du langage à rendre compte de
celui-ci, même au travers de la perspective subjective de la foi.
Albert Camus, dans l'Etranger et le Malentendu, puis
encore dans La Peste et L'Exil et le Royaume, présente le
drame de l'incommunicabilité, l'impossibilité d'exprimer par la parole
l'expérience intime la plus précieuse. Le problème du langage est posé
dans toute son oeuvre, se résolvant quelquefois par le silence, dans un
principe de sympathie postulant l'existence d'un au-delà des mots.
De même dans l'Eglise, une certaine réserve
ou une certaine peur vis-à-vis du discours, et notamment du discours
d'autorité que constitue la doctrine, est due quelquefois à cette méfiance
principielle envers le langage verbal, méfiance qui débouche sur une
foi irrationnelle en l'unité de l'ineffable. On préférera alors une
politique du silence à celle de la parole.
En fin de compte, ce manque de confiance dans
le langage conceptuel révèle ce qui constitue le point fondamental de
l'expérience de l'existentialiste chrétien : sa finitude face à
l'infinitude de Dieu. La sotériologie se saisit alors du thème et
remplace le mouvement péché/grâce, en finitude/liberté.
Voici donc, avec Kant, avec Hegel et dans les
aventures existentialistes, des philosophies qui peuvent fonder, chacune
selon une logique qui lui est propre, un pluralisme doctrinal. Ne nous y
trompons donc pas, ce n'est pas la diversité des théologies qui
justifie le pluralisme dans l'E.R.F., mais bien un certain consensus épistémologique
issu de ces nouveaux regards sur le monde que nous venons d'évoquer.
Autrement dit, nous voici à nouveau convaincus qu'il s'agit bien d'une
doctrine et non pas d'une simple attitude de tolérance. Le pluralisme
est aujourd'hui posé a priori et non accepté a posteriori, même si
historiquement le mouvement a probablement été inverse.
Ainsi, on voit bien que le pluralisme ne
ressort pas du domaine de l'éthique -ce que je dois faire - mais de la
dogmatique pure - ce que je dois croire -. Il devient ainsi peu à peu
le dogme essentiel de bien des grandes Eglises protestantes nationales.
Appuyé, comme nous l'avons vu dans notre
première partie, par une certaine situation de fait, par une histoire
mouvementée et une construction unitaire chargée d'ambiguïté, le
credo pluraliste joue aujourd'hui un rôle déterminant dans la survie
de l'Institution. Ce point a été relevé lors du colloque de
Strasbourg de 1972 lorqu'il fut avoué que la formule de 1938 :
"sans vous attacher à la lettre des formules... demeure en fait le
garant de l'unité de l'E.R.F."(32). Dans ces conditions il se
pourrait bien que le pluralisme doctrinal demeure pour très longtemps
encore le remède miracle auquel bien peu, même parmi ceux qui sont
convaincus de son caractère nuisible, voudront prendre le risque de
renoncer.
Néanmoins, nous allons montrer dans une dernière partie que ce choix introduit un élément étranger à la nature même de l'Eglise, et nous essaierons de voir comment peut être repris, dans une attitude nouvelle, le principe d'une cohérence doctrinale.
(1) Basic Modern Philosophy of Religion Ed. George
Allen & Unvin L T D London 1968 p. 294
(2)
B. REYMOND, "Les présupposés philosophiques du fidéisme ménégozien"
in Revue d'histoire et de philosophie religieuse 1979/1
(3)
P.A. STUCKI, Tolérance et doctrine, coll. Alethina n°7, Ed.L'âge
d'homme, Lausanne 1973, p.34 à 37
(4)
A. GOUNELLE, "Les théologiens et les Eglises" in E.T.R.
1974/4, p. 541
(5) G. DELTEIL in Information/Evangélisation n°2-3 / 1971, p. 87
(6)
Encyclopedia Universalis vol
9, article de L. GUILLERMIT, p. 622
(7)
P. RICOEUR "Hegel aujourd'hui" in E.T.R. 1974/3
(8)
Encyclopedia Universalis vol.8,
p.281, article de C.BRUAIRE
(9)
Dictionnaire des grandes philosophies Ed.Privat, Toulouse 1973, article de A.CLERAMBARD p.135
(10) Ibid. p.279
(11)
Dictionnaire des grandes philosophies Op.cit p.138
(12)
Dictionnaire des contemporains de G. VAPEREAU, Ed. Hachette, Paris 1865,
article "COUSIN"
(13)
E. BERSIER , Histoire du Synode général de l'Eglise Réformée de
France - 1872, Sandoz
et Fischbacher, Paris 1872 p.162
(14) E. BERSIER Ibid. p.
246
(15)
D. LYS "Avant
propos" in E.T.R. 1974/4, p.480
(16)
P.J. LABARRIERE, L'unité plurielle, Ed. Aubier-Montaigne, 1975
(17)
J.M. PAUPERT, Taizé et l'Église de demain, Ed. Le Signe-Fayard, Paris
1967, p.242
(18)
R. MEHL, "La crise actuelle de la théologie" in E.T.R.
1970/4, p.363
(19)
cité par F. QUERE, "L'exclusion s'exclura-t-elle?" in Lumière et Vie n°141,
1979, p.102
(20)
G.CANGUILHEM, "Hegel en France" in Revue d'histoire et de
Philosophie Religieuse, n°4, 1948-49, p297
(21)
P.RICOEUR, "Hegel aujourd'hui" in E.T.R. 1970/4, p.351
(22)
Encyclopedia Universalis vol.10, p.818, art. de Ade WAELHENS
(23)
Dictionnaire des grandes philosophies, Op.cit., p.117, art. de
J.L. DUMAS
(24)
Kierkegaard cité in Dictionnaire des grandes philosophies, Ibid.
Loc.cit.
(25) Encyclopedia Universalis vol.8, p.283, art. de A.de WAELHENS
(26)
Encyclopedia Universalis vol.3, p.833, art. de P. LECOLLIER
(27)
Heidegger cité par A. GOUNELLE, "Les
théologiens et les Eglises" in E.T.R. 1974/4, p.536
(28)
J. KAMP, Credo sans foi,
foi sans Credo, Coll.
Présence et Pensée, Ed. Aubier-Montaigne, Paris 1975, p.34
(29) Encyclopedia Universalis vol.10, p.818, art. de A.de WAELHENS
(30) Encyclopedia Universalis vol.9, p.403, art. de J.HERSCH
(31)
A. CAMUS in Encyclopedia Universalis vol.3, Op.cit., p.834
(32) Crises et mutations dans le protestantisme français, Colloque de Strasbourg, 1972, publié par R. Mehl, Paris 1974, p-15 |