L'OBSESSION PLURALISTE
PREMIERE
PARTIE LES
RACINES HISTORIQUES
1°/
LA REFORME
A
- L'EGLISE DE MULTITUDE Il
nous faut remonter en plein XVIe siècle, la mémoire collective du
protestantisme contemporain remonte sans doute jusque là, pour trouver
au berceau de la Réforme les éléments originels du pluralisme actuel.
Le
premier de ces éléments n'est pas particulier à l'Eglise de la Réforme,
il est en fait, en héritage direct du catholicisme romain. Il s'agit du
principe ecclésiologique que nous appelons aujourd'hui le "multitudinisme"
La
prétention universelle du christianisme avait trouvé depuis
Constantin, et plus encore avec Théodose et Gratien, un
accomplissement, une sorte d'achèvement d'ordre politique. Le monde gréco-romain
devenait le monde chrétien, et ce dernier allait durer de longs siècles.
L'écroulement de l'empire romain, s'il entraîna quelques modifications
géographiques quant à la situation de la chrétienté d'Occident, ne
lui fut nullement fatal. L'Occident était gagné, le christianisme
avait pénétré les moeurs de plusieurs générations, une culture chrétienne
était née (dont nous sommes encore au bénéfice malgré les conquêtes
de l'humanisme et la sécularisation de la société). Ainsi,
l'identité de l'homme de ce grand Moyen-Age, c'est avant tout d'être
un chrétien. Baptisé dès les premiers jours de son existence, il
entre du même coup dans la vie sociale et religieuse. Toute son activité
se déroule ensuite dans une structure sociale totalement élaborée ou
justifiée par le religieux. L'étendue de l'expérience existentielle
de l'individu est immergée dans la pré-compréhension religieuse posée
par la société; la cloche du village sacralise l'espace, tandis que le
retour annuel des fêtes chrétiennes joue le même rôle vis-à-vis du
temps. Société civile et société religieuse ne se confondent pas en
droit, mais sont liées par des rapports étroits. Le discours de la foi
fonde dans la conscience du peuple l'autorité de l'Etat, et ce dernier
met son pouvoir au service des idéaux religieux. Cet
équilibre, il faut le noter, est déjà bien ébranlé au début du
XVIe siècle et la Réforme, même si ce n'était pas son intention
première, va entrer dans ce mouvement de dislocation, en ce qu'elle va
justifier l'opposition de certains états à la domination
politico-religieuse de Rome. Pourtant ni Luther, ni Calvin ne vont
concevoir une cité sur des principes autres que ceux qui avaient
fonctionné durant les siècles passés. L'attitude de Luther avec les
princes allemands, sa prise de position contre l'émeute paysanne, et la
cité de Genève pour Calvin, témoignent d'une reprise du vieux thème
de l'interdépendance entre la cité céleste et la cité séculière.
Les frontières de l'Eglise continuent donc de se confondre avec celles
de l'organisation politique. Ce principe, qui était déjà miné par l'émergence
d'un humanisme plus individualiste, a quand même bien fonctionné, et
la géographie confessionnelle de l'Occident s'en est trouvée toute
modifiée : des états entiers ont quitté le cercle religieux de Rome
pour passer à celui de la Réforme. Si
donc Calvin, le père des Eglises réformées non luthériennes, qui à
ce titre nous intéresse plus particulièrement, s'est prononcé pour
une Eglise d'Etat et de multitude, il importe de connaître son approche
théologique. Le
point clef se situe dans une conception de l'Eglise comme réalité qui
a sa subsistance propre dans une sorte d'au-delà des membres qui la
composent. L'Eglise est parce que le Christ est. La doctrine du corps
mystique de Christ est ici fondamentale. Son ecclésiologie est donc
essentiellement christocentrique. L'Eglise est fondée, non dans la réponse
que les hommes font à l'appel de Dieu, mais dans cet appel lui-même,
c'est-à-dire en définitive dans l'élection en Jésus-Christ. Elle est
de ce fait, par nature, invisible. Cependant ce fondement appelle à son
tour une manifestation visible. C'est
dans ce mouvement, que Jacques Courvoisier(l) appelle justement
"l'ecclésiologie dialectique de Calvin", que l'on découvre
les signes de l'Eglise historique. L'Eglise visible est, selon Calvin, là
où retentit la pure prédication de la Parole de Dieu, et là où les
sacrements sont correctement administrés. Il n'est donc pas question de
référer l'Eglise visible, pas plus que l'invisible, à ses membres.
Celle-ci existe et se manifeste là où la présence du Christ est
rendue effective par la Parole et les sacrements. Et cela quand bien même
l'engagement, la sainteté ou même la conversion du coeur des fidèles
seraient sujets à caution Cette position lui permet de reconnaître la
validité du baptême catholique romain. Quand bien même le prêtre qui
l'aurait administré serait la pire des canailles dans une Eglise
apostate, si un aspect de la véritable Eglise fut manifesté dans
l'administration correcte de ce baptême, il y a là un
"vestige" qui demeure authentique. Dans
ce système donc, l'Eglise est première, et le croyant ne se définit
que par rapport à elle. Autrement dit l'Eglise ne peut trouver
ultimement ses limites spatiales dans le tissu social de ceux qui la
composent. Le principe structurel Parole-Sacrement fait de l'Eglise un
système ouvert. Et de fait, seules les frontières sociales naturelles
(le village, la cité) ou politique (l'Etat) définissent un champ
d'application concret de la vie en Eglise. Cette
ecclésiologie christocentrique calvinienne fonctionne donc parfaitement
selon les rapports Eglise/Etat du Moyen-Age finissant. Elle entraîne un
multitudinisme qui rend justice à la revendication universelle de l'Evangile,
et par le biais de l'Etat chrétien, de la nation, du royaume ou de la
cité chrétienne, l'Eglise se trouve appelée à être celle de tous. Cette
attitude, si elle explique sans doute le peu d'empressement que mettait
Calvin à reconnaître la nécessité imminente d'une confession de foi
- nécessité soutenue par les Réformés de France - ne rend cependant
pas justice à l'ensemble de son ecclésiologie. Par le jeu d'une
dialectique qui se continue, l'indispensable se complète par le nécessaire,
à savoir : la discipline. Dans toute société humaine, dit-il,
il faut une "police pour entretenir la paix"(2). La discipline
ne doit certes pas être confondue avec la loi de Dieu : on doit
"prendre garde en de telles observances qu'elles ne soient estimées
à salut pour lier les consciences"(3), poursuit-il. La discipline,
aussi nécessaire soit-elle, ne figure pas comme une marque de l'Eglise.
Néanmoins, au nom de ce nécessaire, Calvin donne les signes qui
permettent de discerner qui sont ceux qui se nourrissent effectivement
de la présence du Christ dans son corps qui est l'Eglise. Ainsi, sont
membres de l'Eglise "tous ceux qui professent la même foi, qui
usent des mêmes sacrements que nous, et qui ont une vie exemplaire, même
s'il reste quelques imperfections en eux" (4). C'est pour cette
raison que sera maintenue la pratique de l'excommunication. Cette dernière
doit être observée pour trois raisons : afin que l'honneur de Dieu ne
soit pas atteint devant le monde, que le méchant ne corrompe les bons,
et pour inciter à la pénitence. Ainsi seront tenus hors de l'Eglise
ceux dont la foi est fausse ou la vie trop scandaleuse. L'Eglise
de Calvin est donc dans son principe une Eglise ouverte à la
"multitude", et par nécessité une société qui fixe ses
propres normes d'appartenance. La
mise en application de cette dialectique se révèle, on s'en doute,
particulièrement délicate. L'Eglise Réformée de Genève devait être
différenciée, par sa discipline particulière, de la cité même de
Genève, et pourtant Genève était revendiquée par l'Eglise. Ainsi,
Michel Servet, dont le désaccord doctrinal avec l'Eglise Réformée
n'aurait pas dû entraîner de sanctions autres que l'excommunication,
s'est quand même vu frappé par le droit de la cité. Cet exemple révèle
l'interpénétration des deux sociétés. Il n'existait pour Servet
aucun espace à Genève en dehors du champ de l'Eglise En effet, si la
question de l'unité doctrinale ne peut être gagnée ultimement que
dans la soumission à l'Ecriture et à l'Esprit Saint, néanmoins en cas
de conflit sans issue, Calvin fait appel, non pas au pouvoir
conciliaire, pourtant présent dans sa pensée, mais au Magistrat, au
pouvoir civil. En
résumé, la conception ecclésiologique calvinienne n'est pas achevée
sans la présence de l'Etat. Celui-ci détermine les frontières
sociologiques de l'Eglise et sanctionne éventuellement les égarements
dogmatiques. Tant
que la société gardera une unité religieuse et politique de fait, le
système conservera sa cohérence. Mais le jour où la société se
morcellera en courants d'opinion et en options différentes, la définition
sociologique de l'Eglise se posera avec une acuité autrement grande.
C'est peut-être faute d'une réflexion assez rigoureuse sur ce thème
que le multitudinisme "cadré" de Calvin donna naissance, par
voie de fait, au pluralisme que nous connaissons actuellement. Toutes
les Eglises issues de la Réforme, il est vrai, n'ont pas vécu cette même
approche. Une fraction des mouvements d'inspiration réformée,
l'anabaptisme, refusa la superposition Eglise-Etat. Avec ces Eglises
commence un nouveau principe d'identification chrétienne parfaitement
indépendant des systèmes politiques, puisque fondé sur l'expérience
religieuse individuelle. On verra un peu plus loin que devant la crise
religieuse provoquée par la laïcisation des Etats, un réflexe
identique va se reproduire au sein des Eglises protestantes
traditionnelles. Les
Eglises Réformées en France, quant à elles, se fondèrent sur une réalité
politique et sociale tout autre que celle de Genève. C'est ainsi que
malgré leur démarche de type calviniste, elles insistèrent, comme
nous l'avons vu, pour réclamer une confession de foi doctrinale qui, prêchée
par les pasteurs, formerait l'identité du peuple réformé au travers
du royaume de France. Dans ce contexte particulier où l'Etat ne jouait
pas le rôle du partenaire coopérant, les frontières de la cité
perdaient de leur signification au profit d'une reconnaissance de nature
nettement plus confessionnelle. La confession de 1559, dite de la
Rochelle, détermina tout autant le "territoire" des réformés
que les attributions locales de l'Edit de Nantes, et ceci jusqu'à la
fin du XVIIIe siècle. Mais
alors se pose un nouveau problème: comment concilier l'autorité d'une
confession de foi avec une des revendications fondamentales de la Réforme
qui consiste justement à ne reconnaître qu'à la Bible le pouvoir de
normer la foi ? C'est
ici que nous allons aborder le principe qui finalement ébranlera, dès
le XVIIIe siècle, l'autorité des confessions de foi : le libre examen
des Ecritures. B
- LE PRINCIPE DU LIBRE EXAMEN On
a pu dire, et certainement beaucoup le pensent encore aujourd'hui, que
"tout protestant est pape, une Bible à la main". Ce propos de
Bossuet définissant le statut du protestant en opposition à celui du
catholique, sur le principe de l'autorité ultime en matière de foi,
illustre tout à fait la démarche dite du "libre examen" des
Écritures. Contrairement
au multitudinisme étatique qui se réclame de l'ancien monde, le libre
examen se situe dans le courant des idées humanistes de la renaissance
et des Lumières. Il convient pourtant de souligner dès maintenant que
ce que nous concevons aujourd'hui sous l'expression "libre
examen" n'a rien à voir avec la doctrine des Réformateurs. Au
siècle de la Réforme, l'expression "libre examen" n'existait
même pas, on parlait seulement de la "méthode" d'examen. Ce
n'est qu'au début du XIXe siècle, avec Benjamin Constant, Guizot,
Samuel Vincent, Alexandre Vinet, que la formule "libre examen"
apparaît et devient peu à peu le mot d'ordre du protestantisme libéral.
Samuel Vincent reconnaît d'ailleurs qu'on ne peut en attribuer aux Réformateurs
l'origine, étant donné que pour lui le libre examen c'est la
proclamation de la liberté de conscience. "S'il est dans
l'histoire un fait incontestable, déclare Prevost-Paradol dans son
introduction à Samuel Vincent, c'est que les auteurs de la Réforme
n'ont pas eu un seul instant la pensée d'établir dans la société chrétienne
ce que nous entendons aujourd'hui par la liberté de conscience et par
le droit d'examen. Ils voulaient simplement substituer une orthodoxie à
une autre ..."(5) Ce jugement tranché ne rend sans doute pas
justice pleinement aux Réformateurs dont la pensée manifeste tout de même
une certaine tension entre l'Eglise établie et l'Eglise en devenir. L'Eglise
Réformée est toujours, selon la pensée de ses Pères, une Eglise qui
doit se réformer selon la Parole de Dieu, c'est-à-dire une Eglise qui,
bien que possédant un corpus doctrinal, doit nécessairement se trouver
en position de réforme possible selon les impératifs que mettrait à
jour l'examen de la Parole. Chez
Luther, par exemple, l'examen c'est avant tout la nécessité de
confronter et de juger toute déclaration pontificale ou conciliaire,
toute proclamation dogmatique, sous l'autorité absolue de la Parole de
Dieu. "L'évêque, le pape, les lettrés, et tout homme, ont le
pouvoir d'enseigner mais ceux du troupeau doivent juger s'ils entendent
la voix du Christ ou celle d'un étranger" (6). Pour
lui, dans la mesure bien sûr où le croyant est habité par l'Esprit,
l'interprétation de la Bible ne pose pas de problème, celle-ci étant
parfaitement claire et compréhensible. "Luther est donc bien
convaincu d'avoir libéré les consciences vis-à-vis de toute autorité
humaine. Il ne croit pas pour autant les avoir abandonnées à leurs
jugements personnels et aux fantaisies de leurs exégèses. L'examen ne
les libère que pour les soumettre à la Parole, dans sa teneur
authentique et objective".(7) L'examen
permet en effet à l'individu de s'opposer au système en place, en référence,
non pas à sa propre subjectivité mais au message du Christ transmis
dans l'Ecriture Sainte. "La
Réforme dresse autorité contre autorité"(8). C'est
en fait l'autorité de Jésus-Christ venue à nous à travers la Bible
et non l'autorité de Jésus-Christ venue à nous à travers l'Eglise. Et
pour Calvin notamment, ce n'est pas à l'Eglise de décider si l'Ecriture
est véridique; c'est à l'Ecriture à témoigner si l'Eglise est encore
chrétienne. L'examen n'est en fin de compte, dans la pensée des Réformateurs,
qu'une méthode, un moyen qui permet de passer de l'ancien système
d'autorité de type catholique romain pour entrer dans le sola
scriptura. Toutefois
l'utilisation abusive et individualiste de ce principe risquait, quand
bien même la Bible serait clairement compréhensible, d'ébranler la
paix de l'Eglise voire de mettre en cause son unité Ce risque, Calvin
l'a clairement perçu, et c'est pourquoi il insista sur le rôle de la
discipline sans laquelle les Eglises ne peuvent "longuement
consister". Une organisation juridique intérieure va mettre en
place une sorte de "mode d'emploi" de la méthode d'examen. En
principe tout fidèle peut et doit l'utiliser pour reconnaître si la prédication
ou l'enseignement qu'on lui apporte est conforme aux Ecritures. Néanmoins
le ministère de pasteur est donné, entre autre, pour promouvoir les
liens de la charité dans l'Eglise et unir celle-ci en dispensant une même
et commune doctrine. Dans la prédication de la Parole, les pasteurs
représentent le Christ et en cela, affirme Calvin, "le trésor de
l'Evangile leur est commis, et ce sont les clefs du Royaume des
cieux"(9). Le
pasteur lui-même, pourtant, pratique l'examen des Ecritures, mais bien
que Calvin attribue aux Eglises locales la liberté de décider en matière
de dogmatique, le pasteur est tenu de manifester l'universalité de l'Eglise
en acceptant et prêchant la décision concilaire "combien que
seulement deux ou trois la fissent"(10). En
dernier lieu, nous l'avons vu, un conflit doctrinal sans issue doit être
tranché par l'autorité civile. Ainsi, le particularisme et l'indépendantisme
que pourrait provoquer la méthode d'examen sont bridés par la nécessité
de l'unité ecclésiale fondée elle-même dans l'unique Christ. On
le voit donc, tel quel, le principe d'examen ne se présentait pas comme
une revendication individualiste contre la collectivité religieuse. Il
permettait seulement à cette collectivité de reconnaître qu'en dehors
d'elle et de son institution il existait une autorité normative à
laquelle la collectivité tout entière voulait se soumettre. Pourtant,
assez vite cette démarche allait provoquer de nombreuses controverses
et susciter des interprétations bien différentes de celle entrevue par
les Réformateurs. Dans
un premier temps, il semble que ce soit la critique des catholiques qui
amena au premier plan le principe d'examen dans les discussions théologiques.
Les
Réformés devaient se justifier de leur insoumission aux autorités de
l'Eglise de Rome. Ils ne pouvaient le faire qu'en posant un autre système
d'autorité. Mais alors la liberté même avec laquelle ils avaient pu
se dégager d'un système pour en poser un autre pouvait sous-tendre
l'existence d'un principe supérieur à tous les systèmes d'autorité. La
voie d'examen, principe second dans la pensée protestante à son
origine, allait devenir le symbole même du protestantisme, et donc le
sujet d'une controverse brûlante avec l'Eglise romaine (particulièrement
au XVIIe siècle avec Pierre Nicole, Bossuet, Claude, Jurrieu, Bayle
etc...). Faire
reposer entièrement le protestantisme sur la voie d'examen pour mieux
l'abattre, voilà nous semble-t-il le travail des apologètes
catholiques Aidés par l'humanisme naissant en qui bien des protestants
ont cru voir un allié, il semble qu'ils y soient presque parvenus.
"Faute d'une autorité qui les détermine dans leurs embarras, ils
se laisseront aller à cette religion de plain pied qui aplanit toutes
les hauteurs".(11) Le
XVIIIe siècle ne pourra que confirmer l'Eglise de Rome dans sa
critique. Bayle, au tournant du siècle, opte pour un relativisme en
matière de doctrine. L'important, pense-t-il, c'est que le croyant ait
une pure conviction de conscience. La vérité putative a droit aux mêmes
égards que la vérité réelle. La
méthode d'examen devient "l'interprétation selon l'esprit
particulier"; en attendant le libéralisme du XIXe siècle où le
thème du "libre examen" formera le fondement même du
mouvement. Le dernier stade du libre examen, comme le dit justement
Joseph Lecler, peut mener alors vers la libre pensée, c'est le cas chez
Félix Pécaut ou Ferdinand Buisson. A ce niveau on peut estimer que la
Réforme est morte noyée dans l'humanisme. Ainsi,
la méthode d'examen qui fut au départ le moyen pour introduire un
nouveau principe d'autorité ecclésiale se trouve peu à peu
hypertrophiée, alimentant ainsi un individualisme farouche que l'on a
voulu par la suite fonder dans l'attitude même des Réformateurs.
"L'histoire et les destinées de la Réforme, le spectacle même de
ses épreuves et de ses victoires, ont parlé plus haut que les
doctrines de ses fondateurs...elle a introduit dans le monde la liberté
de conscience et le droit d'examen".(12) Le
libre examen ainsi entendu ne pouvait qu'entrer en conflit avec les
formules dogmatiques, avec les doctrines, avec les confessions de foi.
De fait, ces dernières vont être peu à peu rejetées (Genève dès
1709 et le canton de Vaud, un siècle plus tard en seront des exemples),
ou délaissées (c'est le cas de la confession de la Rochelle à la fin
du XVIIIe siècle et au XIXe siècle) en attendant d'être
astucieusement contournée. A
côté de la pression catholique et de la séduction humaniste, un autre
phénomène joua aussi un rôle décisif dans l'évolution de
"l'examen", il s'agit des progrès de la critique biblique.
1678: c'est la date de parution de "L'histoire critique du vieux
Testament" de Richard Simon. Cette fin du XVIIe siècle marque les
débuts effectifs de la critique biblique. Avec elle le principe
d'examen devient d'autant plus délicat à manier. Les vérités
essentielles de la foi ne paraîtront claires qu'à celui qui pratique
"l'examen d'attention" déclare Jurieu, déjà conscient du
problème. Ni Luther, ni Calvin n'avait envisagé ce phénomène ; ils
n'ont, en conséquence, pas pu intégrer cette problématique dans leur
ecclésiologie. La
"critique" viendra donc tout naturellement renforcer la
tendance anti-doctrinale et particulariste que développe
progressivement l'évolution de la notion d'examen. Eglise
de multitude aux frontières non définies et religion de l'interprétation
individuelle, voilà les deux principes de base du pluralisme
contemporain. Ils sont déjà en germe dans les fondements de la Réforme,
mais comme nous venons de le voir, ils sont aussi et surtout, sous leurs
formes actuelles, le résultat d'une certaine gestion de ce patrimoine
au cours de l'histoire. Nous
allons essayer d'observer, au cours des pages suivantes, comment ces
principes furent, aux XIXe et XXe siècles, tour à tour justifiés ou
combattus, fondements de l'unité ou de la rupture, intégrés ou évacués
par les diverses théologies et options ecclésiales dans l'Eglise Réformée
de France. (1)
J.COURVOISIER "la
dialectique dans l'ecclésiologie de Calvin" in Revue d'histoire et de philosophie religieuse n° 4
de 1964. (2)
Calvin cité par J.COURVOISIER, op-cit. p-350 (3)
"
"
"
"
" (4)
A.GANOCZY Calvin, théologien
de l'Eglise et du ministère, Paris, Ed. du Cerf, 1964, p.188. (5)
PREVOST-PARADOL in Du protestantisme en France de Samuel VINCENT,
Paris, Ed.Michel Lévy Frères, 1859, Coll. Bibliothèque contemporaine
p.Vlll (6)
MARTIN LUTHER cité par JOSEPH LECLER "protestantisme et libre examen, les étapes et le
vocabulaire d'une controverse" in Recherches de Science
religieuse N° 3/1969 p.325 (7)
JOSEPH LECLER, op.cit. p.328 (8)
A.N.BERTRAND, Protestantisme, Paris, Ed. Je sers, 1938, p.165 (9)
CALVIN cité par AGANOCZY, op.cit. p.333 (10)
CALVIN cité par A.GANOCZY, op.cit. p.335 (11)
JOSEPH LECLER, op.cit p.349 (12) PREVOST PARADOL, op.cit. p.VIII |