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L'OBSESSION PLURALISTE

Controverse au sujet du pluralisme doctrinal
dans l'Eglise Réformée de France
 
Daniel BERGESE 

PREMIERE PARTIE

 LES RACINES HISTORIQUES

 

3°/ DE NOUVELLES THEOLOGIES

 

A - SABATIER ET LE SYMBOLO-FIDEISME

Parmi les rédacteurs du texte d'entente de 1876 figurent plusieurs pasteurs déjà en marche vers un renouveau de la pensée théologique protestante. Ils sont l'avant-garde d'une nouvelle école qui va être brillamment illustrée par le professeur Auguste Sabatier dont l'ouvrage : Les religions d'autorité et la Religion de l'Esprit aura un grand retentissement.

Nettement démarqué du rationalisme des libéraux du XIXe siècle, totalement étranger à la démarche de l'orthodoxie, Sabatier peut prétendre défricher un nouveau terrain à la théologie, et tenter une troisième voie, et par là-même ouvrir une possibilité de réconciliation pour l'Eglise Réformée en France. Aujourd'hui, sans doute, l'héritage de Sabatier ne constitue plus un courant indépendant - il a été grandement récupéré et assimilé par les différents libéralismes - mais il ouvrit en son temps un espace nouveau dans la réflexion théologique.

 

Indéniablement héritier de Schleiermacher, Sabatier et le mouvement symbolo-fidéiste ont construit, à l'aide de concepts nouveaux, la plus radicale élaboration théologique issue du piétisme romantique du siècle finissant. Eugène Ménégoz, ami de Sabatier, avoue de son côté avoir été profondément marqué par le philosophe romantique Fichte. Il est vrai que tout le fidéisme repose sur un dualisme épistémologique que le romantisme avait préparé. Ce dualisme se fonde sur une distinction entre nos facultés de connaissance : il y a d'une part la pensée, dont l'attribution est philosophique et scientifique, et d'autre part la conscience, qui seule peut aborder le domaine religieux.

Certes, le libéralisme avait déjà mis l'accent sur la "liberté de conscience". En posant celle-ci comme nécessaire à toute religion vraie, il en avait ainsi affirmé la primauté. Toutefois la "conscience" du libéral est faite surtout de son entendement rationnel, et ce n'est pas ainsi que l'entend Sabatier. Fondé sur la critique kantienne, il dénie à la raison pure la possibilité de dire quoi que ce soit vis-à-vis de la métaphysique. C'est pourquoi la vraie religion ne peut se fonder sur les prétendues démonstrations du langage rationnel et objectif. Le discours religieux, pour être authentique, devra puiser aux sources de la conscience religieuse, celle-ci procédant exclusivement par sentiment et intuition. De cette manière, toute la connaissance devient liée ultimement à la subjectivité, non pas la connaissance de Dieu seulement, mais aussi toute notre appréhension du réel, tant il est vrai que dans cette pensée toute connaissance est religieuse. La totalité de la réalité, physique et métaphysique, ne me devient connaissable que dans la mesure où elle se présente pour moi. "Nous ne connaissons ni Dieu ni les choses en soi; l'ontologie est une vanité; la piété n'en a pas besoin."(1) Eugène Ménégoz, reprenant une affirmation de Fichte, pouvait déclarer: "Nous ne savons que ce qui se passe en nous. Cette thèse psychologique(...)me donnait l'assurance de la légitimité d'un certain subjectivisme."(2)

 

Dans le domaine proprement religieux, le mouvement, exclusivement moraliste au début, évolua vers une part toujours plus large faite à la spiritualité et au mystère. C'est ici qu'intervient le rôle primordial du symbole. "Tandis que le concept ou l'idée s'adressent à la seule intelligence discursive, les symboles sont éminemment poétiques et s'adressent à l'ensemble de notre sensibilité"(3) Le symbole, ensuite, n'a pas la prétention de rendre compte de Dieu en soi, mais il entend évoquer "le rapport religieux dans lequel nous nous sentons avec lui quand il se révèle par la piété à notre conscience."(4) Il en rend compte comme un écran arrête et réfléchit la lumière. Il est, nous dit encore Sabatier, "une révélation et une occultation tout ensemble"(5).

L'ambiguïté dont le symbole est chargé s'oppose à une conception moniste du réel et tombe ainsi en accord non pas avec le réel en soi, mais avec l'activité souvent contradictoire de la conscience en prise avec ce réel. Le mysticisme y trouve son compte : la foi devient avant tout abandon au mystère. Par son refus d'élucidation, le symbole laisse la domination que prétendait exercer l'ancien discours dogmatique et fait place à l'adoration. Dans cette perspective, le dogme de l'Eglise devra n'avoir qu'un rôle symbolique, de manière à nourrir la foi du croyant tout en abandonnant l'aspect de contrainte que crée le langage conceptuel.

 

En conséquence, Sabatier se refuse à admettre une structure d'autorité qui agirait autrement que par voie immédiate: de Dieu à la conscience. Dans  Les religions d'autorité et la Religion de l'esprit, il dénonce en effet le principe d'autorité magistériel du catholicisme romain, puis il place sur le même plan la démarche de l'orthodoxie protestante qui entend maintenir l'autorité du texte biblique.

Sans nier la valeur fondamentale de la Bible pour la foi de l'Eglise, il considère néanmoins que la conscience individuelle doit être le juge ultime en matière d'autorité religieuse. "Ce n'est plus l'autorité du livre qui fonde la vérité de son enseignement; c'est la hauteur, la puissance, la vérité générale de cet enseignement reconnue par la conscience qui fonde l'autorité religieuse et morale du livre."(6)

L'autorité de Dieu qui fonde la certitude chrétienne ne peut se situer hors du ressort de ma conscience. Les doctrines imposées par une autorité extérieure ne pourront jamais créer la certitude, elles demeureront dans l'ordre relatif de l'opinion ou de la croyance. Jésus lui-même, nous dit Sabatier, ne commandait pas la croyance, il inspirait confiance, il voulait libérer les consciences de ses disciples autant que la sienne l'était. L'opposition que Paul énonçait en 2 Corinthiens 3/6: "La lettre tue mais l'esprit vivifie", est reprise par Sabatier (elle figure en sous titre de Les Religions d'autorité et la Religion de l'esprit), et recouvre dans sa pensée l'opposition autorité/intériorité.

La réflexion théologique sur les deux Alliances est également traduite sur le même schéma psychologique : de l'autorité extérieure aliénante à la conviction intérieure qui libère.

 

Accepter que le message chrétien soit totalement soumis à sa réception subjective, voilà la démarche permanente des symbolo-fidéistes. Elle fut aussi pour une part, ne l'oublions pas, celle des piétistes, et sera remise au goût du jour avec les courants inspirés de l'existentialisme. Cet approche permet en effet de résoudre deux problèmes brûlants posés à l'Eglise et à la théologie.

Le premier, c'est celui de la critique biblique historique. Par le jeu du dualisme épistémologique fondé sur une double perception de la réalité, à travers la raison d'une part et à travers la conscience d'autre part, la religion se met à l'abri de tous les orages. La foi n'a plus besoin de beaucoup d'histoire (donc d'objectivité) pour être fondée, elle a son domaine à elle au coeur de la subjectivité humaine.

Le deuxième problème est de nature ecclésiologique, et en cela nous intéresse tout particulièrement. Dans la multiplicité des options, des visions du monde, qu'offrent les nouvelles sociétés sécularisées, l'unité de l'Eglise sur le plan doctrinal est grandement menacée. La surface de l'assentiment commun semble se réduire de jour en jour. L'autorité du discours officiel est de moins en moins reçue. Le chrétien fait alors cette expérience : comment croire, que croire, comment parvenir à des certitudes ? "Dans la multiplicité des options, chaque foi particulière doit alors tirer du plus profond de la conscience subjective de l'individu la certitude qui n'est plus possible de dériver du monde extérieur et de 1'assentiment commun."(7) Ainsi une construction ecclésiologique fondée sur ce principe de l'autorité de la conscience individuelle aura toute chance de parvenir à un certain succès au coeur des sociétés pluralistes. En cela Sabatier est un prophète du XXème siècle.

 

Néanmoins, par la faiblesse de sa réflexion théologique concernant l'Eglise, et par son optimisme au sujet de l'individu, Sabatier est aussi un témoin du siècle passé. Il est avant tout critique vis-à-vis de l'Eglise. Celle-ci est responsable et coupable à ses yeux d'avoir construit une dogmatique autoritaire étouffant ainsi le message fondamentalement libérateur du Christ. L'Eglise n'est nullement d'institution divine et son organisation doit être affaire strictement humaine.

Parlant de cette dernière, il déplore et rejette le système hiérarchique et opte pour la démocratie. Il croit "à la république des âmes fraternelles et à l'égalité foncière des citoyens du Royaume de Dieu"(8). Pourtant il ne veut pas non plus d'une loi du nombre qui pourrait constituer une quelconque autorité au-dessus de la conscience. Rien dans l'Eglise ne doit finalement "courber les consciences". Ainsi, il ne faudrait plus parler de structures et de règlements mais d'un certain état d'esprit. L'harmonie ecclésiale repose entièrement sur la "bonne volonté mutuelle", l'autorité n'étant pas affaire de statut, mais de qualité personnelle ; quant au "gouvernement dogmatique du Synode (celui-ci) ne peut et ne doit être qu'un gouvernement moral"(9), c'est-à-dire dont l'autorité n'est jamais de nature juridique mais toujours de nature indicative ou persuasive. Avec Vinet, Sabatier aurait pu dire : "Il n'est qu'un moyen dont l'emploi soit sans aucun danger pour la liberté; il n'en est qu'un par conséquent qui soit légitime :( ... )c'est la persuasion."(10)

Enfin en ce qui concerne le dogme lui-même, Sabatier, on l'a vu, opte pour un langage symbolique. Les symboles pour lui ont une fonction collective, ils sont créateurs de communautés. Ils peuvent couvrir dans leur polyvalence des explications différentes d'une même réalité spirituelle et ainsi permettre le "dépassement" des vieux affrontements. "Le symbole exprime très bien le rapport dans lequel je me sens avec Dieu, mais il ne dit jamais ce que mon prochain doit penser sur Dieu pour être dans la vérité."(11) Le symbole ouvre donc la porte à une éventuelle unité par-delà même le discours conceptuel.

 

Sabatier a cependant perçu les dangers que son système pouvait faire peser. Il reconnaîtra partiellement que ces conceptions menacent la pérennité de l'Eglise, et en conséquence se prononcera malgré tout pour une discipline ecclésiastique. Il accepte même l'idée que celle-ci devrait avoir en quelques matières un pouvoir contraignant. En fait, il semble reconnaître la nécessité d'un compromis entre l'idéal et le réel. Selon ses propres paroles, "La vérité serait dans une voie moyenne et dans l'organisation d'une Eglise traditionnelle, assez ferme pour recueillir sans en rien laisser perdre, l'héritage du passé, assez large et souple pour y permettre l'épanouissement légitime des consciences chrétiennes et l'acquisition de nouveaux trésors."(12)

Cette position n'est malheureusement guère soutenue et argumentée dans son oeuvre. Tellement appliqué à "permettre l'épanouissement légitime des consciences chrétiennes", il n'a pu fonder sérieusement le principe de l'autorité en matière ecclésiastique. De fait, alors que lui-même se situait parmi les "évangéliques", il est manifeste aujourd'hui que sa théologie s'inscrit dans l'histoire de la pensée libérale.

Cette théologie symbolo-fidéiste, nous le verrons, facilitera grandement la réunion des Eglises Réformées en France en posant une nouvelle pierre dans la construction d'un régime pluraliste.

 

B- LA MONTEE NEO-ORTHODOXE

Avec la première guerre mondiale, c'est tout un monde qui s'achève. Le XIXème siècle meurt définitivement entre 1914 et 1918, et avec lui une mentalité et une attitude face à la vie. Le romantisme s'est éteint mais aussi le rationalisme pédant, voire délirant, des libres penseurs et de tous ceux qui ont cru au scientisme triomphant.

Le XXème siècle commence dans la crise, avec 12 millions de morts, un nombre considérable d'invalides et des économies ruinées. On passe alors de "la belle époque" aux "années folles". Puisque la sagesse du monde d'avant n'a fait qu'engendrer la pire des folies, peut-être pense-t-on que la folie doit être la seule sagesse de ce monde. Le dadaïsme, le surréalisme, puis un peu plus tard l'existentialisme, vont exprimer à leur manière ce rejet des structures et des certitudes du monde d'avant.

Dans ce contexte, il s'avère qu'aucune des vieilles théologies ne parvient plus à produire un discours qui soit perçu comme pertinent. Karl Barth, en tant que pasteur, fait lui-même l'expérience de l'inefficacité et de la caducité de sa théologie libérale et critique. Lancé à corps perdu dans une recherche totalement autre, il publie dès 1919 son fameux commentaire de l'Epître aux Romains. Cet ouvrage fit l'effet d'une bombe : la théologie de la crise était née.

 

Pour Barth, toutes les théologies, depuis deux ou trois siècles, étaient "religionistes", "anthropocentriques" et "humanistes". Leur objet n'était pas en réalité, le "mouvement de Dieu" mais la "mobilité de l'homme". Leur orientation anthropocentrique était telle que lors même qu'elles prétendaient parler de Dieu, elle ne parlait que de l'homme "sur un ton plus élevé". Dieu, dit Barth, c'est le "Tout autre"; et le croyant fait l'expérience de l'abîme infini qui le sépare de ce Dieu transcendant. La foi n'a donc jamais de fondement, elle est un "creux", une "attente", "un état en l'air". S'opposant radicalement à Schleiermacher, il dénie à la foi une quelconque dimension historique ou psychologique dans la vie de l'homme. Elle ne peut fonder un discours de l'homme sur Dieu, car elle est en fait discours de Dieu sur l'homme. Autrement dit, la foi relève plus des limites de l'humain dans sa confrontation avec un au-delà, que de l'humain même. Barth peut dire : "je crois parce que c'est absurde".

Le discours théologique, c'est-à-dire sur Dieu et sur la Révélation, sera en conséquence un énoncé indirect. "La vérité de Dieu ne peut jamais s'exprimer en une parole humaine, mais toujours et uniquement sous forme de thèse et d'antithèse(...), le oui doit s'expliquer par le non et le non par le oui,"(13) toute synthèse devant être rejetée ou confrontée à une nouvelle antithèse. Cette dialectique animera toute la pensée du grand théologien.

Théologie de la crise et théologie de la rupture, la pensée de Barth vit d'opposition et de contraste. A la rupture homme/Dieu vient s'ajouter l'opposition nature/grâce qui interdit toute théologie naturelle, et l'opposition religion/foi qui élimine la possibilité d'une théologie de la culture.

 

Cantonné dans le strict domaine d'une Révélation qui venant d'en haut fait éclater toutes les institutions humaines, Barth a tendance à ne voir premièrement dans l'Eglise que l'élévation d'un système religieux anti-chrétien. Celle-ci voulant combler l'abîme entre Dieu et l'homme, fait plus pour endormir que pour éveiller le problème de Dieu !

De cet au-delà absolu des choses que signifie l'arrivée du Royaume de Dieu, procède nécessairement une crise absolue et permanente de la civilisation et des institutions. L'Eglise n'a pas à se soustraire à ce jugement. Emil Brunner fait écho à cette logique quand il dit: "Celui qui espère dans l'avenir le retour du Seigneur, et qui dans le présent croit et aime par l'Esprit Saint, n'a pas besoin de droit ecclésiastique, il ne le supporte pas."(14) L'Eglise au mieux, selon la moins mauvaise de ses organisations, demeurera un "fait ambigu", et le chrétien connaîtra toujours cette tension infinie qui existe entre l'Evangile et l'Eglise. Cette tension trouve une expression pour le moins explosive dans cette phrase de Barth: "Une Eglise vraiment sérieuse allume nécessairement elle-même la dynamite qui fait sauter la pagode."(15) On ne s'étonnera donc pas de ce qu'après guerre, certaines théologies révolutionnaires et déstructurantes surgiront, issues du christianisme barthien.

 

Pourtant ce nouveau courant sera qualifié de "néo-orthodoxie". En effet, malgré ces allures inquiétantes pour tout ce qui est institutionnel, il retient de l'orthodoxie traditionnelle le caractère objectif et souverainement indépendant du message chrétien vis-à-vis des fluctuations de la pensée au cours de l'histoire. A un subjectivisme devenu de mode, il oppose un objectivisme extrême : "Moi et mon christianisme personnel, nous ne faisons pas partie du kérygme que je dois faire entendre"(16).

Certes, Barth n'identifie pas la Révélation avec le texte biblique - la Bible n'est que le cadre dans lequel Dieu se révèle - mais pour cette raison précisemment il ne laisse pas à la Critique une bien grande autorité. La Révélation est fondamentalement "extra nos". Il n'est donc pas possible ultimement de laisser aux sciences humaines le soin de dire où et quand il y a intervention de la Parole. Dans cette optique, Karl Barth en vient quelquefois à justifier une méthode de lecture totalement a-historique. "Nous devons nous ôter de la tête et abandonner complètement l'idée qu'on nous a inculquée, qu'une présentation et un exposé non historiques des événements avaient moins de valeur ou étaient suspects ou même condamnables. C'est au fond uniquement l'habitude ridicule et bourgeoise de l'esprit occidental moderne, totalement irréel par son manque morbide d'imagination."(17)

Si l'orthodoxie traditionnelle luttait depuis un siècle pour maintenir, verset après verset, l'autorité des Ecritures, et si elle y usait visiblement toute son énergie, Karl Barth lui, par sa théologie de la rupture et de l'altérité totale de la Parole, dépasse franchement la lutte séculaire. Ainsi dégagé, il peut se lancer librement dans l'élaboration d'une dogmatique, et pour la première fois depuis la Réforme une véritable théologie de l'Eglise va voir le jour.

 

D'une part en effet, Karl Barth et la néo-orthodoxie se sont prononcés vigoureusement contre les Eglises en place, en critiquant ces dernières jusque dans leur fondement ; mais d'autre part, parce que la nécessité de l'Eglise est inhérente au christianisme, ils ont voulu construire une ecclésiologie positive. Cela est d'autant plus vrai pour le Karl Barth

de la seconde période. Si entre les deux guerres, la dominante de sa dialectique était nettement négative, elle devient positive après la deuxième guerre mondiale. "...le temps est venu de dire oui pour les raisons mêmes qui m'ont obligé jadis à dire non!" (18). On assiste alors à une redécouverte de l'Eglise.

Si le XIXème siècle, avec son individualisme, son subjectivisme, son protestantisme de la conscience, ne savait plus que faire de cet appendice encombrant appelé l'Eglise, ici, le sujet reprend sa place dans la théologie comme une des réalités incontournables issues du dessein éternel de Dieu. Ce revirement s'avère d'une telle importance chez Barth que sa "Dogmatique" est même nommée : "Kirchliche Dogmatik". Tous doivent le comprendre : la dogmatique n'est pas une science libre, elle se situe dans l'Eglise et elle ne trouve que là sa possibilité et son sens.

L'Eglise, nous dit Barth, ne doit en aucune manière chercher à s'auto-définir, à s'affirmer elle-même. Quand elle prétend cela, elle n'est plus en fait qu'une Eglise qui relève de la fiction. L'Eglise réelle est celle que le Saint Esprit affirme et atteste. "De même que la Bible n'est pas la Parole de Dieu mais la devient par l'illumination du Saint Esprit, de même l'Eglise n'est pas le peuple de Dieu, mais le devient par la puissance précise et imprévisible de l'Esprit."(19) L'origine de l'Eglise est invisible. Elle ne possède comme seul soutient que l'événement de Dieu. Pourtant, en vertu de la démarche dialectique, l'institution est nécessaire. Elle l'est d'autant plus que c'est par elle seulement que devient accessible le salut de Jésus-Christ. La libération de Pâques ne  nous est réellement communicable que par la "représentation provisoire" de l'Eglise institutionnelle.

Ainsi, loin de se réfugier dans une Eglise uniquement spirituelle, pneumatique et événementielle, Barth montre le sérieux avec lequel il considère l'organisation et le droit ecclésiastiques. Ce dernier, soumis aux mouvements de l'histoire, demeurera toujours inachevé et perfectible, néanmoins il représente le courage de structurer temporairement la vie de l'Eglise. Là encore on peut oser cette comparaison: de même que la Bible est le cadre dans lequel Dieu se révèle, l'organisation ecclésiastique et la doctrine forment le cadre dans lequel l'Eglise se manifeste. On conçoit dés lors que ce cadre ne peut revêtir n'importe quelle forme. Il est lié a un principe normatif à trouver dans l'Ecriture. Il y a, nous dit Barth, un droit fondamental christologico-ecclésiologique différent de tout ce que le monde appelle ainsi.

 

Remarquons que cette démarche n'est cependant pas suivie par tous les penseurs néo-orthodoxes. Sohm et Brunner s'imaginent, déclare Barth, que "l'organisation juridique de l'Eglise serait la faute par excellence ... "(20). A cela il répond : "Ne serait-il pas plus sage de dénoncer avec Erik Wolf le "juridisme" et le "bureaucratisme", le "formalisme" et la "technicisation" de la vie ecclésiastique comme des phénomènes du désordre qu'il faut affronter".(21) Ainsi, contre l'"Ekklesia" à tendance anarchique de Brunner, Barth se prononce pour une structure à fondement confessionnel et disciplinaire. "La communion des saints existe aussi certainement, ne craignons pas de le dire, en tant que communion théologique et confessionnelle."(22)

Tout en réaffirmant que la communauté ne sera jamais en mesure de dire qui fait partie du Corps de Christ et qui n'en fait pas partie, la confession de foi de l'Eglise ne peut éviter de tracer les contours de la communauté L'Eglise ne peut contrefaire le caractère absolu de Dieu en renonçant aux limitations qui sont nécessaires à sa communauté et au service qui lui est demandé sur la terre.

On le voit, Karl Barth argumente en faveur d'une Eglise confessante et ne se situe pas ici dans une logique pluraliste. La pluralité pour lui est toujours rassemblée dans une seule et même unité. "La limite dans laquelle il peut y avoir une pluralité réelle( ... ), c'est la communauté à l'intérieur de laquelle la pluralité des individus correspond à la richesse de leur élection et de leur réconciliation en Jésus-Christ..."(23). Cette unité est fondamentalement une unité dans la foi. La communauté confesse sa foi en réponse à la Parole de Dieu (c'est là d'ailleurs, aux yeux de Barth, le premier élément du culte chrétien). "La foi chrétienne est d'abord la foi de la communauté chrétienne, et c'est ensuite et comme telle qu'approuvée et partagée par eux, elle devient la foi des individus."(24) Respectant toutefois les diversités locales, les seules qui lui semblent fondées dans le Nouveau Testament, les systèmes d'Eglise trop centralisateurs et hiérarchiques, tels les systèmes papal ou synodal sont rejetés au profit d'une forme congrégationaliste plus apte à l'épanouissement de la communauté de base.

 

On sait quel succès la théologie de Barth a trouvé dans l'Eglise Réformée de France, non pas tant avant la deuxième guerre mondiale que pendant et durant l'immédiate après-guerre, et jusque dans les années 60. Le professeur Jean Bosc qui enseignait à la faculté de Paris à cette époque en fut un éminent représentant.

Pourtant il faut reconnaître que l'ecclésiologie barthienne n'a pas connu le même succès que sa doctrine de Dieu ou celle de la Révélation. Elle n'eut en fait qu'une diffusion limitée, et apparemment aucune influence sur la vision de l'unité ecclésiastique formalisée dans l'accord de 1938. Le barthisme se contentera donc de devenir l'opinion théologique la plus répandue parmi le corps pastoral, mais sans jamais mettre en cause le système d'Eglise (à la fois pluraliste et centralisé) imposé par le poids du passé.

Peut-être faut-il aussi voir en cela le mal permanent de la néo-orthodoxie, une pensée minée par la dialectique, c'est-à-dire incapable de communiquer une vision qui ne contienne pas en elle-même les germes de sa propre contestation.

 


(1) Sabatier cité par B-REYMOND,  Auguste Sabatier et le procès théologique de l'autorité, Ed. Symbolon/L'age d'homme, 1976, Lausanne

(2) E.Ménégoz cité par B.REYMOND, "Les présupposés philosophiques du fidéisme ménégozien" in Revue d'histoire et de philosophie religieuse, 1979/1, p.48

(3) B.REYMOND, A.Sabatier et le procès théologique de l'autorité,  Ibid. p.1555

(4) A.Sabatier cité par B.REYMOND, Ibid. p.161

(5) A.Sabatier cité par B.REYMOND, Ibid. p.156

(6) A.SABATIER, Les Religions d'autorité et la Religion de l'esprit, Librairie Fishbacher, Paris, 1904, p.412

(7) P.BERGER, La religion dans la conscience moderne, Ed. du Centurion, 1971, p.239

(8) A.Sabatier cité par B.REYMOND, "A.Sabatier et le procès théologique de l'autorité", op.cit., p.211

(9) A.Sabatier cité par B.REYMOND, Ibid., p.215

(10) A.Vinet cité par B.REYMOND, Ibid., Loc.cit.

(11) A.Sabatier cité par B.REYMOND, A. Sabatier et le procès théologique de l'autorité,  op.cit., p.164

(12) A.Sabatier cité par B.REYMOND, Ibid., p.216

(13) H.ZAHRNT, Aux prises avec Dieu, La théologie protestante au XXème s. Bibl.Oecuménique, Ed.du Cerf, Paris, 1969, p.31

(14) E.Brunner cité par H.ZAHRNT, op.cit. p.100

(15) K.Barth cité par H.ZAHRNT, ibid. p.42

(16) K.Barth cité par H.ZAHRNT, Ibid. p.117

(17) K.Barth cité par H.ZAHRNT, Ibid. p.116

(18) K.Barth cité par H.ZAHRNT, Ibid. p.110

(19) A.DUMAS, "L'Eglise dans la théologie de Karl Barth", in Cahier de recherche et de réflexion religieuse, 1975/5  "Peuple de Dieu", p.61

(20) K.BARTH, Dogmatique IV/2 +++, p.77

(21) K.BARTH, ibid., Loc.cit .

(22) K.BARTH, Dogmatique, IV/2 +++,  p.34

(23) K.BARTH, Dogmatique, IV/1 +++,  p.29

(24) K.BARTH, Ibid. p.69