L'OBSESSION PLURALISTE
PREMIERE
PARTIE
LES RACINES HISTORIQUES
3°/
DE NOUVELLES THEOLOGIES
A
- SABATIER ET LE SYMBOLO-FIDEISME
Parmi
les rédacteurs du texte d'entente de 1876 figurent plusieurs pasteurs déjà
en marche vers un renouveau de la pensée théologique protestante. Ils
sont l'avant-garde d'une nouvelle école qui va être brillamment
illustrée par le professeur Auguste Sabatier dont l'ouvrage : Les
religions d'autorité et la Religion de l'Esprit aura un grand
retentissement.
Nettement
démarqué du rationalisme des libéraux du XIXe siècle, totalement étranger
à la démarche de l'orthodoxie, Sabatier peut prétendre défricher un
nouveau terrain à la théologie, et tenter une troisième voie, et par
là-même ouvrir une possibilité de réconciliation pour l'Eglise Réformée
en France. Aujourd'hui, sans doute, l'héritage de Sabatier ne constitue
plus un courant indépendant - il a été grandement récupéré et
assimilé par les différents libéralismes - mais il ouvrit en son
temps un espace nouveau dans la réflexion théologique.
Indéniablement
héritier de Schleiermacher, Sabatier et le mouvement symbolo-fidéiste
ont construit, à l'aide de concepts nouveaux, la plus radicale élaboration
théologique issue du piétisme romantique du siècle finissant. Eugène
Ménégoz, ami de Sabatier, avoue de son côté avoir été profondément
marqué par le philosophe romantique Fichte. Il est vrai que tout le fidéisme
repose sur un dualisme épistémologique que le romantisme avait préparé.
Ce dualisme se fonde sur une distinction entre nos facultés de
connaissance : il y a d'une part la pensée, dont l'attribution est
philosophique et scientifique, et d'autre part la conscience, qui seule
peut aborder le domaine religieux.
Certes,
le libéralisme avait déjà mis l'accent sur la "liberté de
conscience". En posant celle-ci comme nécessaire à toute religion
vraie, il en avait ainsi affirmé la primauté. Toutefois la
"conscience" du libéral est faite surtout de son entendement
rationnel, et ce n'est pas ainsi que l'entend Sabatier. Fondé sur la
critique kantienne, il dénie à la raison pure la possibilité de dire
quoi que ce soit vis-à-vis de la métaphysique. C'est pourquoi la vraie
religion ne peut se fonder sur les prétendues démonstrations du
langage rationnel et objectif. Le discours religieux, pour être
authentique, devra puiser aux sources de la conscience religieuse,
celle-ci procédant exclusivement par sentiment et intuition. De cette
manière, toute la connaissance devient liée ultimement à la
subjectivité, non pas la connaissance de Dieu seulement, mais aussi
toute notre appréhension du réel, tant il est vrai que dans cette pensée
toute connaissance est religieuse. La totalité de la réalité,
physique et métaphysique, ne me devient connaissable que dans la mesure
où elle se présente pour moi. "Nous ne connaissons ni Dieu ni les
choses en soi; l'ontologie est une vanité; la piété n'en a pas
besoin."(1) Eugène Ménégoz, reprenant une affirmation de Fichte,
pouvait déclarer: "Nous ne savons que ce qui se passe en nous.
Cette thèse psychologique(...)me donnait l'assurance de la légitimité
d'un certain subjectivisme."(2)
Dans
le domaine proprement religieux, le mouvement, exclusivement moraliste
au début, évolua vers une part toujours plus large faite à la
spiritualité et au mystère. C'est ici qu'intervient le rôle
primordial du symbole. "Tandis que le concept ou l'idée
s'adressent à la seule intelligence discursive, les symboles sont éminemment
poétiques et s'adressent à l'ensemble de notre sensibilité"(3)
Le symbole, ensuite, n'a pas la prétention de rendre compte de Dieu en
soi, mais il entend évoquer "le rapport religieux dans lequel nous
nous sentons avec lui quand il se révèle par la piété à notre
conscience."(4) Il en rend compte comme un écran arrête et réfléchit
la lumière. Il est, nous dit encore Sabatier, "une révélation et
une occultation tout ensemble"(5).
L'ambiguïté
dont le symbole est chargé s'oppose à une conception moniste du réel
et tombe ainsi en accord non pas avec le réel en soi, mais avec
l'activité souvent contradictoire de la conscience en prise avec ce réel.
Le mysticisme y trouve son compte : la foi devient avant tout abandon au
mystère. Par son refus d'élucidation, le symbole laisse la domination
que prétendait exercer l'ancien discours dogmatique et fait place à
l'adoration. Dans cette perspective, le dogme de l'Eglise devra n'avoir
qu'un rôle symbolique, de manière à nourrir la foi du croyant tout en
abandonnant l'aspect de contrainte que crée le langage conceptuel.
En
conséquence, Sabatier se refuse à admettre une structure d'autorité
qui agirait autrement que par voie immédiate: de Dieu à la conscience.
Dans Les religions
d'autorité et la Religion de l'esprit, il dénonce en effet le
principe d'autorité magistériel du catholicisme romain, puis il place
sur le même plan la démarche de l'orthodoxie protestante qui entend
maintenir l'autorité du texte biblique.
Sans
nier la valeur fondamentale de la Bible pour la foi de l'Eglise, il
considère néanmoins que la conscience individuelle doit être le juge
ultime en matière d'autorité religieuse. "Ce n'est plus l'autorité
du livre qui fonde la vérité de son enseignement; c'est la hauteur, la
puissance, la vérité générale de cet enseignement reconnue par la
conscience qui fonde l'autorité religieuse et morale du livre."(6)
L'autorité
de Dieu qui fonde la certitude chrétienne ne peut se situer hors du
ressort de ma conscience. Les doctrines imposées par une autorité extérieure
ne pourront jamais créer la certitude, elles demeureront dans l'ordre
relatif de l'opinion ou de la croyance. Jésus lui-même, nous dit
Sabatier, ne commandait pas la croyance, il inspirait confiance, il
voulait libérer les consciences de ses disciples autant que la sienne
l'était. L'opposition que Paul énonçait en 2 Corinthiens 3/6:
"La lettre tue mais l'esprit vivifie", est reprise par
Sabatier (elle figure en sous titre de Les Religions d'autorité et
la Religion de l'esprit), et recouvre dans sa pensée l'opposition
autorité/intériorité.
La
réflexion théologique sur les deux Alliances est également traduite
sur le même schéma psychologique : de l'autorité extérieure aliénante
à la conviction intérieure qui libère.
Accepter
que le message chrétien soit totalement soumis à sa réception
subjective, voilà la démarche permanente des symbolo-fidéistes. Elle
fut aussi pour une part, ne l'oublions pas, celle des piétistes, et
sera remise au goût du jour avec les courants inspirés de
l'existentialisme. Cet approche permet en effet de résoudre deux problèmes
brûlants posés à l'Eglise et à la théologie.
Le
premier, c'est celui de la critique biblique historique. Par le jeu du
dualisme épistémologique fondé sur une double perception de la réalité,
à travers la raison d'une part et à travers la conscience d'autre
part, la religion se met à l'abri de tous les orages. La foi n'a plus
besoin de beaucoup d'histoire (donc d'objectivité) pour être fondée,
elle a son domaine à elle au coeur de la subjectivité humaine.
Le
deuxième problème est de nature ecclésiologique, et en cela nous intéresse
tout particulièrement. Dans la multiplicité des options, des visions
du monde, qu'offrent les nouvelles sociétés sécularisées, l'unité
de l'Eglise sur le plan doctrinal est grandement menacée. La surface de
l'assentiment commun semble se réduire de jour en jour. L'autorité du
discours officiel est de moins en moins reçue. Le chrétien fait alors
cette expérience : comment croire, que croire, comment parvenir à des certitudes ? "Dans la multiplicité
des options, chaque foi particulière doit alors tirer du plus profond
de la conscience subjective de l'individu la certitude qui n'est plus
possible de dériver du monde extérieur et de 1'assentiment
commun."(7) Ainsi une construction ecclésiologique fondée sur ce
principe de l'autorité de la conscience individuelle aura toute chance
de parvenir à un certain succès au coeur des sociétés pluralistes.
En cela Sabatier est un prophète du XXème siècle.
Néanmoins,
par la faiblesse de sa réflexion théologique concernant l'Eglise, et
par son optimisme au sujet de l'individu, Sabatier est aussi un témoin
du siècle passé. Il est avant tout critique vis-à-vis de l'Eglise.
Celle-ci est responsable et coupable à ses yeux d'avoir construit une
dogmatique autoritaire étouffant ainsi le message fondamentalement libérateur
du Christ. L'Eglise n'est nullement d'institution divine et son
organisation doit être affaire strictement humaine.
Parlant
de cette dernière, il déplore et rejette le système hiérarchique et
opte pour la démocratie. Il croit "à la république des âmes
fraternelles et à l'égalité foncière des citoyens du Royaume de
Dieu"(8). Pourtant il ne veut pas non plus d'une loi du nombre qui
pourrait constituer une quelconque autorité au-dessus de la conscience.
Rien dans l'Eglise ne doit finalement "courber les
consciences". Ainsi, il ne faudrait plus parler de structures et de
règlements mais d'un certain état d'esprit. L'harmonie ecclésiale
repose entièrement sur la "bonne volonté mutuelle",
l'autorité n'étant pas affaire de statut, mais de qualité personnelle
; quant au "gouvernement dogmatique du Synode (celui-ci) ne peut et
ne doit être qu'un gouvernement moral"(9), c'est-à-dire dont
l'autorité n'est jamais de nature juridique mais toujours de nature
indicative ou persuasive. Avec Vinet, Sabatier aurait pu dire : "Il
n'est qu'un moyen dont l'emploi soit sans aucun danger pour la liberté;
il n'en est qu'un par conséquent qui soit légitime :( ... )c'est la
persuasion."(10)
Enfin
en ce qui concerne le dogme lui-même, Sabatier, on l'a vu, opte pour un
langage symbolique. Les symboles pour lui ont une fonction collective,
ils sont créateurs de communautés. Ils peuvent couvrir dans leur
polyvalence des explications différentes d'une même réalité
spirituelle et ainsi permettre le "dépassement" des vieux
affrontements. "Le symbole exprime très bien le rapport dans
lequel je me sens avec Dieu, mais il ne dit jamais ce que mon prochain
doit penser sur Dieu pour être dans la vérité."(11) Le symbole
ouvre donc la porte à une éventuelle unité par-delà même le
discours conceptuel.
Sabatier
a cependant perçu les dangers que son système pouvait faire peser. Il
reconnaîtra partiellement que ces conceptions menacent la pérennité
de l'Eglise, et en conséquence se prononcera malgré tout pour une
discipline ecclésiastique. Il accepte même l'idée que celle-ci
devrait avoir en quelques matières un pouvoir contraignant. En fait, il
semble reconnaître la nécessité d'un compromis entre l'idéal et le réel.
Selon ses propres paroles, "La vérité serait dans une voie
moyenne et dans l'organisation d'une Eglise traditionnelle, assez ferme
pour recueillir sans en rien laisser perdre, l'héritage du passé,
assez large et souple pour y permettre l'épanouissement légitime des
consciences chrétiennes et l'acquisition de nouveaux trésors."(12)
Cette
position n'est malheureusement guère soutenue et argumentée dans son
oeuvre. Tellement appliqué à "permettre l'épanouissement légitime
des consciences chrétiennes", il n'a pu fonder sérieusement le
principe de l'autorité en matière ecclésiastique. De fait, alors que
lui-même se situait parmi les "évangéliques", il est
manifeste aujourd'hui que sa théologie s'inscrit dans l'histoire de la
pensée libérale.
Cette
théologie symbolo-fidéiste, nous le verrons, facilitera grandement la
réunion des Eglises Réformées en France en posant une nouvelle pierre
dans la construction d'un régime pluraliste.
B-
LA MONTEE NEO-ORTHODOXE
Avec
la première guerre mondiale, c'est tout un monde qui s'achève. Le XIXème
siècle meurt définitivement entre 1914 et 1918, et avec lui une
mentalité et une attitude face à la vie. Le romantisme s'est éteint
mais aussi le rationalisme pédant, voire délirant, des libres penseurs
et de tous ceux qui ont cru au scientisme triomphant.
Le
XXème siècle commence dans la crise, avec 12 millions de morts, un
nombre considérable d'invalides et des économies ruinées. On passe
alors de "la belle époque" aux "années folles".
Puisque la sagesse du monde d'avant n'a fait qu'engendrer la pire des
folies, peut-être pense-t-on que la folie doit être la seule sagesse
de ce monde. Le dadaïsme, le surréalisme, puis un peu plus tard
l'existentialisme, vont exprimer à leur manière ce rejet des
structures et des certitudes du monde d'avant.
Dans
ce contexte, il s'avère qu'aucune des vieilles théologies ne parvient
plus à produire un discours qui soit perçu comme pertinent. Karl
Barth, en tant que pasteur, fait lui-même l'expérience de
l'inefficacité et de la caducité de sa théologie libérale et
critique. Lancé à corps perdu dans une recherche totalement autre, il
publie dès 1919 son fameux commentaire de l'Epître aux Romains. Cet
ouvrage fit l'effet d'une bombe : la théologie de la crise était née.
Pour
Barth, toutes les théologies, depuis deux ou trois siècles, étaient
"religionistes", "anthropocentriques" et
"humanistes". Leur objet n'était pas en réalité, le
"mouvement de Dieu" mais la "mobilité de l'homme".
Leur orientation anthropocentrique était telle que lors même qu'elles
prétendaient parler de Dieu, elle ne parlait que de l'homme "sur
un ton plus élevé". Dieu, dit Barth, c'est le "Tout
autre"; et le croyant fait l'expérience de l'abîme infini qui le
sépare de ce Dieu transcendant. La foi n'a donc jamais de fondement,
elle est un "creux", une "attente", "un état
en l'air". S'opposant radicalement à Schleiermacher, il dénie à
la foi une quelconque dimension historique ou psychologique dans la vie
de l'homme. Elle ne peut fonder un discours de l'homme sur Dieu, car
elle est en fait discours de Dieu sur l'homme. Autrement dit, la foi relève
plus des limites de l'humain dans sa confrontation avec un au-delà, que
de l'humain même. Barth peut dire : "je crois parce que c'est
absurde".
Le
discours théologique, c'est-à-dire sur Dieu et sur la Révélation,
sera en conséquence un énoncé indirect. "La vérité de Dieu ne
peut jamais s'exprimer en une parole humaine, mais toujours et
uniquement sous forme de thèse et d'antithèse(...), le oui doit
s'expliquer par le non et le non par le oui,"(13) toute synthèse
devant être rejetée ou confrontée à une nouvelle antithèse. Cette
dialectique animera toute la pensée du grand théologien.
Théologie
de la crise et théologie de la rupture, la pensée de Barth vit
d'opposition et de contraste. A la rupture homme/Dieu vient s'ajouter
l'opposition nature/grâce qui interdit toute théologie naturelle, et
l'opposition religion/foi qui élimine la possibilité d'une théologie
de la culture.
Cantonné
dans le strict domaine d'une Révélation qui venant d'en haut fait éclater
toutes les institutions humaines, Barth a tendance à ne voir premièrement
dans l'Eglise que l'élévation d'un système religieux anti-chrétien.
Celle-ci voulant combler l'abîme entre Dieu et l'homme, fait plus pour
endormir que pour éveiller le problème de Dieu !
De
cet au-delà absolu des choses que signifie l'arrivée du Royaume de
Dieu, procède nécessairement une crise absolue et permanente de la
civilisation et des institutions. L'Eglise n'a pas à se soustraire à
ce jugement. Emil Brunner fait écho à cette logique quand il dit:
"Celui qui espère dans l'avenir le retour du Seigneur, et qui dans
le présent croit et aime par l'Esprit Saint, n'a pas besoin de droit
ecclésiastique, il ne le supporte pas."(14) L'Eglise au mieux,
selon la moins mauvaise de ses organisations, demeurera un "fait
ambigu", et le chrétien connaîtra toujours cette tension infinie
qui existe entre l'Evangile et l'Eglise. Cette tension trouve une
expression pour le moins explosive dans cette phrase de Barth: "Une
Eglise vraiment sérieuse allume nécessairement elle-même la dynamite
qui fait sauter la pagode."(15) On ne s'étonnera donc pas de ce
qu'après guerre, certaines théologies révolutionnaires et déstructurantes
surgiront, issues du christianisme barthien.
Pourtant
ce nouveau courant sera qualifié de "néo-orthodoxie". En
effet, malgré ces allures inquiétantes pour tout ce qui est
institutionnel, il retient de l'orthodoxie traditionnelle le caractère
objectif et souverainement indépendant du message chrétien vis-à-vis
des fluctuations de la pensée au cours de l'histoire. A un
subjectivisme devenu de mode, il oppose un objectivisme extrême :
"Moi et mon christianisme personnel, nous ne faisons pas partie du
kérygme que je dois faire entendre"(16).
Certes,
Barth n'identifie pas la Révélation avec le texte biblique - la Bible
n'est que le cadre dans lequel Dieu se révèle - mais pour cette raison
précisemment il ne laisse pas à la Critique une bien grande autorité.
La Révélation est fondamentalement "extra nos". Il
n'est donc pas possible ultimement de laisser aux sciences humaines le
soin de dire où et quand il y a intervention de la Parole. Dans cette
optique, Karl Barth en vient quelquefois à justifier une méthode de
lecture totalement a-historique. "Nous devons nous ôter de la tête
et abandonner complètement l'idée qu'on nous a inculquée, qu'une présentation
et un exposé non historiques des événements avaient moins de valeur
ou étaient suspects ou même condamnables. C'est au fond uniquement
l'habitude ridicule et bourgeoise de l'esprit occidental moderne,
totalement irréel par son manque morbide d'imagination."(17)
Si
l'orthodoxie traditionnelle luttait depuis un siècle pour maintenir,
verset après verset, l'autorité des Ecritures, et si elle y usait
visiblement toute son énergie, Karl Barth lui, par sa théologie de la
rupture et de l'altérité totale de la Parole, dépasse franchement la
lutte séculaire. Ainsi dégagé, il peut se lancer librement dans l'élaboration
d'une dogmatique, et pour la première fois depuis la Réforme une véritable
théologie de l'Eglise va voir le jour.
D'une
part en effet, Karl Barth et la néo-orthodoxie se sont prononcés
vigoureusement contre les Eglises en place, en critiquant ces dernières
jusque dans leur fondement ; mais d'autre part, parce que la nécessité
de l'Eglise est inhérente au christianisme, ils ont voulu construire
une ecclésiologie positive. Cela est d'autant plus vrai pour le Karl
Barth
de
la seconde période. Si entre les deux guerres, la dominante de sa
dialectique était nettement négative, elle devient positive après la
deuxième guerre mondiale. "...le temps est venu de dire oui pour
les raisons mêmes qui m'ont obligé jadis à dire non!" (18). On
assiste alors à une redécouverte de l'Eglise.
Si
le XIXème siècle, avec son individualisme, son subjectivisme, son
protestantisme de la conscience, ne savait plus que faire de cet
appendice encombrant appelé l'Eglise, ici, le sujet reprend sa place
dans la théologie comme une des réalités incontournables issues du
dessein éternel de Dieu. Ce revirement s'avère d'une telle importance
chez Barth que sa "Dogmatique" est même nommée : "Kirchliche
Dogmatik". Tous doivent le comprendre : la dogmatique n'est pas une
science libre, elle se situe dans l'Eglise et elle ne trouve que là sa
possibilité et son sens.
L'Eglise,
nous dit Barth, ne doit en aucune manière chercher à s'auto-définir,
à s'affirmer elle-même. Quand elle prétend cela, elle n'est plus en
fait qu'une Eglise qui relève de la fiction. L'Eglise réelle est celle
que le Saint Esprit affirme et atteste. "De même que la Bible
n'est pas la Parole de Dieu mais la devient par l'illumination du Saint
Esprit, de même l'Eglise n'est pas le peuple de Dieu, mais le devient
par la puissance précise et imprévisible de l'Esprit."(19)
L'origine de l'Eglise est invisible. Elle ne possède comme seul
soutient que l'événement de Dieu. Pourtant, en vertu de la démarche
dialectique, l'institution est nécessaire. Elle l'est d'autant plus que
c'est par elle seulement que devient accessible le salut de Jésus-Christ.
La libération de Pâques ne nous
est réellement communicable que par la "représentation
provisoire" de l'Eglise institutionnelle.
Ainsi,
loin de se réfugier dans une Eglise uniquement spirituelle, pneumatique
et événementielle, Barth montre le sérieux avec lequel il considère
l'organisation et le droit ecclésiastiques. Ce dernier, soumis aux
mouvements de l'histoire, demeurera toujours inachevé et perfectible, néanmoins
il représente le courage de structurer temporairement la vie de l'Eglise.
Là encore on peut oser cette comparaison: de même que la Bible est le
cadre dans lequel Dieu se révèle, l'organisation ecclésiastique et la
doctrine forment le cadre dans lequel l'Eglise se manifeste. On conçoit
dés lors que ce cadre ne peut revêtir n'importe quelle forme. Il est
lié a un principe normatif à trouver dans l'Ecriture. Il y a, nous dit
Barth, un droit fondamental christologico-ecclésiologique différent de
tout ce que le monde appelle ainsi.
Remarquons
que cette démarche n'est cependant pas suivie par tous les penseurs néo-orthodoxes.
Sohm et Brunner s'imaginent, déclare Barth, que "l'organisation
juridique de l'Eglise serait la faute par excellence ... "(20). A
cela il répond : "Ne serait-il pas plus sage de dénoncer avec
Erik Wolf le "juridisme" et le "bureaucratisme", le
"formalisme" et la "technicisation" de la vie ecclésiastique
comme des phénomènes du désordre qu'il faut affronter".(21)
Ainsi, contre l'"Ekklesia" à tendance anarchique de Brunner,
Barth se prononce pour une structure à fondement confessionnel et
disciplinaire. "La communion des saints existe aussi certainement,
ne craignons pas de le dire, en tant que communion théologique et
confessionnelle."(22)
Tout
en réaffirmant que la communauté ne sera jamais en mesure de dire qui
fait partie du Corps de Christ et qui n'en fait pas partie, la
confession de foi de l'Eglise ne peut éviter de tracer les contours de
la communauté L'Eglise ne peut contrefaire le caractère absolu de Dieu
en renonçant aux limitations qui sont nécessaires à sa communauté et
au service qui lui est demandé sur la terre.
On
le voit, Karl Barth argumente en faveur d'une Eglise confessante et ne
se situe pas ici dans une logique pluraliste. La pluralité pour lui est
toujours rassemblée dans une seule et même unité. "La limite
dans laquelle il peut y avoir une pluralité réelle( ... ), c'est la
communauté à l'intérieur de laquelle la pluralité des individus
correspond à la richesse de leur élection et de leur réconciliation
en Jésus-Christ..."(23). Cette unité est fondamentalement une
unité dans la foi. La communauté confesse sa foi en réponse à la
Parole de Dieu (c'est là d'ailleurs, aux yeux de Barth, le premier élément
du culte chrétien). "La foi chrétienne est d'abord la foi de la
communauté chrétienne, et c'est ensuite et comme telle qu'approuvée
et partagée par eux, elle devient la foi des individus."(24)
Respectant toutefois les diversités locales, les seules qui lui
semblent fondées dans le Nouveau Testament, les systèmes d'Eglise trop
centralisateurs et hiérarchiques, tels les systèmes papal ou synodal
sont rejetés au profit d'une forme congrégationaliste plus apte à l'épanouissement
de la communauté de base.
On
sait quel succès la théologie de Barth a trouvé dans l'Eglise Réformée
de France, non pas tant avant la deuxième guerre mondiale que pendant
et durant l'immédiate après-guerre, et jusque dans les années 60. Le
professeur Jean Bosc qui enseignait à la faculté de Paris à cette époque
en fut un éminent représentant.
Pourtant
il faut reconnaître que l'ecclésiologie barthienne n'a pas connu le même
succès que sa doctrine de Dieu ou celle de la Révélation. Elle n'eut
en fait qu'une diffusion limitée, et apparemment aucune influence sur
la vision de l'unité ecclésiastique formalisée dans l'accord de 1938.
Le barthisme se contentera donc de devenir l'opinion théologique la
plus répandue parmi le corps pastoral, mais sans jamais mettre en cause
le système d'Eglise (à la fois pluraliste et centralisé) imposé par
le poids du passé.
Peut-être
faut-il aussi voir en cela le mal permanent de la néo-orthodoxie, une
pensée minée par la dialectique, c'est-à-dire incapable de
communiquer une vision qui ne contienne pas en elle-même les germes de
sa propre contestation.
(1)
Sabatier cité par B-REYMOND, Auguste
Sabatier et le procès théologique de l'autorité, Ed. Symbolon/L'age
d'homme, 1976, Lausanne
(2)
E.Ménégoz cité par B.REYMOND, "Les présupposés philosophiques
du fidéisme ménégozien" in Revue d'histoire et de philosophie
religieuse, 1979/1, p.48
(3)
B.REYMOND, A.Sabatier et le procès théologique de l'autorité, Ibid. p.1555
(4)
A.Sabatier cité par B.REYMOND, Ibid. p.161
(5)
A.Sabatier cité par B.REYMOND, Ibid. p.156
(6)
A.SABATIER, Les Religions d'autorité et la Religion de l'esprit,
Librairie Fishbacher, Paris, 1904, p.412
(7)
P.BERGER, La religion dans la conscience moderne, Ed. du
Centurion, 1971, p.239
(8)
A.Sabatier cité par B.REYMOND, "A.Sabatier et le procès théologique
de l'autorité", op.cit., p.211
(9)
A.Sabatier cité par B.REYMOND, Ibid., p.215
(10)
A.Vinet cité par B.REYMOND, Ibid., Loc.cit.
(11)
A.Sabatier cité par B.REYMOND, A. Sabatier et le procès théologique
de l'autorité, op.cit.,
p.164
(12)
A.Sabatier cité par B.REYMOND, Ibid., p.216
(13)
H.ZAHRNT, Aux prises avec Dieu, La théologie protestante au XXème
s. Bibl.Oecuménique, Ed.du Cerf, Paris, 1969, p.31
(14)
E.Brunner cité par H.ZAHRNT, op.cit. p.100
(15)
K.Barth cité par H.ZAHRNT, ibid. p.42
(16)
K.Barth cité par H.ZAHRNT, Ibid. p.117
(17)
K.Barth cité par H.ZAHRNT, Ibid. p.116
(18)
K.Barth cité par H.ZAHRNT, Ibid. p.110
(19)
A.DUMAS, "L'Eglise dans la théologie de Karl Barth", in Cahier
de recherche et de réflexion religieuse, 1975/5 "Peuple de Dieu", p.61
(20)
K.BARTH, Dogmatique IV/2 +++, p.77
(21)
K.BARTH, ibid., Loc.cit .
(22)
K.BARTH, Dogmatique, IV/2 +++, p.34
(23)
K.BARTH, Dogmatique, IV/1 +++, p.29
(24) K.BARTH, Ibid. p.69 |