L’AVENIR
DU PROTESTANTISME ÉVANGÉLIQUE
EN FRANCE
À L’AUBE DU IIIe MILLÉNAIRE
Henri Blocher
Revue Réformée N° 208 (Juin 2000)
Ceux
qui étaient réunis avec lui l’interrogèrent en ces termes:
Seigneur, est-ce en ce temps-là que tu restitueras le Royaume à Israël?
Il leur dit: Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les
moments que le Père a fixés de sa seule autorité; mais, le
Saint-Esprit venant sur vous, vous recevrez de la puissance et vous
serez mes témoins et à Jérusalem, et dans toute la Judée et
Samarie, et jusqu’au bout de la terre. (Actes des Apôtres 1:6-8)
-
- Prédire
à long terme est trop facile. Qui pourrait donc réfuter? Si les événements
eux-mêmes s’en chargent, ce sera trop tard pour que quiconque se
rappelle cette prestation... Le difficile, c’est de prononcer une
parole qui garde du poids et du sens!
-
- Pour
lester le discours de quelque sérieux, de quelque consistance, il
faut procéder avec méthode. Il n’est pas question, bien sûr,
que nous rejoignions le chœur des pythonisses, cartomanciennes,
astrologues, nostradamistes et autres Paco Rabanne. Deux voies
s’ouvrent à nos démarches, qu’évoquent les deux mots prophétie
et prospective.
-
- Les
prophéties des Ecritures offrent la seule révélation
certaine de l’avenir, mais elles ne nous tracent que les grandes
lignes, et ces lignes elles-mêmes ne se repèrent pas toujours très
facilement. Elles s’accompliront – mais nous n’en savons pas
«les temps et les moments» (Ac 1:7), les délais et les dates, et
l’histoire est capable de longs méandres. Si la conclusion que
nous en tirons est plutôt pessimiste pour le monde et pour
l’influence qu’y exercera l’Evangile, le tableau reste
complexe: le bon grain doit croître en même temps que l’ivraie;
les sinuosités du cours prévu par Dieu ne permettent pas
d’exclure de belles améliorations temporaires. Nous n’attendons
pas, avouons-le, mais pas du tout, que le IIIe millénaire
aille à son terme: les capacités techniques de l’humanité ont
atteint une telle échelle que la proportion du «tiers» de la
destruction apocalyptique nous soulagerait presque, face au scénario
d’une guerre nucléaire anéantissant les 99%, cela ne peut pas
durer tellement plus; les moyens de persécution et manipulation
mentale s’accroissent semblablement, et Dieu abrégera les jours,
à cause des élus; et le signe d’Israël, après une latence de
plus de dix-huit siècles, doit au moins signifier que «l’été»
du Fils de l’homme est proche.
-
- Les
prophéties ecclésiales, faillibles même quand elles sont
authentiques, comme celle d’Agabus, pourraient dévoiler
l’avenir. Elles méritent un accueil aussi respectueux que
vigilant1.
Il semble, cependant, que les seules prédictions assez précises
pour qu’on les vérifie, pourvues de repères chronologiques –
parmi les prophéties généralement reçues, concernant l’avenir
des nations ou du monde – se soient assez peu réalisées au cours
des dernières décennies.
-
- La
prospective est une extrapolation systématique fondée sur
l’analyse des tendances du présent, de celles qui paraissent «prometteuses».
C’est un travail d’experts. Comme chacun sait, les experts sont
toujours à leur aise quand ils démontrent après coup que
les choses ne pouvaient pas se passer autrement qu’elles se sont
passées; avant, il ne faut pas trop en demander... S’ils
savaient, ils feraient vite fortune en Bourse, et ça se saurait!
Taquinerie mise à part (car leur travail reste utile et fructueux),
nous n’avons pas la compétence voulue pour nous risquer sur leurs
plates-bandes. Non sans dépendre parfois de la vulgarisation de
leurs hypothèses, nous devrons nous contenter d’une prospective
d’amateur, intuitive, sans prétention scientifique. C’est ainsi
que nous mêlerons la description de développements possibles
et les exhortations d’un théologien engagé.
-
- La
précision «en France» appelle encore un commentaire introductif.
La restriction de cadre (pour que le sujet reste maniable) n’empêche
pas la question de sourdre: certains pronostics sur l’avenir du
protestantisme évangélique ailleurs dans le monde
pourraient-ils valoir également pour notre cher et vieux pays? Le
théologien luthérien allemand Wolfhart Pannenberg s’est, paraît-il,
prononcé: au XXIe siècle, il n’y aura plus que deux
sortes de chrétiens, les catholiques romains et les évangéliques2.
L’Argentin José Míguez Bonino, de grande réputation œcuménique,
écrit: «J’ose déclarer que l’avenir du protestantisme
latino-américain sera évangélique ou ne sera pas.»3
-
- Faut-il
redouter, à cet égard, l’«exception française»? Il n’est
pas permis, en tout cas, de se rassurer trop vite. La croissance
remarquable du protestantisme évangélique en France dans la
seconde moitié du XXe siècle – en gros, il a quadruplé
– s’est opérée en grande partie parmi les couches de la
population les plus récemment implantées. Si l’on considérait
les seuls Français de souche «hexagonale», on ne serait pas loin
de la stagnation: la sensibilité française, avec son tour critique
et sa réserve devant l’engagement, son hyper-vigilance «cartésienne»4,
reste étonnamment résistante à l’évangélisation.
-
- +
+ +
-
- Ces
approches ménagées, quatre relations paraissent déterminantes
pour le sujet: celles que le protestantisme évangélique entretient
avec la «postmodernité» (ou, comme nous proposons de dire, «modernité-post»);
avec le mouvement charismatique; avec le catholicisme romain; et,
finalement, avec l’islam en France. Nous les examinerons tour à
tour.
-
- A)
Le protestantisme évangélique et la modernité-post
-
- Chrétiens
évangéliques, nous ne sommes pas retirés du monde, et c’est
ainsi que le Seigneur l’a voulu (Jn 17). Nos Eglises sont affectées
par l’environnement matériel et humain. Notre avenir se déroulera
dans le contexte de la postmodernité que nous préférons appeler
modernité-post pour mieux montrer qu’elle prolonge plus qu’elle
n’abolit la modernité5.
Elle semble représenter une constellation socioculturelle durable
plutôt qu’une mode superficielle et passagère – on peut aussi
la nommer modernité décadente, ou basse (certains disent
curieusement «high modernity», mais on parle de la basse
antiquité), ou tardive, voire pourrissante, si on se rappelle
l’alternative selon Jean Brun: «Dictature ou pourriture».
-
- La
modernité-post attise jusqu’à l’incandescence suicidaire l’individualisme
moderne: ainsi démontre son plus éloquent prophète, Gilles
Lipovetsky, dans sa trilogie L’Ere du vide, L’Empire
de l’éphémère et Le Crépuscule du devoir. Elle célèbre
le pluralisme et favorise ce que les sociologues appellent
anomie. Deux métaphores en sont fort suggestives: celle de l’aéroport,
développée par Harvey Cox6,
le lieu du mouvement perpétuel où se croisent sans se connaître
les millions cosmopolites, au gré de la technique et de
l’informatique, le lieu, aussi, où circule et règne l’argent;
la seconde vient de Jean Baudrillart et choisit l’écran de télévision
comme icône de ce temps: champ électronique d’images en perpétuelle
oscillation, sans consistance ni contours7.
-
- Parmi
les traits de la modernité-post qui intéressent notre propos, on
relève généralement le discrédit que subissent les institutions
«vénérables» – le mot même de «vénérable» suggère la
plaisanterie tant la vénération est devenue une attitude étrangère,
quasiment antédiluvienne. L’autorité des institutions (justice,
école, armée, Eglise traditionnelle...) est l’analogue de la
paternité: jamais monde ne fut plus œdipien que le nôtre,
qui exécute le meurtre du père sous la forme de la dissolution de
l’autorité institutionnelle constamment tournée en ridicule, idéologiquement
contestée, concrètement bafouée, tandis que le public glorifie le
«rebelle». Ce meurtre se fait au profit du primat de l’économie,
dont l’empire s’est étendu, d’où le nom de «société de
consommation» souvent prononcé. Nous suggérons qu’on serait
plus lucide en disant «société de convoitise», car la convoitise
est le ressort de la consommation, et la place qu’a prise la
publicité comme activité industrielle et comme détermination des
conduites et de l’environnement est réellement prodigieuse! Il va
sans dire que l’évolution en cause comporte des aspects positifs
dont nous nous passerions avec peine: la société de convoitise est
société d’abondance, par comparaison avec toutes celles qui ont
existé; quant aux institutions «paternelles», elles se sont montrées
au cours de l’histoire, et particulièrement de la modernité,
lourdement oppressives et férocement répressives – le «père»
pécheur en fait souvent assez pour mériter qu’on le tue! Le système
stalinien (Staline était le «petit père du peuple») fournit une
illustration de cette modernité que démantèle la modernité-post.
Mais l’horreur ne rend pas légitime horreur opposée.
-
- On
observe simultanément une tendance réductrice, un appauvrissement
psycho-spirituel. Il semble bien que la participation à la vie
culturelle du plus grand nombre se réduise quant à la gamme des
intérêts, la diversité des niveaux, le renouvellement qualitatif
(par opposition à la répétition stéréotypée): la recherche
d’émotion brute, dont l’intensité seule fait la valeur,
supplante la culture d’expériences nuancées qui font jouer
ensemble l’intelligence, le sens esthétique, l’imagination, la
mémoire. Certes, l’accès à de telles expériences est plus
largement ouvert qu’autrefois et les individus qui le veulent,
moins prisonniers de leur lieu social, peuvent plus facilement en
profiter, mais la masse de nos concitoyens n’en fait pas la démarche
et leur culture s’appauvrit comparée à la culture populaire
de jadis. Le psychanalyste Tony Anatrella s’alarme aussi d’une
construction du psychisme moins élaborée, moins étayée (d’où
la fragilité nouvelle de la postadolescence). Cette réduction a
peut-être pour contrepartie la promotion du corps; seul le corps
paraît conserver un fort coefficient de réalité et devient la référence
dominante.
-
- La
famille, valorisée comme le refuge contre l’anonymat et le
stress, se trouve de fait attaquée dans sa structure et sa cohésion.
Il n’y aurait pas tant de familles «recomposées» s’il n’y
en avait pas eu autant, auparavant, «décomposées». Les facteurs
de libération individuelle et fragilisation institutionnelle, dont
nous croyons les effets en grande partie négatifs pour les enfants,
sont fort divers. A coup sûr, la révolution des mœurs en matière
de sexualité a beaucoup compté: ce qui s’est passé, dans ce
domaine, en une génération (depuis le milieu des années 1960)
paraît sans précédent. Jamais les valeurs de référence, dans le
discours social dominant, n’ont changé si vite pour un si grand
nombre. Les effets sur la construction de la personnalité sont
incalculables.
-
- Peut-on
attendre, dans les décennies qui viennent, un retour de balancier?
L’histoire présente des oscillations pendulaires, par exemple du
laxisme au rigorisme dans les mœurs. La modernité-post va-t-elle
inverser son cours? Peut-être verra-t-on quelques corrections
mineures, mais un changement marqué de la trajectoire semble peu
probable. Les causalités lourdes, conditions économiques, émergence
de nouvelles techniques, ont joué un rôle déterminant et pèsent
toujours de la même façon. Une seule révolution majeure est
envisageable, sans être, heureusement, certaine: un renversement de
la démocratie pluraliste en totalitarisme ultramanipulateur.
Celui-ci trouverait toute prêtes les techniques qu’il lui
faudrait. Surtout, des personnalités immatures, sans épine dorsale
et courage moral, sans discipline et disposition au sacrifice, ne
pourraient pas faire barrage. Le basculement serait facile.
L’autoritarisme qui s’instaurerait serait plus maternel que
paternel: l’Etat ressemblerait à la «géante de la nursery»,
non pas tant Big Brother que Big Mother.
-
- En
même temps, la thèse de l’ethnologue Georges Devereux nous
avertit: toute société est travaillée par des forces contraires
à celles qui se manifestent avec le plus d’évidence, comme par
l’effet de mécanismes d’équilibration8.
On l’observe dans la modernité-post: la recherche de l’opposé
constitue une composante non négligeable. L’individu voudrait
franchir les limites de son moi9
et se fondre dans la chaleur communautaire; une aura magique nimbe
le «relationnel». L’inquiétude éthique suscite
d’innombrables «comités». La soif de spiritualité regonfle les
rangs intégristes ou fait la fortune des gourous. Les «Nouveaux
Mouvements Religieux» réalisent d’habiles compromis entre les
tendances antagonistes: extrêmement modernes-post à certains égards,
et juste contraires à d’autres10.
-
- Dans
cette situation, se hasardera-t-on à prévoir, le protestantisme évangélique
sera durement tenté. La pression de l’environnement social
sera si lourde qu’elle le poussera à deux formes d’esquive, également
ruineuses: la concession et le repli. Les caractères spécifiques
que l’histoire lui reconnaît sont ceux-là mêmes que la modernité-post
rejette: la structure d’autorité, une autorité de style paternel
exercée par la Parole de commandement et d’instruction; la
centralité de la faute et de son expiation, au cœur du sens
biblique de la croix du Christ11;
la discipline morale, en particulier sexuelle et matrimoniale. La
tentation du compromis sera forte, qui réduirait la pression ou
tension par glissement mondanisateur. Et aussi bien, celle du
retrait «sectaire» dans la coquille protectrice, qui réduirait la
tension par la mise à distance. La vocation, c’est de tenir le
cap entre les deux écueils, en ramant à contre-courant...
Rappelons-nous que le protestantisme évangélique en a vu
d’autres!
-
- Selon
que la société reste en proie aux contradictions, la situation est
aussi occasion à saisir, kaïros à «racheter» (Ep
5:16). Le protestantisme évangélique pourra faire figure
d’antidote et être apprécié comme tel – dans la mesure où
les tendances dominantes éveillent leurs contraires. Les autres
recours éventuels, les autres rameaux de la chrétienté, risquent
de démissionner; le protestantisme évangélique pourrait
constituer le contre-pôle.
-
- La
condition, cependant, sera qu’il sache s’adapter sans s’adultérer.
Et pour y parvenir, il est indispensable qu’il soit uni et
garde en souplesse le sens des proportions. Pour être ferme
sans être fermé, il lui faudra distinguer entre la forme et le
fond, le langage et la doctrine (comme dans l’Ecriture elle-même
les langages sont divers pour une doctrine homogène, symphonique),
l’essentiel et le secondaire. Le protestantisme évangélique français
bénéficie d’un héritage favorable dans ce sens: il a
l’avantage d’être plus uni (ou moins divisé) que celui
d’autres pays, plus ferme et moins bloqué. C’est le legs de la
collaboration d’un Emile Doumergue et d’un Ruben Saillens à la
tête de l’Union des chrétiens évangéliques, puis du Groupe du
réveil de Gardonnenque et de l’Institut de Nogent, de la
restauration de l’Alliance évangélique avec Jean-Paul Benoît,
Jules-Marcel Nicole et d’autres, de l’entreprise d’Ichthus,
du soutien mutuel des deux facultés évangéliques (Aix-en-Provence
et Vaux-sur-Seine). Rien n’est pourtant gagné d’avance!
L’union est un combat!
-
- B)
Le protestantisme évangélique et la sensibilité «charismatique»
-
- Le
discernement de l’essentiel revêt la plus haute pertinence dans
la relation du protestantisme évangélique et de la «mouvance» ou
«sensibilité» dite charismatique. Relation ne veut pas dire extériorité!
Pour une large part, la sensibilité en cause se loge à l’intérieur
du protestantisme évangélique et, si on la considère dans tout
son rayonnement, elle affecte nombre d’Eglises qui ne sont pas
cataloguées comme «charismatiques».
-
- L’histoire,
avec le recul nécessaire, pourrait bien traiter du mouvement
charismatique comme du fait majeur pour le christianisme en France
depuis 1965-1970. «Tremblement de ciel», selon la jolie formule
d’un journaliste de L’Express! S’il n’a peut-être
plus le même élan conquérant que naguère, il gagne encore. Il
convient d’en parler après avoir considéré la modernité-post
car certaines affinités sont indéniables: individualisme et
dissolution euphorique de l’individu, promotion du corps, accent
sur la libération, recherche de la sensation agréable; la place
que tient la musique rythmée symbolise la convergence, et l’on
note la nette différence avec le vétéro-pentecôtisme, celui de
la «première vague». Le théologien James I. Packer décrit en détail
la parenté qu’il observe:
-
- Du
point de vue de la culture, le mouvement charismatique se montre
enfant de notre époque, avec son anti-traditionalisme, son
anti-intellectualisme, son exaltation romantique des sentiments, son
goût de l’excitation forte, son souci narcissique de la santé
physique et du bien-être psychique, sa préférence pour la musique
«folk» marquée par un lyrisme brut, son choix délibéré de la décontraction,
du spontané. A tous ces égards, le renouveau renvoie son propre
reflet à la fin du XXe siècle occidental12.
-
- Le
constat et le début d’interprétation ne posent en aucune façon
un jugement de valeur, un jugement sur la fidélité à l’aune de
l’Evangile. Du tremplin qu’ils offrent on peut «sauter» à
gauche ou à droite. On peut se réjouir que l’Esprit ait suscité
une forme résolument contemporaine pour la communication du message
inchangé, si bien qu’il parvient jusqu’aux hommes, femmes, jeunes,
là où ils sont et tels qu’ils sont. On peut, au contraire,
redouter que l’adaptation de la forme n’altère le fond et
penser que les expressions culturelles adoptées ne sont pas neutres
du point de vue spirituel, que l’attrait exercé devient bien
davantage celui de la batterie et de l’ambiance et du bien-être
ressenti que celui de la Vérité. On peut évaluer les faits dans
les deux sens, et probablement serait-il juste de le faire dans les
deux à la fois: de mettre ainsi en lumière les chances et les
risques, les bénédictions et les tentations spécifiques.
-
- Le
mouvement charismatique a sans doute de l’avenir. Il a déjà duré
trop longtemps, avec des fruits trop incontestables, pour qu’on le
prenne pour une simple mode excentrique et superficielle. Il nous
semble, selon l’analogie d’autres réveils, qu’il devrait
consolider ses structures, en se dotant des organes de la stabilité,
et nous ne serions pas surpris qu’il invente des formes
institutionnelles originales. Il devrait encore davantage prendre
ses distances de groupes d’allure sectaire qui exploitent les
mobiles les plus douteux (faisant de la piété une source de gain)
et portent atteinte à la foi chrétienne historique, surtout sur la
Trinité. Une frange, cependant, dont nous ne pouvons pas deviner
l’importance, risque de s’épuiser dans la course perpétuelle
à la nouveauté excitante, mais, dans cette voie, la dégénérescence
spirituelle devrait devenir manifeste.
-
- Au
sein du protestantisme évangélique, les charismatiques garderont
probablement une identité distincte, même si les différences
tendent à s’amenuiser. Il serait désastreux que des écarts de
second rang empêchent une franche collaboration. Selon tous les
critères qu’il est juste de considérer, la coopération, dans la
durée, est possible; dès lors l’appel de Dieu mobilise dans ce
sens ses filles et ses fils.
-
- Que
dire, alors, au sujet de la part catholique, fort majoritaire, du
mouvement charismatique français? La question du rapport au
catholicisme est inéluctable.
-
- C)
Le protestantisme évangélique et le catholicisme romain
-
- On
n’en peut guère douter: c’est vis-à-vis de l’Eglise
catholique romaine que le protestantisme évangélique s’est défini.
C’est le rapport d’origine: le protestantisme évangélique
s’estime l’héritier légitime de la Réforme, qui s’est
voulue réformation de l’Eglise en sa condition précédente;
or celle-ci a perduré, grosso modo (c’est-à-dire:
nonobstant les modifications intervenues, heureuses et
malheureuses), dans le grand corps soumis à la juridiction de Rome.
Le poids démographique du catholicisme français et son rôle prépondérant
dans la culture ont contraint les évangéliques à se situer en
fonction de lui. Le recrutement de beaucoup d’Eglises évangéliques
renforce le phénomène: nombre de leurs membres sont d’anciens
catholiques, qu’une expérience décisive de la grâce de Dieu a
fait changer d’affiliation confessionnelle. Ces données
expliquent l’effet déterminant du rapport au catholicisme romain
pour l’identité évangélique française; et d’autres facteurs,
plus cachés, ne sont pas exclus. Or ce rapport s’est extraordinairement
modifié depuis quarante ans. Ce qui s’affichait comme un
simple aggiornamento (une mise à jour) a pris les dimensions
d’un bouleversement du paysage, pour l’Eglise romaine entière
et tout spécialement pour les relations avec le protestantisme.
-
- Quel
avenir se dessine-t-il pour le catholicisme actuel? Sa diversité défie
l’analyse. Après le «dégel» conciliaire, l’ivresse de la
liberté et de l’ouverture au monde a conduit à une prolifération
de tendances éclatées et à un déclin sociologique aux allures de
catastrophe: en France, le nombre d’ordinations sacerdotales est
passé de 1649 en 1947 à 111 en 1980, avec vieillissement corrélatif
du clergé13.
Aux angoisses de Paul VI14
a succédé la reprise en main, voire la remise au pas, habile et
persévérante, par Jean-Paul II. Difficile, elle n’est pas achevée.
La question qui hante les esprits est celle du pape suivant. Qui ou
que sera-t-il? Le Jean XXIV que Hans Küng appelle de ses vœux? Un
Jean-Paul III? Un Pie XIII paraît fort peu probable, de même que
l’audace suprême que serait Pierre II, mais sait-on jamais? Paul
VII n’est pas totalement exclu, ou un Benoît, un Clément, pour
changer!
-
- En
France, le grand déclin semble enrayé: des gains compensent l’érosion
sociologique toujours à l’œuvre et permettent une certaine
stabilisation. Le nombre des ordinations, depuis 1980, oscille généralement
entre 100 et 150, et c’est un bon indicateur. Parmi les facteurs
de redressement (si le mot n’est pas trop optimiste), on discerne
d’abord le renouveau charismatique, puis l’intégration d’un
courant «traditionaliste» après son renoncement au schisme intégriste15,
et, globalement, le savoir-faire des responsables majeurs, théologiquement
situés au «centre gauche».
-
- Le
protestantisme évangélique devrait, dans l’avenir, faire alliance
avec les «conservateurs modérés» dans l’Eglise catholique et
avec les charismatiques, en tout cas les plus «bibliques»
d’entre eux (comme le Chemin Neuf). Les convergences sont indéniables,
et le processus est bien amorcé, même s’il ne va pas aussi loin
que le Evangelicals and Catholics Together des Américains:
en particulier sur le front éthique, ou dans la promotion de la
Bible – les expositions bibliques impliquent de plus en plus la
collaboration. Il ne faut pas ignorer, cependant, que le
rapprochement peut accentuer la concurrence. Des écarts sérieux
subsistent et subsisteront sans doute: outre la question du lien à
Rome, les oppositions restent vives sur les sacrements et sur l’évangélisation,
sur sa pratique (avec le scandale, pour les catholiques, du prétendu
«prosélytisme») et sur son message, le sens rédempteur de la
croix du Christ surtout16.
-
- D)
Le protestantisme évangélique et l’islam en France
-
- L’évangélisation,
si elle se déploie, rencontre l’islam... Le rapport à l’islam
paraît le quatrième déterminant de l’avenir du protestantisme
évangélique en France. On ne peut pas ignorer une communauté,
religieusement marquée, de cinq millions de personnes, au bas mot.
On le peut d’autant moins que la conviction y est en hausse,
devenue très forte au sein d’une minorité, certes, assez réduite
mais agissante.
-
- La
force de la conviction islamiste, et même plus largement musulmane,
a quelque chose de fascinant, et elle fascine d’ailleurs certains
intellectuels de souche française (à la Garaudy). Elle n’est pas
facile à bien interpréter. On peut y voir une réaction à la sécularisation
et à ses effets avilissants sur la vie humaine, réaction qui se
combine avec le désir identitaire de revanche sur le siècle
colonial (l’humiliation d’avoir été assujettis, pour des pays
à l’éclatant passé dominateur, reste une blessure douloureuse).
On peut remarquer comme une affinité entre la simplicité grandiose
de la foi et du culte musulmans et la simplification réductrice de
la psuchè moderne-post, telle que nous l’avons évoquée.
La passion qui s’investit dans le débat sur la place de la femme
et son symbolisme suggère que des racines inconscientes, liées à
la sexualité, pourraient être détectées. En tout cas, on observe
que la conviction islamiste fournit un contre-pôle à la détérioration
anomique des zones où vivent en forte proportion des populations récemment
immigrées. Il est possible que les tout premiers indices d’un
reflux de l’intégrisme soient en train d’apparaître, mais
l’islam convaincu jouera sans nul doute un rôle important dans
l’avenir de la société française.
-
- Il
n’est pas exclu que le protestantisme évangélique et l’islam
français se rejoignent dans certains combats de salubrité morale:
ils ont commencé de s’allier dans leur mobilisation contre le
PACS. Dans leurs rangs on observe de semblables réactions de dégoût
devant la culture du blasphème si présente au cinéma et dans les
médias – l’exploitation de thèmes sacrés pour les croyants, délibérée,
systématique, pour que le scandale fasse de la publicité et le
producteur se fasse davantage d’argent. Mais de fortes divergences
demeurent dans d’autres secteurs de l’éthique, sur le recours
à la violence, par exemple, et sur les libertés individuelles,
particulièrement en matière religieuse.
-
- Car
le premier rapport du protestantisme évangélique à l’islam sera
celui du témoignage missionnaire. Le musulman, à raison même de
son sérieux moral et de son désir de soumission à Dieu (cf.
Rm 10:2), est d’abord le destinataire de la Bonne Nouvelle du
salut gratuit et de la vie éternelle; le vœu et l’objectif du
protestant évangélique ne peut être que la rencontre du musulman
avec celui qu’il honore comme Sidi Issa mais dont il n’a
qu’une image tronquée et déformée, qu’il doit découvrir et
recevoir comme son Seigneur et son Sauveur. Il est possible que les
évangéliques soient les seuls chrétiens à rendre le témoignage
de l’Evangile aux musulmans. Qu’ils doivent rencontrer une vive
opposition, et même violente dans les mots et les actes, est
probable. En même temps, beaucoup de musulmans apprécieront de
trouver un interlocuteur chrétien «consistant», net et ferme; on
peut espérer que naisse et s’approfondisse le respect, voire
l’estime, réciproque. Il sera bon qu’ils entendent la réaffirmation
sans équivoque du monothéisme strict (c’est l’un des «ingrédients»
du dogme trinitaire!) alors que tant de théologiens de la chrétienté
flirtent, d’une façon qui nous blesse autant que les musulmans,
avec le trithéisme ou, comme ils disent, le «panenthéisme»17.
-
- Pour
que l’évangélisation traverse les barrières des préjugés et
puisse atteindre les musulmans, il faudra qu’un point névralgique
soit clarifié. Tant que l’image du protestantisme évangélique
se confondra plus ou moins avec celle du sionisme (le phénomène
politique), une réaction passionnelle a priori bloquera tout
accès dans les populations solidaires du monde arabe – chrétiens
compris, d’ailleurs. Nous concluons, pour notre part, de l’étude
des prophéties, que Dieu a en réserve un avenir particulier pour
«l’Israël selon la chair»: qu’il «restituera le Royaume à
Israël» (Ac 1:6, le Royaume de Dieu dont Jésus entretenait ses
disciples, v. 3, et qui a été «enlevé» aux représentants
officiels de la nation, Mt 21:43, pour le donner à la «nation»
qu’est l’Israël de Dieu); nous croyons qu’une conversion
massive se produira, selon l’analogie des plus grands réveils, et
nous supposons que le rassemblement (partiel) opéré au XXe
siècle prépare l’accomplissement de cette promesse. Mais ce
n’est pas à nous de «connaître les temps et les moments», et
les sinuosités éventuelles du plan de Dieu, pour tirer un choix
politique des prédictions de la Bible. Surtout, nous savons que
Dieu emploie sans les excuser les œuvres des méchants dans
la réalisation de ses desseins: nous n’avons pas à soutenir et
justifier l’oppression et l’injustice, d’où qu’elles
viennent.
-
- Le
Royaume, dans sa définition de Romains 14:17, vient pour Israël.
Le Royaume dans sa manifestation visible, sa plénitude intérieure
et extérieure, vient ensuite et bientôt pour l’Eglise et le
monde. En attendant la puissance du séjour des morts ne prévaudra
pas contre le troupeau du Bon Berger, que nul ne ravira de sa main.
L’assurance du protestantisme évangélique à l’aube du IIIe
millénaire, c’est qu’il a un avenir et que l’avenir de cet
avenir, infailliblement certain, n’est autre que la Gloire du
Royaume!
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