Le mouvement réformé de reconstruction chrétienne
par Pierre COURTHIAL
Doyen honoraire de la Faculté Libre de Théologie Réformée d'Aix-en-Provence
- Article paru dans le N° 14 de la Revue HOKHMA
(1980) -
C'est à une révision
radicale et totale de ses modes de vie, de pensée et d'action que le
peuple de Dieu est appelé en cette fin du XXe siècle. Qu'ils soient
orthodoxes-orientaux, catholiques-romains ou protestants, les
conservateurs attachés à leurs traditions, qui ne sont trop souvent
que des habitudes ou des routines plus ou moins anciennes, et les
progressistes s'accrochant à des nouveautés, qui ne sont trop souvent
que des reprises de vieilles erreurs sous de nouveaux masques, doivent
s'examiner eux-mêmes et accepter d'être mis en question de façon
vraiment critique non pas d'abord par les accusations plus ou moins sérieuses
et fondées qu'ils s'adressent les uns aux autres mais par la Vérité sûre
et certaine de la Parole de Dieu incarnée qu'est le Christ de la Sainte
Ecriture, de la Parole de Dieu inspirée qu'est la Sainte Ecriture du
Christ.
Depuis trois millénaires
et demi, à chaque époque critique de son histoire, le peuple de Dieu -
l'Eglise de l'ancienne disposition qu'était Israël puis l'Israël de
la nouvelle disposition qu'est l'Eglise - n'a connu de vrai renouveau,
de vraie re-formation, qu'en revenant cordialement à cette Parole toute
proche qu'il ne tient contre lui que pour être tenu par elle. La
fonction prophétique véritable, depuis Moïse jusqu'aujourd'hui, a
toujours été et demeure, sous l'emprise souveraine du Saint Esprit,
d'appeler le peuple le Dieu, lorsqu'il erre, à revenir à la Parole de
Dieu, à se laisser juger et sauver par elle, à reconnaître sa pleine
autorité, à se conformer à ce qu'elle dit. Pour l'amour de Dieu !
En ces années 80
qui commencent, tout le peuple de Dieu, en toutes "dénominations",
est appelé à l'œuvre de re-formation, de restauration, de
reconstruction, nécessaire. Au terme d'une longue période de sécularisation
universelle qui, pour l'Eglise, a commencé par ses pasteurs et
docteurs, a généralement été une période d'apostasie (de dérapage,
d'éloignement, de révolte) par rapport à la Parole de Dieu, alors
qu'au bout de faux-sens et de contre-sens nous en arrivons au non-sens,
le temps est venu de confesser de nouveau, en paroles et en actes, avec
une pleine conviction et dans une patiente et ferme espérance, que le Règne
n'appartient pas au(x) prétendu(s) "prince(s) de ce monde",
ni à l'homme se voulant dieu et reniant Dieu, mais au seul Seigneur Créateur
et Rédempteur qui est éternellement : le Père, le Fils et le Saint
Esprit.
Il faut ajouter et
préciser que l'œuvre de re-formation, de restauration, de
reconstruction chrétienne à laquelle, dans le monde entier, est appelé
le peuple de Dieu n'est pas seulement celle de l'Eglise et de la théologie,
encore qu'il faille, bien sûr, commencer par celle-ci. Puisque la
Parole de Dieu est souveraine, elle doit être reconnue comme telle en
tout et partout. Nul n'a le droit de restreindre l'étendue de son
autorité. Notre Seigneur est Roi sur tous les domaines de l'univers et
de l'existence. Et si la volonté apostate de sécularisation, œuvrant
en tout et partout, a visé et vise à rejeter la souveraineté de Dieu
jusque dans l'Eglise et la théologie, la volonté obéissante de
christianisation, œuvrant en tout et partout, doit viser à ce que soit
manifestée la souveraineté de Dieu jusqu'aux extrémités de l'univers
et jusque dans la moindre parcelle de l'existence. La parole du Christ
ressuscité à ses disciples est imprescriptible dans son affirmation,
dans son commandement et dans sa promesse : "Toute autorité
m'a été donnée dans le ciel et sur la terre. Allez. Faites de toutes
les nations des disciples. Baptisez-les au nom du Père, du Fils et du
Saint Esprit, et enseignez-leur à garder tout ce que je vous ai
prescrit. Et voici : Je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du
monde ".
Il y a donc depuis
la Chute et plus encore depuis qu'est venu Jésus-Christ antithèse, opposition, conflit spirituel universel et permanent entre la Cité de ce siècle (Babel, Babylone ; de la Genèse à
l'Apocalypse) qui, pour s'exalter orgueilleusement et stupidement elle-même,
prétend s'arracher et tout arracher à la souveraineté de Dieu et de
sa Parole, et la Cité de Dieu (Salem, Jérusalem, la nouvelle Jérusalem ; de la Genèse à
l'Apocalypse) qui, dans la foi, l'espérance et l'amour, se réjouit,
dans la louange eucharistique, jusque sous la persécution, de la totale
souveraineté de Dieu et de Sa Parole.
Notre Seigneur, par
son Esprit agissant par et avec ce que dit - Parole de Dieu ! - la
Sainte Ecriture, veut régner de telle manière efficace, particulière,
intime, sur les siens qu'Il régénère, justifie, sanctifie et fait
persévérer, que tout ce qu'ils pensent, tout ce qu'ils font, tout ce
qu'ils sont ici-bas - dans l’Eglise comme dans l'Etat, dans le célibat
comme dans le mariage, dans leur vie familiale et professionnelle comme
dans leurs recherches philosophiques, scientifiques, artistiques ou
techniques, bref : en toutes choses - soit pour la gloire de Dieu,
dans un mouvement progressif, continuellement repris, de repentance et
de foi obéissante et aimante. C'est dire que la Parole-Loi de Dieu, la
Parole-Directives de Dieu, toujours reçue comme Evangile, comme
Nouvelle de grâce, leur est en toutes choses lumière et règle
puisqu'elle exprime la Morale et le Droit véritables pour toute
l'existence, personnelle et sociale, des hommes.
Dans son essai
magistral d'une philosophie chrétienne de l'histoire, le De Civitate
Dei (composé de 412 à 426, peu après la prise de Rome - 410 - par
les Goths d'Alaric), S. Augustin a su mettre en évidence ce terrible
combat des deux Cités (celle de "ceux qui aiment Dieu jusqu'au mépris
d'eux-mêmes" et celle de "ceux qui s'aiment eux-mêmes
jusqu'au mépris de Dieu").
Par ce combat, le
Dieu trinitaire souverain, conformément à son dessein éternel et
immuable, démontre et déploie historiquement tout ensemble sa justice
et sa miséricorde. Le moment initial de ce combat se situe dès après
l'apostasie originelle du genre humain, avec Adam et Eve, en Eden. Le
moment central et décisif de ce combat se situe en Palestine, dans les
trois premières décennies de notre ère, qui est la dernière de
l'histoire (contrairement à un lieu commun transitoire, il n'y a pas,
et il n'y aura pas, d'ère ''post-chrétienne" !), lorsque le Fils
éternel de Dieu, incarné, a vaincu une fois pour toutes l'Adversaire
(très précisément : lors de ses tentations, de sa passion, de sa mort
sur la croix, de sa résurrection corporelle). Pour les siens. A leur
place. Pour leur salut. Le moment final de ce combat se situe lors du
retour en gloire du même Jésus-Christ ; lors de la résurrection des
morts et du jugement dernier. Dans les "derniers jours" où
nous sommes, entre sa première Venue et sa Venue en gloire, notre
Seigneur, présentement, "à la droite de Dieu", accorde aux
siens, par l'Esprit qui procède du Père et qu'Il leur envoie, toutes
les richesses intrinsèques de sa victoire, merveilleusement antécédente
aux combats conséquents qu'ils doivent encore poursuivre.
Dans l'Eglise. Et en tous domaines. Jusqu'à ce qu'Il vienne.
II
Me bornant à
l'essai d'une description du mouvement de reconstruction chrétienne
au sein de la chrétienté réformée - dont je sais cependant les
liens historico-spirituels qu'elle a eus, qu'elle a, et qu'elle doit
garder et développer autant que faire légitimement se pourra, avec les
autres chrétientés protestantes ainsi qu'avec les chrétientés
catholique - romaine et orthodoxe-orientale - je commence en évoquant
la figure de son précurseur, trop méconnu en dehors de sa patrie, les
Pays-Bas : Guillaume Groen Van Prinsterer (1801-1876).
Dans son ensemble,
la chrétienté réformée européenne n'était plus alors "réformée"
que par ses dénominations ecclésiastiques. Sauf en quelques-uns -
Reste intrépidement fidèle du peuple de Dieu - il n'y avait plus de
confession vivante, vécue, de la Foi re-formée selon la Parole de
Dieu.
Les Lumières (I'AufkIärung) et la Révolution française, dans
l'esprit de ses principaux meneurs, ne s'en étaient prises que secondairement à des abus et à des injustices criants ainsi qu'à la domination
cléricalo-politique de Rome et à l'absolutisme des Bourbons. Ce
qu'elles avaient attaqué et rejeté surtout et d'abord, c'était
la vérité et l'autorité de la Révélation divine. A la place du Dieu
trinitaire, Créateur et Sauveur, l'homme, absolutisé, est pour elles
la norme suprême, le point central de référence. Si, au début du
XIXe siècle, et avec le Romantisme, le motif de la personnalité
(et du sentiment) allait prendre plus de poids que le motif de la
science (et de la raison) - de même que, plus tard, le motif de l'homme
individuel - c'était encore et toujours l'humanisme -
la religion de l'homme, en place de la religion du Dieu vivant - qui
restait à l'ordre du jour. Dans la chrétienté réformée européenne,
l'alliage contre-nature, antinomique, du peu qu'elle voulait bien
encore garder du discours biblique et de tout ce qu'elle
entendait assumer de l'humanisme avait opéré, et continuait à opérer
ses ravages. Groen, qui, à la fin de sa vie, caractérisera son éducation,
tant familiale qu'ecclésiale, comme ayant été "libérale et chrétienne"
(libérale d'abord !) était imprégné de cette atmosphère
humaniste du temps.
A vingt-deux ans,
brillant étudiant de l'Université de Leyde, Groen soutint deux thèses
: l'une à la Faculté de Droit, l'autre à la Faculté des Lettres. Les
rencontres qu'il eut à ce moment avec le poète calviniste Wilhelm
Bilderdijk ( 1756-1831), auteur entre autres d'une épopée
fantastique restée inachevée, De ondergang der eerste Wareld ("La
fin du premier monde"), l'unique homme éminent des. Pays-Bas à
s'opposer alors à l'esprit rationaliste et révolutionnaire qui était,
jusque dans la Cour royale, "la puissance" dans l'air de l'époque,
ne l'influencèrent guère (plus tard, après la mort de Bilderdijk et
après sa "conversion", Groen profitera, dans une admiration
spirituelle et non plus esthétique seulement, de l'œuvre du poète).
C'est alors que le Réveil,
parti de Suisse pour s'étendre à toute une partie de l'Europe,
atteignit les Pays-Bas. Ce Réveil reformateur avait commencé avec des
étudiants de la Faculté de théologie protestante de Genève. Un
ancien officier de marine écossais, Robert Haldane (1764-1842),
qui avait démissionné, après s'être donné à Jésus-Christ et à sa
Parole, pour devenir "évangéliste", passant à Genève,
avait réuni ces étudiants, en février 1817, et lisait, étudiait, méditait
avec eux l'Epître de S. Paul aux Romains.
Ce fut le début d'un Réveil. En mai de la même année - cela
"marque" l'époque - la Vénérable Compagnie des pasteurs de
Genève osa exiger des candidats au Saint Ministère la promesse de ne
jamais prêcher sur la divinité de Jésus-Christ, le péché originel,
l'efficacité de la grâce, et la prédestination ! Le Réveil n'allait
pas moins se poursuivre - dans les Eglises "réformées" ou
hors d'elles, peu importe - avec de fidèles ministres de la Parole de
Dieu comme Henri Merle d'Aubigné, Frédéric Monod, Louis
Gaussen et César Malan.
En 1822, un Juif
d'Amsterdam, Isaac Da Costa (1798-1860), juriste, savant
philologue et surtout poète, disciple et ami de Bilderdijk, demandait
le baptême, et, en 1823, par la publication de ses Bezwaren tegen de
Geest der Eeuw ("Objections contre l'esprit du siècle"),
qui émurent Groen, prenait la tête du Réveil aux Pays-Bas. Des
journaux "humanisto-chrétiens" n'hésitèrent pas à traiter
Da Costa (pensez donc : un Juif !) de "canaille" et de
"singe de l'enragé Bilderdijk".
En 1827, Groen fut
nommé Référendaire, puis en 1829 Secrétaire, du Cabinet du Roi
("dînant chaque jour avec la Révolution" put-on dire). Mais
son mariage, en 1828, avec une fervente réformée confessante (il y en
avait quand même ! ), Elisabeth van der Hoop, puis ses
rencontres, à Bruxelles, avec Merle d'Aubigné, qui fut tout
ensemble un savant historien -à preuve son Histoire de la Réformation- et un prédicateur très simple du pur Evangile, l'introduisirent à
cette Foi re-formée selon la Parole de Dieu à laquelle, enfin, il se
rangea de tout son cœur.
A partir du début
des années Trente, Groen va approfondir, proclamer et défendre cette
Foi qu'il a enfin trouvée (qui l'a enfin trouvé).
Le propre du Réveil
réformé (celui, aux Pays-Bas, de Bilderdijk, de Da Costa, de Groen,
pour commencer), c'est qu'il se distingue du Réveil "piétiste" par le caractère à la fois plus radical et plus ample de son
esprit et de sa vision : plus radical par sa foi en la souveraineté et
en l'efficacité de la grâce divine ; plus ample, parce que, s'il
s'agit du salut personnel et éternel des hommes, il s'agit aussi du
salut temporel de la culture, de la société et du Règne du
Christ sur tous les domaines de la pensée et de l'existence.
C'est ainsi que
Groen Van Prinsterer voulut être, consciemment et résolument, chrétien
en son "cœur" d'abord, mais aussi historien chrétien, journaliste chrétien et homme politique chrétien.
De plus en plus,
Groen comprend et fait connaître que le mal moderne, jusque dans l'Eglise,
est "l'apostasie systématique" préparée par le rationalisme
des Lumières et propagée par l'esprit de la Révolution. La
lecture qu'il fait alors des Reflections on the Revolution in France, de l'Anglais Edmund Burke (1728-1797) le confirme dans la
conviction qu'avant d'être politique la Révolution est un phénomène
spirituel, religieux, d'apostasie qui doit être combattu dans ses
principes mêmes. A l'esprit de la Révolution et à la devise :
"Ni Dieu, ni Maître" doit être opposé l'esprit de la Réformation,
l'esprit de la confession de la vraie Foi : "Jésus-Christ est le
Seigneur".
Groen, à cause de
sa faible santé, a dû démissionner, en 1833, de sa charge de Secrétaire
du Cabinet royal pour accepter l'emploi d'Archiviste des papiers
personnels de la Maison d'Orange-Nassau, emploi qui va lui laisser...
les loisirs qu'il va studieusement et activement occuper. Si Groen, fidèle
à sa charge, va publier au long des décennies la série des volumes
d'Archives de la Maison d'Orange (couvrant la période de 1552 à 1688),
historien il va publier aussi un fort Manuel sur l'histoire des
Pays-Bas. Tant dans son introduction aux Archives que dans son
Manuel, Groen n'a pas hésité à mettre en œuvre son principe
re-formé de "la soumission inconditionnelle à la Loi que Dieu a révélée
dans la Sainte Ecriture". Par là il mettait en cause la prétendue
"neutralité" de la science historique. Ce qui provoquera évidemment
de vives réactions. Sans empêcher, de la part d'excellents historiens,
la reconnaissance du fait que Groen a été un pionnier de
l'historiographie moderne.
Historien chrétien,
Groen fut de même, à plusieurs reprises et, en particulier de 1869
jusqu'à sa mort en 1876, avec l'hebdomadaire Nederlandsche Gedachten ("Pensées néerlandaises") un journaliste chrétien.
Groen fut surtout
un homme politique et un penseur politique chrétien.
Homme politique, il
fut à trois reprises député du Parlement néerlandais et leader du
Parti anti-révolutionnaire établi en 1848.
Que l'on y prenne
bien garde : Groen n'a aucunement été un conservateur et ne s'est
jamais fait l'avocat du statu quo. Etre anti-révolutionnaire,
au sens de Groen et de son Parti, ce n'est pas être contre les
changements, contre les progrès, nécessaires, et même contre toute
forme d'insurrection. Etre anti-révolutionnaire, au sens de Groen et de
son Parti, c'est, pour le bien des hommes et pour le vrai progrès du
genre humain, combattre les principes et les mauvais fruits conséquents
de la Révolution "humaniste". Au reste, l'idéologie
"religieuse-apostate" de la Révolution était alors partagée
aussi bien par les libéraux - disons : la Gauche - que par les
conservateurs - disons : la Droite. En réalité, Metternich et les
partisans du Traité de Vienne et de l'Ordre établi avaient la même idéologie
que leurs adversaires. "Les idées de Rousseau et de Montesquieu étaient
alors la propriété de tous les pays civilisés". L'opposition des uns aux autres n'était pas "religieuse",
"idéologique", mais se situait seulement au niveau
"pratique" des intérêts et des moyens à considérer. Aussi,
pour Groen, l'obligation alternative "conservateurs" ou
"libéraux" - nous dirions aujourd'hui "droite" ou
gauche" - s'inscrivait-elle dans le même ensemble apostat,
religieux", "idéologique" à combattre résolument.
Comme homme
politique, Groen, incompris le plus souvent jusque dans son propre
Parti, demeura tout au long des années Trente à Cinquante et la
majeure partie des années Soixante, un combattant plus ou moins
solitaire, un "général sans armée" a-t-on dit. Ses nombreux
adversaires en profitèrent pour le ridiculiser plutôt que pour le
combattre honnêtement et sans mépris. Longtemps, en témoin de son
Seigneur dans la sphère politique, Groen dut porter sa croix.
Seules, les sept
dernières années de sa vie, de 1869 à 1876, furent rafraîchies et réconfortées
par le secours inespéré et puissant que lui apporta Abraham Kuyper.
Lorsque, le 8 mai 1869, Groen Van Prinsterer en sa vieillesse commençante
entendit la conférence : Appel à la conscience nationale que
Kuyper, alors pasteur à Utrecht, donna en l'Eglise cathédrale de cette
ville à l'occasion d'un congrès national de la Société pour l'éducation
chrétienne, fondée en 1860, il rendit grâces à Dieu. Enfin
retentissait l'écho répondant à ce qu'il disait, apparemment sans
grands résultats, depuis longtemps. Groen avait là près de lui et il
écoutait et voyait pour la première fois un homme avec lequel il avait
échangé quelques lettres, un homme dont la conviction, l'intelligence,
la culture, les écrits, la parole, l'ardeur, allaient marquer
l'histoire des Pays-Bas et de la chrétienté. Le "général sans
armée" venait de trouver un successeur de taille, un général qui
allait entraîner toute une armée à la bataille. Le vieillard qui
n'avait pas eu d'enfant recevait pour sa consolation un fils spirituel
incomparable. Et, pendant sept ans, ces deux hommes, saisis, éclairés,
brûlés, par la même vision re-formée de Dieu, du monde et de la vie,
allaient "évangéliser" ensemble leur pays, dans une amitié
et un respect réciproques qui surmontaient la différence de leurs âges.
Penseur politique,
Guillaume Groen Van Prinsterer a laissé des ouvrages saisissant
d'actualité aujourd'hui :
Ongeloof en
Revolutie ("Apostasie
et Révolution"), 1847 ;
Le Parti anti-révolutionnaire
et confessionnel (en français), 1860 ;
L'Empire prussien
et l'Apocalypse (en
français), 1867.
Dans "Apostasie
et Révolution", Groen annonce que l'esprit apostat de la Révolution
conduit de lui-même à l'avènement d'une société anti-christique
dans laquelle un groupe scientifico-politique, ne reconnaissant d'autre
autorité que sa propre raison et ayant une volonté de puissance
absolue, dominera de façon totalitaire une population réduite à
l'esclavage. Lorsque, comme par les Lumières et la Révolution, les
mots : justice, liberté, tolérance, morale, etc... ne sont plus reçus
et employés selon les principes chrétiens dont ils tiennent leur sens,
la justice devient injustice ; la liberté, esclavage ; la tolérance,
persécution ; et la morale immoralisme. Cette inversion sémantique du
sens des mots est la nemesis verbale de ceux qui rejettent Dieu.
"Le bien-être
de demain ne peut être établi par la modification, modération, régulation
de principes pernicieux, ni par un esprit mortel d'abandon et de résignation
; il faut, au contraire, promouvoir la plus haute Vérité, accepter ce
qui est la condition nécessaire pour suivre l'unique voie vers le bien-être
des nations". Et Groen de montrer que lorsque Dieu et Sa Parole
sont reniés, la morale est bientôt jetée par-dessus bord : une
fois que le principe de la Révolution est adopté, il suit, comme la
nuit après le jour, que la morale, la foi, le droit et la justice sont
balayés pour être remplacés par leurs contre-façons humanistes.
Il ne sert à rien, dit Groen, de blâmer les révolutionnaires pour
leurs excès lorsqu'en même temps on applaudit à leurs principes. Et
il démontre que la Révolution ne peut manquer de persécuter les
chrétiens parce que, du point de vue du philosophe et politicien révolutionnaire,
la Révélation et la Foi chrétiennes ne sont pas seulement ridicules
mais nocives.
Dans "Le
Parti anti-révolutionnaire et confessionnel", Groen démontre qu'une
pensée et une action politique chrétiennes ne peuvent dépendre que
d'une confession chrétienne de l'autorité de Dieu et de sa Parole sur
toute l'existence, et qu'elles impliquent le rejet de l'esprit et des
doctrines de la Révolution. Il faut choisir entre l'esprit de la
"Révolution permanente" et l'esprit de la Reformation selon
la Parole de Dieu. L'esprit de la Révolution, c'est le culte de
l'homme ne reconnaissant d'autre souverain que lui-même, d'autre lumière
que celle de sa propre raison, d'autre loi que sa volonté. Nous devons
attaquer le mal à sa racine et renoncer complètement à ce
subjectivisme qui, ne tenant compte ni de la souveraineté de Dieu, ni
de la chute et de la faiblesse de l'homme, mine le fondement de toute vérité
et ne peut que détruire sans être capable de construire.
Dans ce Même
ouvrage, Groen expose les raisons pour lesquelles, en politique, les chrétiens
doivent rompre aussi bien avec les "conservateurs" qu'avec les "libéraux". Ceux-là aussi bien que
ceux-ci ne reconnaissent pas la souveraineté de Dieu et de sa Parole
dans la sphère politique et soutiennent, par exemple, le monopole
étatique de l'éducation voulu par la Révolution. Ce que Groen
avait comme objectif, sur ce dernier point, c'était une éducation
des enfants de l'Alliance de grâce donnée, sous la responsabilité de
leurs parents, dans des écoles où toutes les disciplines seraient
enseignées à la lumière de la Révélation divine tant spéciale (l'Ecriture Sainte) que naturelle (la Création de Dieu). Il ne
s'agissait pas d'ajouter "la religion" aux autres sujets
enseignés à l'école mais d'enseigner tous les sujets selon la
vraie religion, celle du Dieu vivant et non plus selon la religion
humaniste.
Dans ''l'Empire
prussien et l'Apocalypse", Groen, avec une singulière, mais
après tout très normale, clairvoyance, avertit les nations européennes
des abîmes vers lesquels elles se précipitent. Je cite :
"Il y a deux
axiomes de droit public au point de vue chrétien.
I. La Loi divine est
obligatoire ; l'intérêt national est donc une idole, une fausse
divinité.
Il. L'Antéchrist de
notre époque est l'idolâtrie du Moi, systématisée dans le
rationalisme et la Révolution.
I. La Loi divine,
la Loi révélée, est obligatoire dans la sphère politique et doit
imposer silence à l'égoïsme, soit individuel, soit national...
On ne révoquera pas
en doute la foi et le zèle de la Neue Evangelische Zeitung. Eh bien ! au commencement de cette année on y proclamait qu'une
politique soit-disant évangélique est en contradiction avec la nature
même de l'Etat.
Séparer ainsi l'Evangile
et la politique me paraît une erreur très grave... Entre l'athéisme pratique, l'irréligion, et la religion révélée,
pour l'Etat comme pour chacun de nous, il faut choisir...
Prenez-y garde ;
d'autres sauront développer les conséquences de la séparation que
vous prêchez. Votre morale russe, autrichienne, prussienne, deviendra
malgré vous de la morale indépendante. Votre politique non-évangélique
aboutira malgré vous à l'intérêt bien entendu, à la raison d'Etat,
au culte, même s'il le faut, sanguinaire et féroce du
salut public. Tous les scrupules s'évanouiront devant la loi, seule désormais
inviolable, de la nécessité politique.
Les deux systèmes,
le système révolutionnaire et le système chrétien, se résument dans
leur devise. Où la raison d'Etat dit : il le faut, le chrétien
répond : Je ne puis...
L'égoïsme national
n'est pas la loi suprême en politique...
Il. L'Antéchrist
de nos jours, c'est l'esprit de rationalisme et de Révolution... Les chrétiens de toute dénomination ont dans la Révolution un ennemi
commun... Eritis
sicut Deus. C'est
la devise de l'impiété... C'est l'humanité qui s'adore...
Résister à ce
caractère antichrétien de notre époque a été la pensée dominante
de mes écrits et le fil conducteur de ma politique... L'Antéchrist,
c'est l'esprit de révolution".
III
Il est temps,
maintenant, de parler d'Abraham Kuyper (1837-1920).
Kuyper fit ses études
de lettres et de théologie à l'Université de Leyde, lui aussi. En théologie,
il reçut l'enseignement de modernistes déclarés et savants tels L.W.
Rauwenhoff, historien de l'Eglise puis philosophe ; Abraham Kuenen,
professeur d'Ancien Testament ; et surtout Joannes Henricus Scholten,
dogmaticien de grande réputation dont l'autorité hélas ! n'était pas
celle de la Sainte Ecriture. "Moi aussi", dira plus tard
Kuyper, "j'ai rêvé le rêve du modernisme" ; et il
versera des larmes d'amer regret et de honte au souvenir d'avoir, un
jour, applaudi, avec ses camarades de cours, Rauwenhoff déclarant qu'il
ne pouvait plus admettre, comme un fait historique, la résurrection du
Christ.
Le 20 septembre
1862, il obtint le grade de Docteur en théologie (summa cum laude) avec
une thèse en latin : J. Calvini et J. a Lasci de Ecclesia
sententiarum compositio ("Comparaison des doctrines sur l'Eglise
de Jean Calvin et de Jean a Lasco").
La première
paroisse que servit Kuyper, comme pasteur, fut l'Eglise de Beesd, un
petit village de Gelderland, à vingt-cinq kilomètres environ au sud
d'Utrecht. Dans l'ensemble, les "fidèles" de cette Eglise se
satisfaisaient du statu quo, celui d'une sorte d'orthodoxie sans
puissance spirituelle et qui ne les faisait pas combattre pour la cause
et les besoins du Règne de Dieu. Kuyper prêchait consciencieusement
et, avec zèle, visitait les paroissiens. Il y avait cependant à Beesd
quelques réformés confessants dont une jeune femme, Pietje Baltus,
fille de paysans, dont la foi réformée était profonde et qui, pour
cette raison, ne supportant pas les sermons des pasteurs d'alors,
puisait ses forces spirituelles dans la méditation de la Bible, la
lecture assidue des confessions de foi et celle des auteurs réformés
d'autrefois. A une voisine qui lui annonçait que le nouveau pasteur
visitait toute la paroisse et allait sûrement bientôt venir la voir,
elle répliqua : "Je n'ai rien à en faire !" ce à quoi la
voisine ajoute : "N'oublie pas, Pietronella, que notre pasteur a,
lui aussi, une âme immortelle et qu'il a, lui aussi, à se préparer à
l'éternité." Aussi, quand Kuyper vint la visiter, Pietje Baltus
osa fermement lui parler de Jésus-Christ et l'inviter à recevoir, lui
aussi, ce salut.
Peu à peu, selon l'élection
souveraine de Dieu, le docteur en théologie de l'Université de Leyde
se laissa "évangéliser" par Pietje, l'humble paysanne qui
lui ouvrait les trésors de l'Ecriture Sainte et de la Foi re-formée.
Il rompit décidément avec le modernisme, reprit, pour la faire sienne
parce que biblique, la doctrine des confessions de foi, se rendit
inconditionnellement au Dieu trinitaire et à sa Parole, et devint pour
toujours, à son tour, un chrétien réformé ardent et confessant.
Jamais Kuyper
n'oublia Pietje Baltus, sa mère spirituelle en Christ. Et aujourd'hui
encore, on peut voir, dans la "Kuyperhuis" à Amsterdam, sur
le bureau de Kuyper, la photo de Pietje Baltus, photo qui ne quitta
jamais, comme un rappel et un défi, le pasteur, le théologien, le
journaliste, l'homme d'Etat, que fut Kuyper.
Le 10 novembre 1867,
en la Domkerk (l'Eglise cathédrale) d'Utrecht, Kuyper était
"installé" comme pasteur. Sa prédication sur "La Parole
est devenue chair et elle a habité parmi nous" (Jn 1:14), malgré
quelques fausses notes encore hégéliennes, quelques
"bavures" encore, était un appel en vue de la re-formation de
l'Eglise réformée officielle : "Si nous devons entreprendre soit
la restauration de l'Eglise, soit la fondation d'une nouvelle Eglise,
nous sommes, en tout cas, appelés à construire, que ce soit selon
l'ancien plan ou que ce soit selon le style plus pur et le projet
architectural plus élevé que l'Esprit de Dieu nous fera connaître".
A cette époque, une
fois par an, toute Eglise locale était "visitée",
"inspectée", par des représentants de l'Eglise nationale.
Mais la chose était devenue une routine et en fait, deux années sur
trois, se passait par questionnaires, sans vraie visite
"spirituelle". Sur la proposition de Kuyper, le plus jeune des
pasteurs d'Utrecht, ceux-ci décidèrent, le 15 avril 1868, de renvoyer
les questionnaires sans répondre à une seule question puisque
"les questions étaient posées au nom d'un Synode avec lequel les
pasteurs n'avaient pas communion de foi et de confession".
Le Synode officiel
ne broncha pas. Mais le fait était passé si peu inaperçu que, pour
couper court aux folles rumeurs qui commençaient à circuler, Kuyper
dut faire paraître, en août, une brochure : La visite d'Eglise à
Utrecht en 1868, considérée historiquement dans la vision de la
condition critique de notre Eglise.
Kuyper était
vraiment entré dans le grand combat spirituel pour la reconstruction
chrétienne, combat qu'il poursuivra inlassablement jusqu'à sa mort.
Journaliste remarquable par le caractère tout à la fois clair,
vigoureux, populaire et profond de son style, il occupera deux tribunes
dont l'importance ira croissant : celle de l'hebdomadaire De Heraut et
celle du quotidien De Standaard.
Peu après sa conférence
"Appel à la conscience nationale", il publiera, le 8 octobre
1869, son premier article dans De Heraut, dont il deviendra,
moins d'un an après, le rédacteur-en -chef. Le peuple réformé des
Pays-Bas trouvera chaque semaine, dans ce périodique, des éditoriaux,
des méditations, des études bibliques, des exposés de la Foi, des
considérations sur la situation des Eglises, signés par Kuyper, qui
lui procureront une nourriture solide, et dont beaucoup seront publiés
en volumes (par exemple : L'œuvre du Saint-Esprit - articles publiés par De Heraut, du 2 septembre 1883
au 4 juillet 1886 ; trois volumes publiés en 1888 et 1889 - et encore : Le miel du Rocher et Jours de joyeuses nouvelles - articles,
puis recueils, de méditations).
Le 1er avril 1872
parut le premier numéro d'un quotidien De Standaard, que
dirigera longtemps Kuyper et qui sera l'organe du Parti anti-révolutionnaire
(ce Parti, fondé par Groen Van Prinsterer, ne deviendra un Parti
vraiment organisé qu'à partir de sa première convention nationale
tenue le jeudi 3 avril 1879).
Homme d'Eglise, Kuyper, après avoir été pasteur de l'Eglise réformée
officielle à Beesd, puis à Utrecht, le sera à Amsterdam de 1870 à
1874. Ses prédications de la vivante Parole de Dieu allaient réveiller
tout un peuple de Dieu aux Pays-Bas, car, souvent imprimées après
avoir été dites, elles atteignirent les Provinces de tout le Royaume.
Devenu homme d'Etat à partir de 1874, Kuyper demanda et obtint de n'être
plus que pasteur émérite. Mais il ne cessa pas pour autant, en tant
qu'"ancien" ou que fidèle, de prendre une part active à la
vie ecclésiale.
Alors que le
modernisme sévissait dans l'Eglise officielle, le consistoire
d'Amsterdam, dont Kuyper était membre au titre d'ancien, prit
l'initiative, en 1883, de demander que nul ne puisse être admis au
saint Ministère s'il ne pouvait signer cordialement les trois Formes
d'Unité.
La même année, et sur la même lancée, Kuyper publia un volume
manifeste de 204 pages sur "La Reformation des Eglises" (c'était
alors le 400e anniversaire de la naissance de Luther).
Toute re-formation
de l'Eglise réformée officielle (où en était le semper reformanda
?!) se heurtant à l'appareil moderniste en place, 200 Eglises
environ quittèrent, en 1886, leur dénomination dont Kuyper et ses amis
venaient d'être exclus. Elles réunirent un premier synode en 1890.
Puis, en 1892, ces Eglises réformées, au nombre alors de 300 environ,
se réunirent aux Eglises chrétiennes réformées (séparées, elles,
de l'Eglise officielle depuis 1834), au nombre alors de 400 environ,
pour former "les Eglises réformées aux Pays-Bas".
Théologien, Kuyper est, entre autres, l'auteur de deux ouvrages importants ; un
ouvrage savant, en trois volumes : Encyclopaedie der Heilige
Godgeleerdheid ("Encyclopédie de la sainte théologie") qui définit la nature de
la science théologique, sa place dans l'organisme des sciences, et les
différentes disciplines qui la composent ; et un ouvrage plus
populaire, en quatre volumes : E Voto Dordraceno, qui est une
exposition du Catéchisme de Heidelberg.
Homme d'Etat, Kuyper devint député pour la première fois en mars 1874. Il
devait être Premier Ministre des Pays-Bas pendant quatre ans, de
1901 à 1905.
Trois grandes
questions ont passionné Kuyper homme politique : la question de l'enseignement,
la question coloniale et la question sociale.
La question de
l'enseignement. Kuyper, dans
la fidélité à la Sainte Ecriture, affirmera intrépidement : en ce
qui concerne l'éducation des enfants, le droit prioritaire des
parents contre l'absolutisme de l'Etat ; en ce qui concerne
l'enseignement tant primaire ou secondaire que supérieur, le droit
à la liberté de l'enseignement contre le monopole de l'enseignement d'Etat.
La grande affaire de
Kuyper, dans le domaine de l'enseignement, fut l'établissement de l'Université
libre d'Amsterdam.
En 1878, les
Pays-Bas, avec une population de quatre millions d'habitants, comptaient
trois Universités d'Etat (Leyde, Groningue et Utrecht) dont les
humanistes, les rationalistes et les modernistes étaient pratiquement
les maîtres. Le 5 décembre une "Société pour un Enseignement
supérieur sur le fondement des principes réformés" fut établie
à Utrecht. Le 7 novembre 1879, par un acte de foi remarquable, A.
Kuyper et F.L. Rutgers furent nommés professeur à la Faculté de théologie
d'une Université qui n'existait pas encore ! En fait, ils préparèrent
activement ce qui suivit.
Le 19 octobre 1880,
en l'Eglise cathédrale d'Amsterdam fut célébré un service de prière
au cours duquel Ph. J. Hoedemaker donna une prédication sur 1 Samuel
13:19 : "On ne trouvait pas de forgerons dans tout le pays d'Israël
car les Philistins avaient dit : Empêchons les Hébreux de fabriquer
des épées ou des lances". Et le lendemain, 20 octobre 1880,
ce fut le plus beau jour de la vie d'Abraham Kuyper : l'Université
libre d'Amsterdam était inaugurée... avec cinq professeurs : Kuyper,
Rutgers et Hoedemaker pour la théologie ; D. Fabius pour le Droit ; et
F.W.J. Dilloo pour les Lettres. Quarante hommes et femmes faisaient don
à la nouvelle Université du capital, nécessaire selon la Loi, pour démarrer.
En 1905, Kuyper,
Premier Ministre, devait faire voter la loi qui allait assurer aux
Pays-Bas une liberté vraiment plurielle de l'enseignement, l'ouverture
de l'enseignement d'Etat à certains cours libres, la possibilité d'étendre
tout enseignement supérieur d'Etat à des domaines autres que ceux des
Lettres, des Sciences, du Droit et de la Médecine (d'où l'Université
technologique de Delft et, bien plus tard, l'Université d'agriculture
de Wageningen et les Universités de commerce de Rotterdam et de
Tilburg).
La question
coloniale. Kuyper, dans
la fidélité à la Sainte Ecriture, affirmera intrépidement le droit
des peuples colonisés (dans le cas particulier : celui des Indes
orientales néerlandaises) à n'être pas exploités, que ce soit par la
nation colonisatrice ou par des personnes morales ou physiques, et à
recouvrer progressivement leur indépendance. Kuyper et ses amis œuvrèrent
pour que les écoles et hôpitaux soient multipliés dans les colonies,
pour que des cadres y soient formés, pour que soit mis fin au trafic de
l'opium, pour qu'il y ait une administration équitable de la justice,
pour que soit préparée la future indépendance par une organisation de
conseils locaux et régionaux.
La question
sociale. Kuyper, dans la fidélité à la Sainte Ecriture,
affirmera intrépidement le droit des travailleurs à leur pleine dignité
d'hommes. Il cherchera à éviter, dans les lois qu'il proposera et fera
voter, le Scylla du laisser-faire et le Charybde de l'étatisme, en
assurant le minimum d'interférence gouvernementale et le maximum
d'initiatives et de participation des corps intermédiaires et des
travailleurs. Les prises de position de Kuyper contre la politique
sociale libérale du libre-échange et du laisser faire provoquèrent
l'opposition des libéraux qui l'accusèrent de jouer avec le feu et d'être
un démagogue. Et Kuyper déchaîna un véritable tumulte, le 28
novembre 1874, quand il ouvrit sa Bible de poche devant la Seconde
Chambre pour lire Jacques 5:1 et ss. : "Et maintenant, à vous,
riches ! Pleurez et gémissez à cause des malheurs qui viendront sur
vous..."
En 1891, Kuyper
ouvrit le Premier congrès social chrétien, par une conférence sur
"Le Christianisme et la lutte des classes". Citant Eccl. 4:1 ;
Jac. 5:1-4 ; 1 Tim. 6: 10, il déclara : "La question sociale est
devenue LA question, la question vitale brûlante à la fin du XIXe siècle",
et il s'en prit à l'esprit bourgeois de la Révolution française. Dans
cette même conférence, Kuyper souligne cinq points :
a) Dieu étant le
Créateur du ciel et de la terre, il nous faut écouter et
suivre les lois qu'Il a établies pour la Société terrestre ;
b) l'Etat n'est
pas la seule sphère sociale établie par Dieu ; les autres sphères sociales (familiale, professionnelle,
ecclésiastique, etc ... ) doivent être reconnues elles aussi ;
c) l'humanité étant
"d'un seul sang", l'interdépendance et les inter-relations sociales doivent aussi
être reconnues ;
d) toute propriété
est à Dieu ; les hommes ne sont jamais que les "gérants" de ce qu'ils
"possèdent" ; l'usage "responsable" de toute
"propriété" privée ou publique est un devoir chrétien ;
e) la fonction
divine du gouvernement est de promouvoir la justice ; quand une injustice apparaît dans la vie sociale,
il est de la responsabilité de l'Etat d'intervenir par des lois
effectives.
Et Kuyper de
conclure... "la question fondamentale de tout le problème social
est de savoir si les moins fortunés, si les plus pauvres, sont non
seulement des créatures en situation misérable mais, pour l'amour du
Christ, des frères de votre propre chair et de votre propre sang",
ajoutant : "Il n'y a pas de place (dans le Parti anti-révolutionnaire)
pour ceux qui voudraient rejoindre nos rangs pour mettre leur
portefeuille à l'abri. Car nous sommes sur une terre sainte et
quiconque veut marcher sur elle doit d'abord quitter les sandales de son
égoïsme".
Quand il fut Premier
Ministre, et bien que son gouvernement fût un gouvernement de coalition
ne lui laissant pas les coudées franches, Kuyper fit adopter une législation
sociale assurant la protection des femmes et des jeunes travaillant dans
l'industrie, établissant pour tous les Néerlandais un système
d'assurances contre la maladie, l'incapacité et la vieillesse, législation
alors à la pointe du progrès nécessaire dans les pays occidentaux.
IV
En 1926, le néerlandais Herman Dooyeweerd (7 oct. 1894-12 févr. 1977), nommé professeur
de philosophie du Droit, d'encyclopédie du Droit, et de Droit néerlandais
médiéval, à l'Université d'Amsterdam, traitait, dans sa leçon
inaugurale de "De betekenis der welsidee voor rechlswetenschap
en rechtsphilosophie" ("La signification de l'Idée de Loi
pour la science du Droit et la philosophie du Droit"). Avec
cette leçon inaugurale magistrale commençait (on ne s'en doutait pas
alors ! ) le développement de cette philosophie spécifiquement chrétienne appelée d'abord "philosophie de l'idée cosmonornique" ou "philosophie calviniste" et qui mérite plutôt le
nom de "philosophie re-formée". Au reste, le nom de Philosophia Reformata est celui
que garde encore la revue trimestrielle lancée par Dooyeweerd en 1936
comme organe de la "Société pour une philosophie calviniste"
et qui a compté, parmi ses tout premiers collaborateurs, aux côtés de
Dooyeweerd et de son beau-frère D.Th. Vollenhoven, J. Bohatec, le savant calviniste de Vienne ; H.G. Stoker, un philosophe sud-africain ; et Cornelius Van
Til, l'apologète américain qui devait devenir, selon le mot de
l'exégète vétéro-testamentaire Meredith Kline "le prince des apologètes au XXe siècle".
En 1935-1936
paraissait le premier grand ouvrage philosophique de Dooyeweerd : De
wijsbegeerte der wetsidee ("La philosophie de l'Idée de
Loi") en 3 volumes. Mais c'est de 1953 à 1958 que parut, en
anglais, comme une extension de son premier grand ouvrage et sous le
titre A New Critique of Theoretical Thought ("Une
nouvelle critique de la pensée théorique") son opus magnum.
Dès 1954, un Jésuite
allemand, Michael J. Marbet, publiait, à Munich, Grundlinien der
Kalvinistischen "Philosophie der Gesetzeidee" als christliche
Transzendentalphilosophie ("Principes de philosophie calviniste
de l'Idée de Loi comme philosophie transcendantale chrétienne"),
ouvrage signalant l'importance et la portée oecuménique de la
philosophie réformée.
En France, dès
avant la seconde guerre mondiale, le dogmaticien Auguste Lecerf avait nommé "les philosophes calvinistes Vollenhoven et Dooyeweerd". Pierre Marcel, qui, un temps, était allé les écouter et les étudier
à Amsterdam, a écrit, pour sa licence puis pour son doctorat en théologie,
deux thèses considérables consacrées à la pensée philosophique de
Dooyeweerd. La Revue Réformée, dont Pierre Marcel est le directeur depuis
qu'il l'a lancée en 1950, a publié plusieurs articles fondamentaux de
Dooyeweerd qui ont l'avantage d'avoir été rédigés en français.
La philosophie
re-formée, profondément une par son motif-de-base, chrétien,
biblique, et dans son mouvement essentiel, et cependant fort diverse
dans ses recherches et ses exposés entrepris par des hommes très différents,
a déjà compté et compte plus encore aujourd'hui toute une pléiade de
savants.
Aux Pays-Bas d'abord, à côté de Dooyeweerd, nommons encore D.H.Th. Vollenhoven dont la contribution spécifique est dans le champ de l'historiographie
de la philosophie. Sa méthode (de Konsekwent
probleem-historische methode) renouvelle l'approche et
la vision que nous pouvons avoir de l'histoire de la pensée
occidentale. Il a publié, par ailleurs, un seul volume de son
"Histoire de la philosophie" (Geschiedenis der wiisbegeerte),
volume comprenant une Introduction et une Histoire de la philosophie
grecque avant Platon et Aristote" (1950). Citons aussi S.U. Zuidema ; J.P.A. Mekkes ; K.J. Popma ; Hendrik van Riessen, un ingénieur devenu philosophe, dont on
peut lire en anglais The Society of the Future,
et J.D. Dengerink, dont la Revue Réformée a publié
plusieurs articles en français.
En Afrique du Sud,
et particulièrement à Potchefstroom, il y a H.G. Stoker, déjà
nommé, un ancien disciple de Max Scheler "converti" à la
philosophie re-formée ; J.A.L. Taljaard, qui a été le premier président de la Société
de philosophie d'Afrique du Sud ; et B.J. Van der Walt.
Aux Etats-Unis,
la philosophie re-formée suit des routes fort variées. Si Robert D.
Knudsen est bien dans la ligne de Dooyeweerd, Cornelius Van Til, déjà
nommé, plus proche de H.G. Stoker, développe une "philosophie
théologique" pré-suppositionaliste rigoureuse et conquérante tandis que R.J. Rushdoony et Greg L. Bahnsen exposent une pensée
théonomique fortement controversée mais, à mes yeux, riche
d'avenir.
Nommons encore le jeune et brillant Vern S. Poythress, dont
l'ouvrage Philosophy, Science and the Sovereignty of God ouvre d'originales perspectives.
Au Canada,
autour de l'Institute for Christian Studies, de Toronto,
Hendrik Hart, H. Evan Runner et Bernard Zylstra animent une équipe
dynamique qui a réjoui le cœur de Dooyeweerd dans les dernières années
de sa vie, mais qui a pris parfois, par rapport à l'autorité normative
de l'Ecriture Sainte, des positions pour le moins aventurées.
V
Trois grandes
figures historiques sont à l'arrière-plan de la naissance et du développement
de la philosophie re-formée : celles de S. Augustin, de Calvin et... de Kuyper.
Nous avons déjà
fait mention de S. Augustin (354-430) pour signaler que c'est lui
qui a mis en évidence l'antithèse, l'opposition, entre la Civitas
Dei et la Civitas terrena.
Cette antithèse,
cette opposition, s'exerce en particulier dans le domaine de la pensée.
Après avoir assumé,
sans trop de problèmes d'abord, l'héritage de Cicéron, dont l'Hortentius lui avait donné de "convoiter avec une fougue incroyable
l'immortalité de la sagesse", ensuite celui des
philosophes néo-platoniciens qu'il plaçait au-dessus de tous les
autres,
S. Augustin en vint, au cours du combat des deux Cités au-dedans de
lui-même, à re-former profondément sa propre pensée. Ainsi
regretta-t-il, comme en témoignent les Rétractations de la fin de sa vie, d'avoir placé en l'intelligence aussi bien
qu'en Dieu le bien suprême de l'homme (allusion à son discours, de son
temps de catéchumène : Contra Academicos), d'avoir affirmé que
les philosophes sans vraie piété avaient pu (ou pourraient) se sauver
par la lumière de leur vertu (allusion à son traité De ordine),
et d'avoir trop insisté, en plusieurs passages de son De libero
arbitrio, sur le rôle de la volonté humaine sans avoir parlé en même
temps de la grâce souveraine de Dieu. Dans A New Critique of
Theoretical Thought, Dooyeweerd nous apprend que c'est "l'Idée
biblico-augustinienne du conflit permanent, à la racine religieuse de
l'histoire, entre la Civitas Dei et la Civitas terrena" qui l'a conduit, "dès l'entrée, au long du labyrinthe compliqué
de l'histoire de la pensée philosophique".
Dans un important
passage du même ouvrage, Dooyeweerd donne les
raisons pour lesquelles une philosophie chrétienne ne peut être développée
que dans le sens indiqué et suivi par Jean Calvin (1509-1564).
D'abord, à l'école de l'Ecriture Sainte, le Réformateur français
rappelle et souligne que la corruption due au péché n'est pas
restreinte à une "partie de l'âme" et que l'entendement
lui-même, "ce qui est le plus noble et le plus à priser en nos âmes,
est non seulement navré et blessé mais totalement corrompu,
quelque dignité qui y reluise, en sorte qu'il n'a pas seulement besoin
de guérison, mais qu'il faut qu'il vête une nature nouvelle". Il
faut donc, dit Calvin, un "renouvellement", une "reformation",
de la pensée comme de tout notre être (cf. Rom. 12:1-2) ; et le Réformateur
d'enseigner la nécessité, en priorité, d'une "connaissance de
Dieu enracinée au coeur", c'est-à-dire en
notre moi, au point de concentration de notre existence tout entière.
Ensuite, par sa maxime Deus legibus solutus est, sed non exlex,
signifiant que Dieu, Loi à soi-même, est libre à l'égard des
lois auxquelles Il a soumis ses créatures, Calvin, avec un sens bien
biblique, chrétien, de la Majesté et de la Souveraineté divines, nous
rappelle que Dieu seul est autonome et que toutes ses créatures,
jusques et y compris les hommes qu'Il a créés et maintient vraiment
libres et responsables, sont et demeurent théonomes.
Dans son commentaire du Pentateuque, le Réformateur dit de Dieu : Legibus solutus est, quia ipse sibi et omnibus lex est : "Il n'est pas soumis aux lois parce qu'Il
est Lui-même Loi pour soi et pour toutes choses". Premier des philosophes re-formés, Dooyeweerd considère qu'en cela réside
"l'alpha et l'oméga de toute philosophie s'efforçant d'adopter,
non pas en prétention mais en fait, une position vraiment
critique" ; d'où l'appellation originelle de "philosophie de l'Idée
de Loi" (wetsidee) qu'il donna à la philosophie
re-formée. L'Idée de Loi souligne la frontière (non-spatiale et pour les créatures seulement !) entre le Créateur
et sa création. Aussi toute pensée philosophique chrétienne
va-t-elle pouvoir percevoir et décrire le cosmos, dans sa prodigieuse
richesse de sens, comme création de Dieu centrée sur sa racine
religieuse nouvelle : Jésus-Christ.
Dans la ligne
augustino-calvinienne, Abraham Kuyper - nous l'avons vu -
a développé l'Idée de l'antithèse religieuse radicale et totale
entre la pensée chrétienne, dans la mesure où elle est fidèle au
Christ de l'Ecriture et à l'Ecriture du Christ, et toute pensée
non-chrétienne. Les conférences données par Kuyper à Princeton
en 1898, et publiées sous le titre Lectures on Calvinism, sont significatives par leur seule table des matières : 1. Le
calvinisme : une vision de la vie et du monde 2. Le calvinisme et la
religion 3. Le calvinisme et la politique 4. Le calvinisme et la science
5. Le calvinisme et l'art ; 6. Le calvinisme et le futur. Dooyeweerd n'a
pas manqué de reconnaître sa dette envers Kuyper : "La
philosophie de l'Idée cosmonomique, depuis le commencement de son développement
jusqu'à sa première expression systématique dans cet ouvrage (A
New Critique) ne peut être comprise que comme un fruit du réveil
calviniste aux Pays-Bas à partir des dernières décennies du XIXe siècle,
un mouvement qui fut conduit par Abraham Kuyper... Aucun chrétien, s'il
prend vraiment à cœur l'universalité du Règne du Christ et la
confession centrale de la souveraineté de Dieu, en tant que Créateur,
sur l'ensemble du cosmos, ne peut échapper au dilemme que cette
philosophie expose... C'est dans un sens universel que nous devons
entendre l'Idée kuypérienne de l'antithèse religieuse dans la vie
comme dans la pensée... Cette antithèse ne trace pas une ligne de
classification des personnes mais une ligne de division, à
travers le monde, selon les principes fondamentaux, une ligne de
division qui passe au travers de l'existence de chaque chrétien. Cette
antithèse n'est pas d'invention humaine, mais elle est une grande bénédiction
de Dieu. Par elle, Dieu empêche sa création déchue de périr. Nier
cela, c'est renier le Christ et l’œuvre qu'Il poursuit dans le
monde".
VI
Dès son départ, la
philosophie re-formée entreprit d'examiner, puis rejeta, le dogme,
toujours maintenu jusqu'aujourd'hui dans l'histoire de la pensée
occidentale, de la prétendue autonomie de la pensée théorique.
Les diverses critiques de la raison n'ont, en fait, jamais été
assez radicales pour oser mettre en question l'axiome ou le postulat
de l'autonomie de la pensée philosophique ou scientifique. Par
exemple, ni la Critique de la raison pure, à laquelle Kant travailla de 1770 à 1781, ni La crise des sciences en Europe et la
phénoménologie transcendantale, que Husserl publia en 1937,
un an avant sa mort, ni la Critique de la raison dialectique qu'inaugura Sartre en 1960, ne touchent au dogme, incontesté et
incontestable pour ces philosophes, de l'autonomie de la raison.
Husserl, qui avouera ensuite "avoir rêvé un rêve",
affirmait avoir proposé "la critique la plus radicale de la
connaissance", avoir "fait valoir le droit de la raison
autonome à s'imposer comme seule autorité en matière de vérité",
s'être "débarrassé de toutes les idoles, des puissances de la
tradition, des préjugés de toutes sortes". Il ne faisait ainsi
que manifester, de façon naïve, qu'il recevait, sans aucunement le
critiquer, le dogme, traditionnel depuis les merveilleux Grecs, de
l'autonomie de la theoria.
Mais - et c'est ce
que démontre A New Critique of Theoretical Thought - toute pensée théorique ne peut s'exercer sans être animée, qu'elle le
sache ou non, qu'elle le déclare ou non, par un motif-de-base religieux qui relie le "coeur", le "moi", le "je",
de celui qui pense, "Cœur" créé par et pour l'Absolu, soit au seul vrai et vivant Absolu qui est le Dieu trinitaire Créateur
et Sauveur, soit, par une inexplicable et inexcusable apo-stasie, à un relatif absolutisé qui ne peut être - tertium non datur - qu'une
partie ou un aspect de la Création. C'est ce que démontre, une
fois pour toutes, S. Paul :
"La colère de
Dieu se révèle du ciel contre toute impiété et toute injustice des
hommes qui retiennent injustement la Vérité captive, car ce qu'on peut
connaître de Dieu est manifeste pour eux, car Dieu le leur a manifesté.
En effet les (perfections) invisibles de Dieu, sa puissance éternelle
et sa divinité, se voient fort bien depuis la création du monde quand
on les considère dans ses ouvrages.
Ils sont donc
inexcusables puisque connaissant Dieu ils ne l'ont pas glorifié comme
Dieu et ne lui ont pas rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans de
vains raisonnements et leur cœur sans intelligence a été plongé dans
les ténèbres. Se vantant d'être sages ils sont devenus fous ; et ils
ont remplacé la gloire du Dieu incorruptible par des images représentant
l'homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles.
C'est pourquoi Dieu
les a livrés à l'impureté, selon les convoitises de leurs cœurs, en
sorte qu'ils déshonorent eux-mêmes leurs propres corps, eux qui ont échangé
la Vérité de Dieu contre le mensonge et qui ont adoré et servi la créature
au lieu du Créateur qui est béni éternellement. Amen".
Se comprend alors
l'exhortation du même S.Paul aux chrétiens de Colosses : "Prenez
garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie et vaine
tromperie selon la tradition des hommes, selon les éléments du monde,
et non pas selon Christ."
Etrangement, les théologiens
ou philosophes chrétiens, eux-mêmes, depuis les Pères
jusqu'aujourd'hui n'ont pas essayé, dès qu'ils parlaient philosophie,
de critiquer le dogme reçu de la prétendue autonomie de la raison. Même
le philosophe d'Aix-en-Provence, Maurice Blondel (1861-1949),
dans son esquisse d'une "philosophie chrétienne",
a voulu accorder et réconcilier la foi avec la raison sans aliéner
l'autonomie de celle-ci . En recevant sans examen le dogme
intouchable de la prétendue autonomie de la raison, les théologiens ou
les philosophes chrétiens ont été conduits, qu'ils en aient eu ou non
conscience, à "accommoder" leurs pensées aux
motifs-de-base religieux apostats cachés dans les philosophies de leur
temps (ou à la mode de leur temps). Le "point de vue
proprement philosophique" n'a ainsi jamais cessé d'être pour eux
le point de vue immanentiste et rationaliste imperturbablement
maintenu, sous les formes les plus diverses, par la tradition
philosophique humaniste. Les théologiens ou les philosophes
"chrétiens", opérant des synthèses impossibles entre le
motif-de-base chrétien, biblique (création-chute-rédemption) et des
motifs-de-base apostats (forme-matière ou nature-liberté) dialectiques
et antinomiques, ont été successivement platoniciens, aristotéliciens,
cartésiens, kantiens, hégéliens, husserliens, heideggeriens,
existentialistes, marxistes, structuralistes, etc.... la Foi chrétienne
(au sens de la Fides quae creditur) faisant toujours, plus ou
moins, les frais de l'opération.
La philosophie
re-formée doit œuvrer - jusqu'en elle-même, jusque chez les théologiens
réformés - pour que soient discernées, et combattues, et bannies, ces
"accommodations" déformatrices de "la Foi transmise aux
saints une fois pour toutes".
En 1932 déjà, dans son Introduction à la dogmatique réformée,
Auguste Lecerf écrivait : "La corruption est, extensivement
sinon intensivement, totale. Elle s'étend à toutes les facultés
humaines. Le péché a son siège non seulement dans le monde des
passions sensibles qu'il pervertit et déchaîne, mais aussi dans la
volonté qu'il asservit et dans l'entendement qu'il affranchit de la dépendance
de son objet réel et du Créateur de l'objet. Il y a un péché de
l'intelligence... (Le péché) s'étend plus haut et plus loin que
la sensibilité et que la volonté. Il siège au centre même de la
conscience intellectuelle de l'homme". Et Lecerf d'ajouter cette
phrase que je souligne : "Si la raison était normale,
elle consentirait à demeurer raison raisonnée". Comme
l'écrit Dooyeweerd : "J'ai d'abord été fortement sous
l'influence en premier lieu de la philosophie néo-kantienne, ensuite de
la phénoménologie de Husserl. Le grand moment-tournant de ma pensée a
été la découverte de la racine religieuse de la pensée elle-même.
Cette découverte a projeté une lumière nouvelle sur l'impossibilité
de toute tentative, y compris la mienne, d'opérer une synthèse
interne entre la Foi chrétienne et une philosophie enracinée dans la
foi en l'auto-suffisance de la raison humaine."
C'est l'examen
critique de la structure interne de la pensée théorique qui a
conduit la philosophie re-formée à rejeter décidément le faux
dogme traditionnel selon lequel le point de départ de la pensée se
situerait dans la pensée elle-même. Si les mouvements
philosophiques n'avaient pas, cachées sous elle et l'animant, des présuppositions
plus profondes que leur theoria, les arguments des
meilleurs philosophes convaincraient les autres. Mais, à l'inverse, le
débat philosophique se bloque sans cesse parce qu'en raison-même du
faux dogme de l'autonomie de la raison, qu'ils reçoivent en commun, les
philosophes sont rendus incapables de pénétrer jusqu'aux véritables
points de départ, jusqu'aux motifs-de-base religieux, des
autres. Ils s'imaginent alors à tort que leurs oppositions
fondamentales ne tiennent qu'à des défauts dans l'exercice de la pensée.
En réalité, les oppositions fondamentales, en philosophie comme
ailleurs, sont d'origine religieuse selon que l'homme reconnaît
sa situation théonomique (de relation au vrai
Dieu trinitaire, seul auto-nome, seul Loi-à-soi-même, qui se révèle
avec évidence tant dans son œuvre créée, y compris l'homme, que dans
sa Parole incarnée et écrite) ou ose prétendre à une impossible
situation d'autonomie qui l'oriente vers (et le relie à)
l'Idole, le relatif absolutisé, de son choix apostat.
La présupposition
qui, seule, rend possible tant la pensée théorique que l'expérience,
est la sûreté de la parole du Christ disant : "Le chemin, la vérité
et la vie, c'est Moi ! " S'il était vraiment livré à lui-même -
mais par la Providence et le Gouvernement de Dieu, il ne l'est pas -,
l'homme apostat, philosophe ou non, serait perdu dans un océan de
contingences sans rivages et sans fond. Mais cet homme, en dépit de sa
prétention à l'autonomie, se trouve bel et bien situé dans l'univers
de Dieu, dans l'univers que Dieu a créé, a placé sous sa Loi,
gouverne et maintient, tant et si bien que s'il peut vivre et raisonner
- même contre Dieu ! - c'est que le monde et lui-même ne sont pas ce
que sa religion apostate lui fait penser, mais ce que la parole de Dieu
révèle qu'ils sont. Chaque fois qu'en homme de pensée, philosophe
ou savant, il "explique" ou "découvre" valablement
quelque chose, il ne le fait - contrairement à ses fausses présuppositions
- que parce qu'il emprunte, inconsciemment et à son "cœur" défendant,
la présupposition chrétienne de la Création et de la Providence
divines. Et c'est seulement ainsi que l'homme apostat a pu, peut et
pourra contribuer au progrès du savoir et de la culture. Malgré ses
fausses "religions". Non pas selon ses motifs-de-base insensés
mais malgré eux. Non pas selon ses présuppositions de caractère
dialectique et antinomique : "forme-matière",
"nature-liberté ", "hasard-nécessité", etc...
mais parce que, seule, la présupposition chrétienne, biblique, du
Dieu trinitaire Créateur et Sauveur est vraiment vraie.
La philosophie
re-formée, en se développant, va pouvoir et devoir rendre un service
inappréciable à l'indispensable reformation progressive de l'ensemble
du savoir théorique, sous l'autorité normative de la Parole de Dieu.
En effet, si chacune des branches du savoir théorique, c'est-à-dire
chaque science particulière, a comme objet propre, comme Gegenstand, un des aspects modaux de la réalité créée, avec son noyau-de-sens
irréductible et définissant un des cercles-de-lois de la création,
c'est la philosophie, dont le Gegenstand est tout à
la fois la cohérence de sens de toute la réalité
créée une et multiple et les inter-relations des divers
aspects modaux qui la structurent "légalement", qui peut et
doit assumer, à côté et au-dedans des sciences particulières, le rôle
critique et positif qu'elle seule est appelée à jouer :
- rôle
critique, en
s'employant à discerner en toute science particulière, et même dans
les sciences spéciales que sont la théologie et
l'anthropologie, aussi bien ce qui relève de la présence et des
influences, souvent subtiles, de motifs-de-base irrecevables parce
qu'apostats, que ce qui relève valablement du motif-de-base chrétien,
biblique ;
- rôle
positif en
contribuant à la reformation et à l'affinement des concepts, des
notions, qu'utilise chaque science et qui ont généralement des sens
analogiques, prospectifs ou rétrospectifs, dans les autres sciences ; rôle
positif encore, en distribuant et en décrivant systématiquement les
sciences particulières selon un ordre logique dépendant de la
structure discernable dans la création ; et en caractérisant à part la
théologie en tant que science de la Révélation spéciale de Dieu (dans le Christ de l'Ecriture dans l'Ecriture du Christ) et l'anthropologie en tant que science de l'homme-image de Dieu, à la lumière de
cette même Révélation spéciale.
VII
Il est évident
que le mouvement reformé de reconstruction chrétienne doit être
entrepris ou poursuivi, en priorité, dans l'Eglise, profondément
pénétrée hélas ! par l'esprit de révolution, de sécularisation et
d'apostasie.
La vraie foi venant
de ce qu'on entend la Parole du Christ, la priorité des priorités est celle d'une prédication, d'un
enseignement, d'une catéchèse, aussi rigoureusement fidèles que
possible à l'Ecriture Sainte reçue, sans aucune restriction, dans sa
singularité et sa totalité, comme Parole inerrante de Dieu Lui-même.
La saine doctrine doit recouvrer dans l'Eglise la place qu'elle n'aurait jamais dû
perdre. Aussi, dans les Ecoles, Facultés, Séminaires, Instituts, qui
forment au saint Ministère, à la lumière et sous la norme de cette
infaillible Parole de Dieu qu'est la Sainte Ecriture, les
confessions de foi de l'Eglise des premiers siècles (Symboles
apostolique, de Nicée-Constantinople, de Chalcédoine) et des Eglises réformées
des XVIe et XVIIe siècles, comme aussi les œuvres anciennes ou
modernes des docteurs de la grande tradition ecclésiale fidèle à l'Ecriture
Sainte, doivent-elles être étudiées pour être suivies, continuées ; et les erreurs et hérésies qu'elles ont combattues doivent-elles être
étudiées pour être réfutées, rejetées. Notre temps ne manque
pas, grâce à Dieu, de docteurs fidèles rappelant l'Eglise à sa vraie
tradition qui est de suivre humblement ce que dit le Christ de l'Ecriture
et l'Ecriture du Christ.
A la saine doctrine
divine qu'elle doit enseigner et proclamer, l'Eglise doit se conformer
toujours mieux dans sa vie et dans la vie de ses membres, progressant
ainsi dans la sanctification qui est en Jésus-Christ, son unique
Chef, par la puissance du Saint Esprit, afin d'être vraiment le sel de
la terre et la lumière du monde.
Mais - et je le répète car c'est pour le dire et le redire que cet article
est écrit - , le mouvement reformé de reconstruction chrétienne
doit être entrepris ou poursuivi, aussi, dans tous les autres
domaines de l'existence.
Il est temps d'en
finir avec le défaitisme "chrétien" qu'un Autre a mis à la
mode !
Depuis des décennies,
un peu partout, c'est comme si les "chrétiens"
s'entretenaient à jouer battu. C'est comme s'ils étaient prêts à se
replier sans cesse sur des positions même pas préparées à l'avance ;
c'est comme s'ils étaient fascinés et attirés par tout ce qui va
contre la Foi, contre la Sainte Ecriture, contre la Vérité qui, seule,
peut affranchir des peurs, des doutes et de la puissance des Ténèbres
; c'est comme s'ils s'ingéniaient à ouvrir les portes de la Cité de
Dieu aux adversaires et se proposaient d'être leur cinquième colonne.
Et les "chrétiens"
de parler eux-mêmes, constamment, de fin de l'ère chrétienne, d'inéluctable
sécularisation, de post-chrétienté. De répéter à qui veut bien (et
comment !) les entendre que tout est profane et que rien n'est sacré.
Alors que le
Seigneur leur tend et leur ordonne d'employer, pour qu'ils soient
vainqueurs dans leur faiblesse même, des armes invincibles, ne dédaignent-ils
pas ces armes, ne les jettent-ils pas bas, prêts à pactiser (paix !
paix ! paix !) avec l'Adversaire, sous quelque masque qu'il se présente
?
Dans cet horrible
temps de défaitisme "chrétien", les leçons de fidélité,
de courage, d'entreprise, d'espérance, d'un S.Augustin, d'un Jean
Calvin, d'un Groen Van Prinsterer, d'un Kuyper, d'un Dooyeweerd et d'un
Van Til, sont exemplaires. C'est un sursum corda qui doit
retentir.
Toute espérance
humaniste, toute espérance d'un salut (même seulement temporel) de
l'homme par l'homme, est illusion, mensonge, duperie. L'homme est bien
trop petit pour être un dieu pour l'homme.
Seule l'espérance
chrétienne, seule l'espérance du salut (temporel et éternel) de
l'homme par Dieu, par la grâce souveraine de Dieu, par l'Evangile-Loi
de Dieu, est la vraie espérance. Dieu seul peut être Dieu pour une créature
aussi grande, jusque dans sa misère, que l'homme.
Parce que Dieu est
le souverain Créateur et Recteur de toutes les réalités visibles et
invisibles, ni le salut qui est son œuvre de grâce, ni le combat dans
lequel Il entraîne et conduit les siens, ne se bornent à je ne sais
quelle sphère purement "intérieure", mais doivent s'étendre
à toutes les sphères sans exception. Tout doit, devenir ou
redevenir chrétien parce que la seigneurie du Christ Jésus,
le Fils unique de Dieu incarné pour nous et pour notre salut, est
une seigneurie totale. La Foi chrétienne place tout
sous cette seigneurie du Christ. A Lui, comme au Père et au Saint
Esprit l'honneur, la louange et la gloire, pour les siècles des siècles. Amen.
Jean Laski ou a Lasco est un Réformateur polonais, disciplie
d'Erasme et de Zwingle, qui, entre autres, correspondit avec Martin
Bucer sur l'Eucharistie, et dressa, à Londres, vers 1550, une
Eglise réformée pour les étrangers.
Il existe, en anglais, trois introductions à cette
philosophie (traduites du néerlandais ! ) :
a)
une, très élémentaire, en 70 pages, de J.M. Spier, What is
calvinist philosophy ? ("Qu'est ce que la philosophie
calviniste ?") Eerdmans, 1953 ;
b)
une, plus développée, en 250 pages, du même Spier, An
Introduction to christian philosophy, (The Presbyterians and
Reformed Publ. Co., 1954) ;
- "La sécularisation de la science", n° 17-18, de
1954 (pp. 138-157) ;
-
"Philosophie et théologie", n° 35, de 1958 (pp. 48-60) ;
-
"Mouvements progressifs et régressifs dans l'histoire", n°
36, de 1958 (pp.1-13) ;
-
"Cinq conférences données à Paris (au Musée Social, en décembre
1957) :
1.
La prétendue autonomie de la pensée philosophique.
2.
La base religieuse de la philosophie grecque.
3.
La base religieuse de la philosophie scolastique.
4.
La base religieuse de la philosophie humaniste.
Cf. son étude sur "Le temps", dans Philosophy and
Christianity (1965).
Auteur, entre autres, d'une Inleiding in de wijsbegeerte ("Introduction
à la philosophie", 1956) et de Evangelie en geschiedenis ("Evangile
et histoire", 1972).
Cf. en anglais, son essai très éclairant sur la théorie de la
connaissance, dans l'ouvrage collectif à ne pas manquer, Jerusalem
and Athens (Presbyterian and Reformed, 1971), pp. 25-71.
On va publier, cette année, son premier ouvrage en anglais : Polished
Lenses : New directions in Christian philosophy.
Il a publié deux ensembles d'études en 1977 : Horizon et Heartbeat. Va paraître prochainement un troisième ensemble : Cosmoscope.
Dans son œuvre considérable, cf. : The
New Modernism (1946) ; Christianity and Barthianism (1 962) ; The
Defense of the Faith (1953) ; A christian theory of Knowledge (1
969) ; Common Grace and the Gospel (1972) ; The New Hermenentic
(1974).
Parmi les nombreux ouvrages de Rushdoony il faut citer : The
Institutes of Biblical Law (The Craig Press, 1973) - plus de
800 pages. De
Bahnsen : Theonomy in Christian Ethics (The Craig Press,
1977).
édité par The Presbyterian and Reformed Publ. Co., 1976.
[45] Cf. Institution, 111, XXIII, 2 ;et Deaeterna praedestinatione, Corp.
Ref. 36, 361.
[46] Comm. in Mosis libros V, Corp.
Ref. 52, 49, 131.
[50] Il faut considérer, à la suite de Lactance, dans ses Divinae
Instituliones, le sens de religio à partir du verbe re-ligare,
et non pas, à la suite de Cicéron, dans son De natura deorum, à
partir du verbe re-legere.
[61] Il peut être utile à tel ou tel lecteur de se référer aux
œuvres maîtresses suivantes :
A.
Du XIXe siècle :
a)
parmi les théologiens réformés écossais :
William
Cunningham : Historical Theology, 2 vol. (Banner of Truth
Trust) ;
id. The Reformers and The Theology of the Reformation. (B. of
T.T.) ;
James
Barnerman : The Church of Christ,2 vol. (B. of T.T.).
b)
parmi les théologiens réformés américains :
Charles
Hodge : Systernatic Theology,3 vol. (Eerdmans) ;
Robert L. Dabney : Lectures in Systematic Theology (Zondervan).
B.
Du XXe siècle :
a)
du théologien réformé néerlandais G.C. Berkouwer (en traduction
anglaise) : Studies in Dogmatics, 14 vol. (Eerdmans) ;
b)
de l'exégète réformé américain Meredith G. Kline : By Oath
Consigned (1968) ; id. The
Structure of Biblical Authority (1972)
;
c)
du théologien réformé néerlandais Herman Ridderbos : The
Authority of the New Testament Scriptures (1963) ; id. The
Coming of the Kingdom (1962) ; id. Paul (1974)
;
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