CONTRIBUTION
PROTESTANTE
À
LA RÉFLEXION SUR LA BIOÉTHIQUE
Jachum DOUMA*
* Le
professeur J. Douma est professeur honoraire d’éthique à l’Université
théologique des Eglises réformées (libérées) à Kampen, aux
Pays-Bas. Texte d’une conférence faite à Aix-en-Provence.
Tout le monde sait
qu’aujourd’hui le caractère de la bioéthique est beaucoup plus
polyvalent qu’il ne l’a été pendant les siècles précédents. Le
serment d’Hippocrate ne bénéficie plus, maintenant, dans le monde de
la médecine, du degré d’autorité qu’il a connu pendant près de
vingt siècles. L’euthanasie et l’avortement, pourtant condamnés
dans le serment d’Hippocrate, sont devenus des actes légitimes.
Qu’est-ce qui a
causé ce changement? L’augmentation du pouvoir de la médecine
n’explique que partiellement cette évolution en bioéthique. Certes,
ce pouvoir médical toujours croissant n’a pas cessé de soulever de
nouvelles questions; par exemple, là où il s’agit de prolonger
l’agonie. Mais, en même temps, un autre changement a eu lieu qui est
beaucoup plus profond. C’est un changement dans la pensée médicale.
Ce changement dans la
pensée n’est pas le propre de la médecine. C’est plutôt un phénomène
général qui s’est également, et peut-être même surtout, manifesté
dans le domaine médical.
En bref, ce
changement revient à ne plus vouloir suivre la voie indiquée par le
groupe social, l’Eglise ou la communauté religieuse. Ils préfèrent
déterminer individuellement ce qu’ils considèrent comme bien ou mal.
Pour justifier cette attitude, ils invoqueront le droit à l’autodétermination,
le droit des individus à disposer d’eux-mêmes.
Un nombre toujours
croissant de choses qui, autrefois, étaient sanctionnées ou bien
condamnées par la morale publique, sont devenues des affaires dont on décide
individuellement. Ainsi, il relève de chacun de décider si l’on veut
vivre comme homosexuel ou comme hétérosexuel, si l’on veut se marier
ou vivre en concubinage, avoir un enfant ou se faire avorter, avoir des
enfants par la voie naturelle ou de manière artificielle, même après
la ménopause. Et, de plus en plus, il appartient à la liberté
individuelle d’un malade de déterminer s’il fera en sorte que sa
vie touche à sa fin au moment où il meurt «simplement» ou s’il la
quittera au moyen de l’euthanasie ou du suicide.
De nos jours, on fait
une distinction accrue entre morale et éthique. La morale est
comprise comme les règles dont nous avons besoin pour vivre ensemble et
pour travailler ensemble. Nous ne pouvons pas nous passer de ces règles
qui nous aident à protéger la vie et les biens de chacun, à respecter
les conventions, à régler la circulation, etc. A ce terme, on opposera
celui d’éthique, qui désigne alors toute la gamme d’idéaux,
de principes et de règles individuelles. La morale est ressentie par
beaucoup comme un domaine suranné et étriqué (vieilli et fermé),
tandis que l’éthique est considérée comme plus noble, parce
qu’elle relève de la responsabilité et de la liberté individuelles.
Du lot de règles publiques qui constituent la morale, on exclura autant
que possible tout ce qui peut être transféré au domaine privé.
L’homme moderne se ralliera volontiers au slogan: plus d’éthique,
moins de morale.
Il faut dire que
l’extension du pouvoir médical a fortement favorisé cette évolution.
Mais l’inverse est également vrai: les gens encouragent le pouvoir médical
à s’étendre pour qu’ils puissent toujours davantage et de façon
plus efficace déterminer leur propre vie. Sans doute faut-il parler
d’interaction. La technique actuelle et l’homme actuel vont de pair,
l’un et l’autre.
L’accent mis, de nos jours, sur
l’autodétermination ne peut pas être séparé de la sécularisation.
Cette notion de sécularisation a plusieurs significations; ici,
j’entends une attitude dans la vie où les personnes ne basent plus
leur conduite sur la Révélation divine, mais sur leurs propres vues.
L’autodétermination et la sécularisation se rejoignent en ceci
qu’on n’accepte plus de qualifier quelque chose de bien ou de mal
parce que quelqu’un d’autre en a décidé ainsi, même si cet autre
est Dieu. Ainsi, Dieu ne constitue plus un facteur pertinent dans nos
vies et dans notre société. On lui accorde de vivre une vie de retraité,
pendant un petit temps encore, dans les Eglises, dans les familles, dans
les organismes et les institutions chrétiennes. Mais il n’y a plus de
place pour Dieu dans la vie publique et dans le domaine culturel. Il a
été déclaré être la dernière chose qu’il aurait voulu être dans
le monde: une Privatsache, une «chose» personnelle.
I. Une perspective chrétienne?
A) Définition
de la bioéthique, point de vue protestant
Quelle est alors la
contribution protestante à la réflexion sur la bioéthique? En ce qui
me concerne, cette contribution consiste à réfléchir sur l’aspect
moral de nos actions dans la perspective chrétienne donnée dans l’Ecriture
sainte. En effet, ce qui caractérise une éthique protestante – à la
différence de l’éthique catholique romaine, qui se base surtout sur
le droit naturel –, c’est l’usage qu’elle fait de l’Ecriture
sainte.
En parlant de
perspective chrétienne, j’indique donc que, bien que nos
points de vue diffèrent, nous nous consacrons aux même thèmes que
tous ceux qui s’occupent de bioéthique. Les musulmans, les
bouddhistes, les juifs, les catholiques, les protestants et les
humanistes diffèrent d’opinions, mais ils abordent tous les mêmes
sujets, du moins s’ils veulent rester actuels dans leurs paroles et
dans leurs écrits sur la bioéthique.
Que faut-il entendre
par perspective chrétienne? Au sens large, il arrive qu’on
utilise la notion de «chrétien» comme signifiant «influencé par le
christianisme». Toute notre culture a été influencée par le
christianisme. Aussi, dans le monde occidental, l’œuvre de tout bioéthicien,
aussi sécularisé soit-il, porte-t-elle les empreintes du
christianisme.
La notion de «chrétien»
restera très vague si elle se limite à renvoyer à quelques mots clés
du langage biblique, tels que l’amour, la miséricorde ou la justice.
Ces mots ont bien souvent un sens indépendant de leurs racines
bibliques. Un «nuage» d’amour ou de justice ajouté à l’éthique
n’en fait pas pour autant une éthique chrétienne.
L’expression «perspective
chrétienne» devient plus claire si on ajoute que cette perspective est
donnée par l’Ecriture sainte. Ainsi, pour une éthique protestante
– y compris la bioéthique – qui respecte le Sola Scriptura
de la Réforme, l’Ecriture sainte est d’une importance capitale.
L’Ecriture est la seule source qui puisse révéler ce qu’implique
le qualificatif «chrétien», qui est un mot dérivé du nom de Jésus-Christ.
B) Problèmes
liés à l’utilisation de l’Ecriture
Même si on admet que
les mots «chrétiens» et «Ecriture sainte» sont indissolublement liés,
il reste à considérer comment on se réfère à l’Ecriture.
a) En
invoquant des textes bibliques, toutes sortes de points de vue
contradictoires ont été défendus. On s’est basé sur la Bible aussi
bien pour défendre que pour condamner l’esclavage. L’apartheid
en Afrique du Sud a été soutenu par des réformés orthodoxes qui ont
fondé leur opinion sur l’Ecriture et, plus tard, leurs descendants
ont fait de même pour le condamner.
Ce genre de choses
arrive aussi en médecine. Les Témoins de Jéhovah s’appuient sur Lévitique
7:26 et Actes 15:28, où il est écrit qu’il faut s’abstenir du
sang, pour condamner les transfusions de sang. Ils sont les seuls à les
condamner; tous les autres considèrent que donner du sang pour des
transfusions est tout à fait autorisé par la Bible.
b) Il y a une
grande différence entre le passé et le présent. Les relations
sociales dans les familles et les communautés sont structurées d’une
tout autre façon qu’autrefois. A la différence des temps anciens, la
démocratie et le respect des droits de l’homme sont des préoccupations
de notre époque.
Autrefois, la médecine
était exercée tout autrement qu’aujourd’hui. Pour bon nombre de
sujets, nous ne trouvons même aucun parallèle, aucun point de repère
dans les temps bibliques; par exemple, en matière de transplantation
d’organes, de fécondation in vitro et d’examen de l’ADN.
Comment alors obtenir, sur ces sujets, une perspective chrétienne? Cela
nous oblige à être modestes. Cependant, nous ne devons pas pour autant
hausser les épaules dès qu’il est envisagé d’invoquer les
Ecritures. Certes, il convient de reconnaître que des chrétiens ont
abusé de la Bible et en abusent toujours de bien des façons; mais ce
mauvais usage ne disqualifie pas le bon usage de la Bible. De même, le
fait que les temps ont bien changé et que l’Ecriture ne mentionne pas
toutes sortes de sujets de la médecine moderne ne prouve pas que la
Bible n’ait pas, ou ait peu, d’importance pour notre (bio)éthique.
c) Il faut
aussi se garder de ce j’appellerai le biblicisme, à savoir
toute «atomisation», tout usage atomisé, parcellisé de la Bible, qui
isole les textes de leur contexte pour les appliquer d’une manière
absolue.
Le biblicisme cherche
et s’attend à ce qu’il y ait des textes spéciaux pour tous les
sujets en médecine. Si on veut faire un bon usage de la Bible, on doit
procéder d’une autre manière. Les données médicales qui
figurent dans la Bible ne sauraient servir de base à une bioéthique
chrétienne. Les informations sur les maladies et leur traitement sont
peu nombreuses et, de nos jours, il est inutile, ou presque, de s’en
servir. En ce qui concerne l’aspect médical de la bioéthique, la
Bible ne fournit donc pas de matériaux. Aussi semble-t-il que nous
devions invoquer la Bible d’une autre façon pour que son enseignement
ait de la valeur pour notre bioéthique.
A l’époque du Nouveau Testament déjà,
les chrétiens n’avaient pas de réponses toutes prêtes à leurs
problèmes. Ainsi saint Paul souhaite à ses lecteurs que leur amour
abonde de plus en plus «en connaissance et en vraie sensibilité…
pour le discernement du bien et du mal».
Il est sous-entendu, dans ces textes, que ces personnes n’avaient pas
plus que nous toutes les réponses à leur disposition. Pour eux, la
Bible, dans la mesure où elle était achevée, ne fonctionnait pas
comme un manuel à consulter où ils auraient trouvé tous les
renseignements nécessaires. Même les premiers chrétiens ont dû
apprendre à discerner quelle était la volonté de Dieu, ce qui était
bon, agréable à Dieu et parfait (Rm 12:2). Eux comme nous, nous avons
à trouver la réponse dans des situations chaque fois nouvelles.
La Bible n’est pas un code d’éthique, valable pour toutes les époques.
Ce que nous avons reçu, c’est la promesse que le Saint-Esprit nous
conduira (Jn 16:13), notamment dans l’examen de l’Ecriture qui est
«utile pour enseigner, pour convaincre, pour redresser, pour éduquer
dans la justice afin que l’homme de Dieu soit adapté et préparé à
toute œuvre bonne».
Ceux qui se laissent conduire par l’Esprit et par la Parole auront
suffisamment de discernement pour trouver, à partir de ce qu’ils
savent des Saintes Ecritures, une réponse juste dans les situations
nouvelles.
II. Comment se référer à la Bible
Si ce n’est pas
d’une manière «bibliciste» qu’il faut se référer à la Bible
pour élaborer une éthique médicale, comment faire? Il existe trois
manières appropriées qui sont liées à notre motivation, à nos
motifs de base et à nos normes.
A) Notre
motivation
Le mot «motivation»
provient du mot latin movere qui signifie «mouvoir».
Qu’est-ce qui nous met en mouvement, si nous sommes médecins ou
infirmières, pour porter secours aux patients? Pourquoi prenons-nous
fait et cause pour les malades, les faibles et les handicapés? Les
motivations divergent. Les chrétiens et les non-chrétiens travaillent
dans les mêmes établissements hospitaliers; pourtant, leurs
motivations peuvent différer. Il va de soi qu’un chrétien puise sa
motivation dans l’Evangile de Jésus-Christ.
Depuis toujours, la
charité chrétienne a mis les hommes en mouvement pour porter aide et
assistance aux malades et aux infirmes. La Bible en donne l’exemple
par excellence en la personne de Jésus-Christ. La vue des malades et
des miséreux l’a toujours conduit à utiliser son pouvoir de guérison
en leur faveur. Le motif Christus medicus, Christ le médecin, a
beaucoup influencé les chrétiens en les incitant à pratiquer
l’assistance médicale.
Des passages
bibliques y ont particulièrement contribué. Dans la parabole du Bon
Samaritain, Jésus raconte comment un homme, ayant été dépouillé et
roué de coups par des bandits, s’est trouvé à moitié mort au bord
de la route. Un prêtre, puis un lévite (donc un autre ecclésiastique
d’importance) l’ont vu, mais l’ont abandonné à son triste sort.
Ensuite, un Samaritain, un étranger pour les Juifs, a été «ému de
compassion» en le voyant. Il a bandé ses plaies, y a versé de
l’huile et du vin et a pris des mesures pour que l’homme soit bien
soigné. A la question de Jésus: «Lequel des trois s’est-il montré
le prochain de l’homme blessé?» la réponse est: «C’est celui qui
a exercé la miséricorde envers lui.» Jésus y joint les mots
suivants: «Va, et toi, fais de même.» (Lc 10:25ss)
Dans la description
que Jésus donne du Jugement dernier, il dit:
Venez,
vous qui êtes bénis de mon Père; recevez en héritage le royaume qui
vous a été préparé dès la fondation du monde. Car j’ai eu faim,
et vous m’avez donné à manger; j’ai eu soif, et vous m’avez donné
à boire; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli; j’étais
nu, et vous m’avez vêtu; j’étais malade, et vous m’avez visité;
j’étais en prison, et vous êtes venus vers moi.
Et quand les justes lui demandent quand ils l’ont vu avoir faim, soif,
être étranger, nu ou en prison, et quand ils l’ont aidé ou visité,
il répond:
En
vérité, je vous le dis, dans la mesure où vous avez fait cela à
l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous
l’avez fait. (Mt 25:31ss)
On pourrait penser
que tout cela appartient à un passé lointain. Car, qui de nos jours,
voit encore dans la santé publique une forme de miséricorde? Nous
payons nos cotisations et, après, c’est donnant donnant.
La miséricorde a cédé
la place au contrat entre un patient autonome et son aide médical.
Pourtant, on constate un malaise croissant face à la mentalité
qu’engendre cette manière de penser la santé publique en termes de
contrat. Faut-il, par exemple, considérer la relation soignant-soigné
comme contractuelle, ou devrions-nous plutôt la caractériser comme une
relation d’alliance?
B) Les
motifs de base
L’importance de
l’Ecriture sainte pour la bioéthique protestante ne s’épuise pas
dans sa façon de nous motiver. Il est vrai que plusieurs éthiciens chrétiens
voudraient limiter l’élément chrétien à la motivation qui
sous-tend la pensée et l’action. Car, disent-ils, en matière de
soins médicaux, les chrétiens et les non-chrétiens accomplissent
exactement le même travail. Des motivations différentes ne
peuvent-elles pas conduire aux mêmes actions? En quoi un appel
explicite à la Bible aurait-il quelque importance pour faire un même
travail?
Malheureusement, il
faut combattre ce raisonnement. L’identité des actes médicaux
n’est plus évidente. Admettons qu’il en ait été ainsi à l’époque
où le serment d’Hippocrate était respecté. De nos jours, ce n’est
plus le cas. L’un ne voit pas d’objection à pratiquer
l’interruption volontaire de grossesse (l’IVG), tandis que l’autre
la condamne. Et on pourrait énumérer un grand nombre d’autres sujets
qui suscitent des différences dans le secteur des soins médicaux. Le
problème dépasse donc la seule question de la motivation.
Voilà pourquoi une
deuxième manière d’utiliser la Bible est indispensable. L’Ecriture
sainte nous fournit aussi l’orientation nécessaire pour trouver notre
chemin dans le domaine des questions médico-éthiques. Pour définir
cette orientation, je mentionnerai trois points de repère essentiels de
la foi chrétienne.
a) La création
En parlant de la création,
nous confessons que Dieu a créé l’homme et qu’il l’a créé à
son image (Gn 1:27). Le contexte de ce verset indique que l’homme
domine sur toutes les autres choses créées (les poissons, les oiseaux
et les animaux de la terre). Et l’homme qui domine sur la terre représente,
en cela, l’image de Dieu qui domine sur tout ce qui existe.
On peut donc accorder
une grande valeur à la position de l’homme. L’homme coopère avec
Dieu et il reçoit la mission de cultiver la terre. La position élevée
de l’homme dans la création se manifeste aussi dans sa différence
essentielle d’avec les animaux. Imaginons que ce ne soit pas le cas.
Quel droit aurions-nous, pour ne citer qu’un exemple, de faire des expériences
sur les animaux au bénéfice de la santé humaine? C’est ainsi que le
biomédecin Peter Singer trouve que – par principe – les animaux ont
le même droit à la vie que l’homme. Des espèces telles que
l’homme, le singe, la baleine, le cochon et la souris ont un point
commun crucial: elles éprouvent la douleur et connaissent le désir.
Voilà pourquoi P. Singer ne voit aucune raison de protéger la vie de
l’homme au détriment de la vie des animaux. Il parle d’espécisme
comme d’une forme de racisme. Selon lui, nous avons tort d’élever
l’espèce (angl. species) humaine au-dessus des autres espèces.
Tuer des chimpanzés, des baleines ou des dauphins revient à commettre
un crime identique à celui de tuer des hommes handicapés, dont les
facultés intellectuelles sont à peu près au même niveau. Si, en
revanche, nous suivons la conception chrétienne, qui s’organise
autour du caractère unique de l’homme, la conclusion de Singer est
inacceptable. D’après la conception chrétienne, ce ne sont pas les
qualités de l’homme et des animaux qui déterminent leur valeur, mais
la position que Dieu leur a donnée. Cette optique chrétienne permet
aussi de comprendre pourquoi les hommes ont le droit de se nourrir de
viande (Gn 9:3) ou de se servir des animaux d’une autre manière (par
exemple, à des fins expérimentales).
Si l’homme est supérieur
aux animaux, il est cependant inférieur à Dieu. Sa position, à
la fois élevée et humble, se trouve la mieux exprimée dans la métaphore
de l’intendant. L’homme, en tant qu’intendant, n’est pas
Dieu lui-même, il n’est pas non plus co-créateur, mais il administre
ce monde en tant que représentant de Dieu. La notion d’intendance est
importante pour la réflexion à propos du domaine médical.
L’homme est-il
co-opérateur ou co-créateur? Dans les discussions actuelles sur la bioéthique,
cette question est devenue importante. Supposons que l’homme soit
co-créateur. Il aurait, dans ce cas, une marge de décision beaucoup
plus large en matière de vie et de mort. Supposons que nous soyons en
mesure de développer des techniques qui changent le dispositif génétique
de l’homme, en sorte qu’il puisse être constitué autrement qu’il
ne l’est actuellement: je ne vois pas ce qui interdirait à l’homme
d’en faire usage, s’il n’est pas un humble intendant mais un co-créateur
avec Dieu.
Croire que l’homme
est la créature de Dieu nous contraint à l’humilité en matière de
biotechnique. Tout le techniquement possible ne doit pas nécessairement
être réalisé. Croire que Dieu est le Créateur et que nous sommes «seulement»
des intendants doit nous incliner à beaucoup de modestie quant à nos
objectifs médico-techniques.
Une autre donnée
importante découlant de la création, c’est que Dieu a créé les
humains homme et femme et qu’il a lié le fait de «devenir une seule
chair» (Gn 2:24) à la relation conjugale. Cette donnée a du poids
pour notre orientation en ce qui concerne les aspects médico-éthiques
de la technologie de la procréation. Est-ce que tout y est permis,
selon des modèles que nous pourrions choisir en toute liberté – de
l’insémination artificielle jusqu’à la mère porteuse – ou le
modèle créationnel est-il impératif dans son orientation?
b) La chute
Il s’agit de la
chute (le péché) de l’homme. Selon le témoignage biblique, cette
chute a été tellement radicale que l’homme a été abandonné à la
mort et que, sans l’intervention divine, il aurait été perdu pour
toujours. La gloire originelle du monde et celle de l’homme sont
perdues et nul effort humain ne saurait les rétablir.
Quelle en est la
signification pour notre réflexion médico-éthique?
Reconnaître la chute
de l’homme entraîne une certaine vision de la souffrance. La
souffrance et la mort ne sont pas des données «naturelles», qui
feraient indissolublement et nécessairement partie de la vie. La mort
et la vie ne sont pas pour l’homme des réalités jumelles. Un chrétien
voit dans la souffrance et dans la mort le châtiment de Dieu pour le péché
de l’homme.
En confessant que
Dieu, après la chute, a fixé une limite à la vie de l’homme, nous
acceptons consciemment notre finitude. Cela nous oblige à considérer
d’un regard critique tous les efforts médicaux ayant pour but le
prolongement artificiel de la vie. Mais un chrétien portera un regard
tout aussi critique sur les efforts médicaux destinés à éliminer la
souffrance et la mort. La vie vient de Dieu et, même dans la souffrance
et dans la mort, nous pouvons voir sa main.
Il n’est pas en
notre pouvoir de nous soustraire aux dispositions que Dieu a prises à
notre égard, suite à la chute. Et ceci a des conséquences sur notre
manière d’envisager les problèmes portant sur la signification ou
l’inutilité de la souffrance, l’acceptabilité ou non de
l’euthanasie et du suicide.
c) La re-création
On pourrait «typer»,
définir toute l’œuvre de Jésus-Christ comme étant celle du Christus
medicus. C’est lui qui guérit le monde de sa chute et le ramène
à une gloire plus grande que celle qu’il avait reçue lorsqu’il a
été créé. L’œuvre de Christ est le renouvellement de toutes
choses.
Quelle en est la
signification pour notre orientation en matière de bioéthique? Voici
quelques exemples.
Un médecin n’est
pas un évangéliste, mais il serait opportun qu’il ait toujours à
l’esprit ces paroles du médecin Ambroise Paré: «Guérir parfois,
soulager souvent, consoler toujours.» Et la consolation se révèle
dans toute sa profondeur lorsqu’on arrive à l’orienter vers le Christus
medicus.
Une autre donnée est
que Jésus a guéri des malades et ressuscité des morts. D’une part,
nous devons accepter la réalité de la maladie et de la mort et,
d’autre part, l’œuvre de Christ nous fournit l’argument pour les
combattre, car ce sont des pouvoirs étrangers qui n’existeront plus
dans le monde nouveau. Etant donné que Christ a pleinement subi la
douleur, la souffrance et la mort, nous n’avons pas à refuser les
moyens qui adoucissent la douleur et la souffrance. Nous n’avons pas
à suivre l’exemple de Pascal et d’autres qui les ont refusés au
nom de l’«imitation de Jésus-Christ».
Le problème de la
signification de la souffrance a été mentionné à propos de la chute.
Quand nous parlons de la souffrance, il ne faut pas seulement regarder
en arrière et penser à la chute. Il faut aussi porter le regard vers
l’avant, vers notre re-création. C’est dans l’espérance de la résurrection
et de la vie éternelle que nous devons accepter la finitude de notre
vie. L’apôtre Paul estime qu’il n’y a pas de commune mesure entre
les souffrances du temps présent et la gloire à venir qui sera révélée
pour l’homme qui soupire, et pour la création qui soupire aussi après
cette révélation (Rm 8:18ss). Cela a des conséquences sur notre manière
d’envisager le problème de l’euthanasie. Il faut savoir que,
pendant des siècles, le terme «euthanasie» a été interprété par
le monde chrétien comme «bien mourir», c’est-à-dire mourir dans la
crainte de Dieu. Pour ces chrétiens, la mort n’était rien d’autre
que l’entrée dans la vie éternelle.
Je voudrais préciser
encore que Jésus-Christ, dans son œuvre de guérison, a témoigné un
grand intérêt envers ceux qui menaient, selon ses contemporains, une
vie de qualité inférieure, à savoir les démoniaques, les
lunatiques, les paralytiques, les lépreux, les aveugles et les sourds.
On peut même dire que le serment d’Hippocrate, d’origine païenne,
qui a été adopté pratiquement mot pour mot par les chrétiens, a reçu
une nouvelle interprétation du fait de la miséricorde chrétienne. La
miséricorde chrétienne ne s’applique pas seulement aux malades dont
la guérison pourrait contribuer à la gloire du médecin, mais à
chaque vie humaine, quand bien même celle-ci apparaît comme inférieure
aux standards habituels. Le monde antique, en revanche, ne voyait pas
d’objections à tuer une vie déformée. Platon et Aristote l’ont
ouvertement déclaré. Les malades qu’on ne pouvait plus guérir, de
telle sorte qu’ils aient de l’utilité pour la société, y étaient
stigmatisés et déclassés, attitude liée, sans doute, au culte de la
beauté et de la jeunesse dans les temps de l’antiquité grecque.
C) Etablir
des normes
L’Ecriture donne
aussi des commandements et des règles explicites d’importance pour la
bioéthique. Elle ne nous apporte pas seulement une motivation et une
orientation, elle nous fournit aussi des normes.
Ces normes sont les commandements et les
règles qui déterminent notre conduite. Nous décidons souvent de faire
ceci ou cela sans nous soucier de la motivation générale tirée de la
Bible ou de l’orientation découlant des points essentiels de
l’enseignement biblique. Un commandement particulier ou une règle
concrète énoncés dans la Bible sont déjà suffisants pour nous
conduire à une décision. Autrement dit, en matière de bioéthique, ce
ne sont pas seulement des thèmes existant dans la Bible qui
peuvent nous servir de motivations et d’orientation, mais aussi le
recours direct et concret à des passages bibliques. Ainsi nous trouvons
un des principes de base de la bioéthique dans le sixième commandement
: «Tu ne commettras pas de meurtre.» Un autre principe de base valable
pour toutes les relations humaines, notamment pour le secteur médical
de la vie, est le commandement: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.»
Un troisième principe qui n’est pas moins important pour l’équité
en matière de politique de la santé publique s’exprime dans la règle
d’or: «Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous,
faites-le de même pour eux.»
III.
Conclusion
Mon propos a été
d’indiquer le caractère spécifique d’une éthique médicale
pratiquée dans une perspective protestante. Le mot «chrétien»
renvoie à Christ, et ce que nous savons de son œuvre nous vient des
Sainte Ecritures. Mais on pourrait avoir l’impression d’une approche
unilatérale si je n’indiquais pas, pour éviter tout malentendu,
qu’une bioéthique chrétienne connaît d’autres sources que la
Bible pour nourrir sa réflexion. Seul un biblicisme naïf peut le nier.
Il faut avoir des
connaissances médicales pour pouvoir construire un jugement éthique.
Une telle connaissance nous est fournie par la science et non par la
Bible. Elle constitue les prémisses de toute conception éthique
solide. Nous pouvons ici profiter des idées éthiques catholiques
romaines basées sur le droit naturel. En effet, celui qui trouve le
droit naturel insuffisant n’affirme pas pour autant qu’un appel à
la nature (raisonnable) de l’homme est forcément erroné.
On peut tirer profit
des exposés faits par des éthiciens ne voulant argumenter que d’un
point de vue «raisonnable», sans recourir à des arguments religieux.
Même si nous ne sommes pas d’avis que seuls les arguments rationnels
sont décisifs, nous ne prétendons pas pour autant qu’une chrétien
peut se passer des raisonnements consistants. Heureusement, il reste
possible d’aboutir à des accords sur de nombreux sujets, malgré des
divergences fondamentales d’arrière-plan. Il y a encore beaucoup de
sens commun et… de «bon sens» raisonnable.
Ainsi il existe différentes
sources dans lesquelles il est possible et nécessaire de puiser pour
construire notre discours médico-éthique. Mais à l’Ecriture, le chrétien
accordera ce qu’il ne pourra reconnaître à aucune des autres
sources, à savoir la compétence de trancher les débats lorsque sa
voix s’élève nettement contre les autres voix. On ne peut pas dénier
à l’Ecriture son droit de veto. Ce droit de veto, je le considère
comme une prémisse indispensable à toute bioéthique protestante digne
de ce nom.
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