LA MONTEE DU PAGANISME EN AMERIQUE CHRETIENNE
Peter JONES*
Le Français moyen trouve toujours étrange, j'en suis certain, l'image du président américain sortant d'une église protestante, une grosse Bible à la main. Le mélange de la religion et de la politique dans le nouveau monde est toujours remarquable. Certes, la notion de séparation de l'Eglise et de l'Etat a fait de grands progrès depuis une vingtaine d'années, mais la religion a toujours une place prépondérante dans la vie publique américaine. Lorsque l'on arrive aux Etats-Unis, l'on est grandement surpris par la place qu'occupe le christianisme dans la société: les immenses réseaux d'écoles chrétiennes, de collèges et d'universités chrétiens, les innombrables facultés de théologie – dans celle où j'enseigne, il y a deux immenses armoires (14 étagères) pleines de catalogues de collèges et de facultés de théologie chrétiens –, les centaines de maisons d'édition chrétiennes, les milliers de radios et de télévisions chrétiennes, les puissantes œuvres missionnaires, d'évangélisation et d'action sociale. Le récent mouvement évangélique masculin Promise Keepers réunit régulièrement, dans des stades, 60 000 – parfois 80 000 – hommes dans le but de leur donner l'occasion de renouveler devant Dieu leur engagement vis-à-vis de leurs femmes et de leurs familles.
Effectivement, l'Amérique est profondément chrétienne.
Du moins, elle est profondément religieuse: 97% de la population
croient en Dieu, et 90% croient que Dieu les aime. Comme le précise
la monnaie: “In God we trust” (en Dieu nous mettons notre
confiance). Ainsi, chaque enfant à l'école publique prête, tous les
jours, serment d'allégeance au drapeau tricolore étoilé, en disant:
“One Nation Under God” (une nation soumise à Dieu).
Pourtant, si on gratte la surface un petit peu, la réalité
semble tout autre. On découvre que 7% seulement des Américains ont
une confession “évangélique”, c'est-à-dire une compréhension
doctrinale de ce qu'est la théologie protestante orthodoxe. La nation
est religieuse mais pas chrétienne. Comment expliquer les chiffres
suivants: 70% des gens approuvent la performance de l'actuel président,
dont les nombreuses affaires scandaleuses auraient fait couler tous
les présidents du passé? En revanche, 11% soutiennent le procureur
indépendant, Ken Starr, un chrétien notoire, dont la responsabilité
est de poursuivre, de façon judiciaire, les questions de faux témoignage
et de subornation de témoin. Oui, les Américains sont religieux,
mais la moralité a changé et, sans aucun doute aussi, la religion
dont elle découle.
Un sociologue de l'Université de Boston, Alan Wolfe,
a publié en 1998 une étude sur la classe moyenne américaine. Il
observe: “Nous étions une nation chrétienne. Tout récemment, nous
sommes devenus une nation tolérante, ouverte à toutes les
religions.” Et le titre de son livre ? Une nation après tout
(One Nation After All) ou la une, c'est-à-dire dont l'unité
nationale, ne se fait plus à partir de la morale chrétienne et de la
soumission au Dieu de la Bible, mais à partir de la tolérance et
d'un relativisme moral et religieux.
Le collège de Dartmouth, l'une des grandes écoles américaines,
en est un exemple. Fondée en 1750 par Eleazar Wheelock, l'un des
chefs du premier grand Réveil du XVIII e siècle, cette
grande institution académique avait pour objectif “faire connaître
le seul Dieu et Sauveur et amener à la foi chrétienne les enfants
des païens”. Encore en 1945, le doyen Ernest Hopkins avait la même
vision: “Dartmouth est un collège chrétien fondé en vue de la
christianisation de ses étudiants.” Le doyen actuel, James Freedman,
a qualifié, en 1997, ces fondements chrétiens “d'odieux, de fantômes
du passé à extirper de la mémoire de l'institution”.
Que s'est-il passé dans cette Amérique chrétienne?
Deux explications différentes mais complémentaires
peuvent être proposées:
– la révolution estudiantine et sociale des
années 60;
– l'arrivée de la postmodernité.
A) La révolution sociale des années 60
Un changement a été signalé en 1992 lorsqu'un
membre de la génération hippie est entré, pour la premère fois, à
la Maison-Blanche et a assumé la fonction la plus puissante du monde.
M. Clinton a évité l'armée, s'est opposé à la guerre au Vietnam,
a fumé de la drogue et a adopté la moralité de la libération
sexuelle. M me Clinton, déjà lorsqu'elle était étudiante,
a été une féministe convaincue; elle a été l'un des éditeurs
d'une revue de jurisprudence révolutionnaire qui considérait les
policiers comme des pigs/Schwein dignes d'être fusillés, et
membre d'une association d'avocats radicaux qui ont défendu les Panthères
noires. (Il est intéressant d'entendre M me Clinton
accuser aujourd'hui les personnes favorables au droit et à la moralité
traditionnelle d'être “des extrémistes” [1].)
En 1992, les jeunes révolutionnaires fantaisistes des années 60, qui
avaient rejeté l'Etat et toutes ses structures, ont pris le pouvoir
politique et sont devenus les responsables de la conduite de l'Etat.
La révolution sociale qui avait toute l'apparence d'une faillite
totale a gagné de façon étonnante et surprenante. “C'est notre
temps”, a dit le couple présidentiel en entrant dans les couloirs
du pouvoir, et l'on a vite compris ce que voulait dire le mot
“notre”: l'avortement généralisé, la femme sur le front des
combats dans l'armée, l'acceptation des homosexuels dans l'armée et
la nomination au gouvernement de nombreux anciens drogués et de 27
homosexuels déclarés. Deux femmes, gourous bien connus du Nouvel
Age, ont également pénétré à la Maison-Blanche comme conseillères
intimes de M me Clinton, qui est de longue date membre de
l'Eglise méthodiste.
Récemment, la révolution sociale estudiantine des
années 60 est aussi une révolution philosophique et religieuse dans
la rue, avec des effets réels et politiques. Le livre de Horowitz et
Collier, Destructive Generation (1995) présente une exégèse
du mouvement. Ses leaders, étudiants à Berkeley, ont édité le
journal officiel Ramparts, porte-parole de ces idées révolutionnaires.
Ils ont caractérisé leur révolution de “destructive”. La révolution
a détruit les idées courantes de l'époque: autorité hiérarchisée,
sexualité hétérosexuelle normative et biblique, et la spiritualité
biblique. A leur place, ils ont proposé les notions d'autorité
personnelle et autonome, de sexualité libérée et la spiritualité
orientale.
La révolution n'a pas été un échec, malgré les
apparences. Certes, les hippies se sont coupé les cheveux, se sont
mis à prendre des bains et à s'habiller de façon bourgeoise. Mais
leurs idées se sont répandues à travers toute la culture américaine
et occidentale. L'Ouest est allé vers l'Orient et l'Orient est venu
à l'Ouest. La technologie, la démocratie et le commerce des
Occidentaux ont vaincu l'Orient, mais la spiritualité orientale a
vaincu l'Ouest.
Les résultats se sont vite fait sentir dans la société.
L'Amérique est leader dans le monde en matière d'avortement, de
divorce, de pornographie, d'homosexualité et de féminisme radical.
La révolution aux Etats-Unis a été surtout
spirituelle, étant donné la nature très religieuse de la société.
On a assisté à une explosion de spiritualités et de techniques
spirituelles, qui s'allient à une quantité de méthodes quasi
spirituelles en vue de l'amélioration des performances personnelles.
L'efficacité, le pragmatisme et le know-how (savoir-faire)
commercial ont acquis une dimension spirituelle. Un livre récent, What
Really Matters , de Tony Schwartz, dresse le catalogue de toutes
ces approches qui unissent la psychologie et l'analyse personnelle
occidentale à la spiritualité et aux disciplines spirituelles de
l'Orient. En conclusion, l'auteur annonce fièrement “l'émergence
d'une nouvelle sagesse américaine” qui sauvera le monde.
B) L'arrivée de la postmodernité
Cette révolution sociale des années 60, loin d'être
un échec, a été, en fait, une très grande réussite. Elle a été
l'hirondelle qui annonce le printemps d'un nouveau monde postmoderne.
Elle a mis en question la civilisation moderne et n'a pas fini d'avoir
des effets profonds sur l'établissement d'un nouveau monde
postmoderne.
Ainsi, une autre manière d'apprécier les scandales
actuels de Washington est de considérer l'arrivée de M. Clinton au
pouvoir comme celle du premier président postmoderne des Etats-Unis.
Un commentateur voit dans le comportement du président dans les
nombreuses affaires d'adultère qui le concernent la mise en jeu d'une
philosophie postmoderne. Dans le monde postmoderne, il n'y a pas de vérité,
simplement des constructions personnelles, spin. L'apparence,
et non le sens, est essentielle. Si la vérité est une autre forme de
pouvoir, la place de la raison, les faits et l'évidence ont moins
d'importance que l'opportunisme et l'exercice du pouvoir. Saisir le
pouvoir, vilipender l'adversaire est aujourd'hui typique des rapports
intellectuels à l'intérieur de l'université américaine. Cela se
fait aussi en politique, et la technique est bien au point dans
l'actuelle administration.
En quoi consiste la postmodernité?
Selon Mark C. Taylor, un postmoderniste américain
important, “...deconstruction is the postmodern raised to method”
. Au cœur du postmodernisme se trouve la déconstruction. Il est
intéressant de noter que les théoriciens reconnus de la postmodernité
sont presque exclusivement Français, soit de naissance (Lacan,
Foucault, Lyotard, Certeau, Bataille, Maurice Blanchot, Jean-Luc
Nancy, Luc Ferry et Hélène Cixous), soit parce qu'ils ont choisi la
France comme pays d'adoption (Levinas, Derrida, Kristeva), soit parce
qu'ils écrivent en français (Irigaray). L'empire français domine
toujours le monde, du moins par ses textes de philosophie. Made in
France: pensé en France, exploité aux Etats-Unis!
La déconstruction est associée à Jacques Derrida,
qui doutait de la possibilité de décrire par une théorie quelconque
le phénomène de la communication littéraire. Le sens, et même
notre conscience d'être n'existent pas en dehors du langage: tout
langage est temporaire et relatif. Il n'y a pas de signifiant
originel, transcendant et objectif (Dieu, l'histoire, l'homme, la
raison) qui serait en dehors du système linguistique qui, lui, est
une invention humaine. Comme le dit Ferry, suivant Derrida, les
sciences humaines déterministes prétendent
rendre le mystère humain enfin visible. Leur effet démystificateur
est toujours plaisant. Mais c'est aussi leur faiblesse: leur postulat
fondamental, celui de la rationalité cachée, parce qu'il est irréfutable,
n'est pas lui-même scientifique. Il relève d'un parti pris métaphysique
et n'est, comme tel, qu'une croyance parmi d'autresî [2].
Derrida est en pleine réaction contre le
structuralisme. Il ne s'en sort que s'il y a du sens; ce sens émane
du lecteur, non pas de l'auteur ou de la structure profonde du texte.
De ce doute méthodologique s'est construite une philosophie déconstructionniste/postmoderne.
Puisque le langage est un produit culturel, le sens est nécessairement
une construction sociale et devrait être déconstruit. C'est pourquoi
Mark C. Taylor a raison: “...deconstruction is the postmodern
raised to method.” Au cœur du postmodernisme se trouve la déconstruction.
On sent là une sorte d'obligation morale. En partie,
il y a une réaction juste contre l'orgueil moderne qui, avec son
rationalisme, se croyait, grâce à la raison autonome, capable de résoudre
tous les problèmes humains. En fait, comme nous allons le montrer
plus loin, l'homme pécheur n'abandonne jamais l'autonomie de sa
raison, puisque, pour parler, il lui faut faire appel à elle. Ainsi
la vraie cible de l'artillerie déconstructive est, encore une fois,
la world view chrétienne.
i) La déconstruction en tant que théorie
sociale
Jean-Francois Lyotard utilise cette théorie littéraire
pour développer une théorie sociale. Lyotard exprime une suspicion
fondamentale contre les “métanarratives”. Toute assertion de vérité
est un produit social et valide seulement à l'intérieur de ce système
précis [3].
“Le monde est un texte.” Gouvernements, world view /conceptions
du monde, technologies, histoires, théories scientifiques, les
coutumes sociales et les religions sont tous des constructions
sociales [4]. Il
n'y pas de “logos transcendant”, aucun sens objectif... nous
sommes incarcérés dans la “prison du langage”.
Les déconstructionnistes dépendent de Nietzsche, qui
croyait que la vie humaine consistait en une volonté innée de
pouvoir [5]. Le
vrai sens de la culture se trouve sous la surface, caché dans des
institutions, masquant des complots sinistres mais souvent
inconscients. Ainsi les déconstructionnistes sont, de facon étrange,
animés par un moralisme digne des croisades du Moyen Age.
ii) Déconstruction en tant que théorie
éthique
– L'homosexualité
Michel Foucault, le philosophe homosexuel, cherche à
développer la déconstruction dans le domaine de la sexualité. Il
tient à démontrer que tout système, tout méta-récit exprime une
volonté de pouvoir. Il n'existe pas de normativité sexuelle,
seulement l'imposition injuste de la volonté des hétérosexuels les
plus nombreux sur les homosexuels moins nombreux.
La déconstruction a l'air d'être le plein
aboutissement de la transvaluation nietzschéenne des valeurs. Selon
Foucault, “la soi-disant vérité” est tout simplement du harcèlement
idéologique de la part de ceux qui détiennent le pouvoir. Au travers
de ces idées, la normativité de l'éthique biblique sexuelle est déconstruite
et de la dynamite est placée sous les cathédrales de la pensée théologique
orthodoxe.
– L'éthique générale
Féministe française, Julia Kristeva déclare que le
programme éthique d'aujourd'hui consiste à se demander comment
fracasser les codes éthiques du passé, dans le but suivant: faire
place au jeu libre de la négativité, du désir, du plaisir et de la
jouissance. L'Amérique d'aujourd'hui a perdu le consensus éthique du
passé, de telle sorte qu'il est souvent très difficile de trouver un
jury capable d'arriver à un jugement commun. On ne croit plus en l'Amérique
“chrétienne”, à l'existence de principes moraux sûrs et
certains. Tout est relatif, l'objet de choix personnels. One
Nation, After All.
iii) La déconstruction en tant que théorie
féministe et du rôle de la sexualité
Encore une Française, Simone de Beauvoir a joué un rôle
important. Le féminisme peut être vu de façon positive comme la défense
des droits de la femme; mais le féminisme récent, surtout aux
Etats-Unis, est aussi une expression très puissante de la déconstruction,
avec son côté négatif de l'anéantissement du patriarcat, c'est-à-dire
du démantèlement du système familial fondé sur l'autorité et la
responsabilité du père pour la défense, le maintien et le bien-être
de la famille, structure millénaire et biblique qui est à la base de
la civilisation humaine. La patriarcat est le péché originel.
iv) La déconstruction du Canon
La découverte d'une bibliothèque gnostique en 1945
et sa publication dans les années 70 a fourni une source de textes
pseudo-chrétiens qui permettent, aujourd'hui, à un certain nombre de
biblistes américains de déconstruire les limitations du Canon
orthodoxe et historique. J'ai assisté à une conférence savante de
l'un des néotestamentaires américains les plus connus qui a prétendu
que la contribution la plus signifiante de la science néotestamentaire
américaine était l'admission dans le Canon chrétien de l'évangile
gnostique de Thomas. Grâce surtout aux Américains, l'on est en train
de créer une nouvelle Bible pour un nouveau monde.
v) La déconstruction de Dieu
Pourquoi la postmodernité a-t-elle pris racine et
fleuri aux Etats-Unis? Parce que la terre a été bien préparée.
L'essence même de la déconstruction postmoderne est bien religieuse.
La vraie cible de l'artillerie déconstructive, comme je l'ai déjà
dit, est la world view chrétienne. Une terre religieuse comme
l'est l'Amérique fait d'elle l'hôte approprié pour accueillir la
spiritualité postmoderne.
Mark C. Taylor appelle la déconstruction “l'herméneutique
de la mort de Dieu”. En 1974, David Miller, avant que l'on parle
couramment du postmodernisme aux Etats-Unis, a annoncé, dans les années
60, la mort de Dieu, pas la mort des dieux, mais la mort du Dieu de la
Bible. Il a déclaré qu'à la mort de Dieu, les dieux et les déesses
du paganisme impérial devraient renaître. Aux funérailles de Dieu
naîtra le polythéisme. Miller a refusé les normes
unidimensionnelles d'une civilisation monothéiste non seulement en ce
qui concerne la religion, mais aussi la politique, l'ordre social, l'éthique
et la psychologie.
Cette révolution a réussi. L'Amérique est toujours
une nation soumise à Dieu, mais il s'agit d'un autre dieu, le dieu
pluriforme et humain du paganisme classique.
Voici quelques exemples:
– Aux Etats-Unis, en 1993, s'est réuni le Parlement
des religions du monde avec 6000 représentants de 125 religions. Sur
l'estrade se trouvaient des représentants du protestantisme, du
catholicisme, de l'orthodoxie, du judaïsme et de l'islam libéraux, mélangés
avec des prêtres hindous, bouddhistes, zen, jaïnistes, animistes américains
et africains, sikh, baha'i, rastafarians et zoroastriens, et des
gourous du Nouvel Age, des écologistes, des panthéistes, des théosophes,
des shamanistes, des sorcières et les adorateurs de la déesse Isis
d'Egypte, tous là pour célébrer leur communion profonde.
Le melting-pot [point de fusion, creuset de refonte]
de cultures et d'ethnies est devenu un melting-pot syncrétiste de
religions.
– La même année, 2000 femmes presbytériennes et méthodistes
se sont réunies pour ré-imaginer la foi chrétienne. Pendant les
trois jours de la rencontre, elles n'ont jamais employé le nom de
“Père” pour Dieu, ni de “Fils” pour le Christ. Elles ont
rendu un culte eucharistique à la déesse Sophia, avec des éléments
de lait et de miel – elles se sont
moquées du sacrifice de la croix, trouvant le pain et le vin
inappropriés – et le culte s'est
terminé avec l'acte sacramentel ultime, la mastication de la pomme.
– Encore plus païenne, la fête annuelle de l'Homme
Brûlant dans le désert du Nevada, en 1997; 17 000 personnes se
sont réunies pour rendre un culte à Satan. Elles ont demandé au
“Papa Satan” de les emmener avec lui en enfer. Ensuite, pour
conclure les célébrations, l'Homme Brûlant, un homme de 20 mètres
de haut, a été brûlé en efffigie.
– Le best-seller actuel de la fiction, Talking to
Heaven ,de James Van Praagh, développe des sujets tels que le
spiritisme, l'occultisme et la pratique de la nécromancie pour les Américains,
les habitants d'un pays qui, généralement, respectait l'interdiction
faite par le livre du Lévitique (20:6): “Si une personne se tourne
vers ceux qui évoquent les morts ou vers ceux qui prédisent l'avenir
pour se prostituer avec eux, je tournerai ma face contre cette
personne”, dit l'Eternel.
Ainsi, deux mouvements différents mais parallèles et
complémentaires ont profondément changé l'Amérique dite “chrétienne”.
La révolution sociale des années 60 a détruit bien des choses, et
l'analyse postmoderne en a déconstruit beaucoup d'autres. Une société
ainsi démantelée attend une reconstruction. Une société déconstruite
est dans une situation précaire. La déconstruction est une
passerelle vers autre chose, comme le pluralisme tolérant. E.R.Norman
a récemment dit:
Le pluralisme est un terme que l'on emploie pendant
une période de transition, d'une orthodoxie à une autre, car le
pluralisme en lui-même est un état instable. Même les pluralistes
tolérants ne savent pas inclure les non-pluralistes.
La reconstruction païenne
Après la destruction vient la reconstruction. La béance
suscitée par la déconstruction appelle une nouvelle plénitude
religieuse. Le polythéisme, en particulier, est au rendez-vous: les
dieux et les déesses du paganisme ancien se portent bien aux
Etats-Unis, au seuil du III e millénaire. Les normes
unidimensionnelles d'une civilisation monothéiste de la religion, de
la politique, de l'ordre social, de l'éthique et de la psychologie
ont cédé la place à une nouvelle construction “multivoque” et
multiforme. “Une nouvelle sagesse américaine émergente” sauvera
l'Amérique et éventuellement le monde.
Apparemment aussi en France, une reconstruction
optimiste commence à apparaître. Hélène Cixous, un porte-parole du
mouvement postmoderne, s'exprime dans des termes quasi religieux, en
parlant de son travail. Elle cherche à dresser “un portrait de
Dieu, c'est-à-dire un portrait de notre propre divinité, notre
propre mystère” [6].
Il en est de même du livre de Luc Ferry, L'Homme Dieu ou le sens
de la vie [7],
qui parle d'une “foi pratique” [8]
d'une “spiritualité laïque” [9]
et de l'enfer moderne, “la solitude d'un univers à jamais dépourvu
de signification” [10].
Comment parler de spiritualité et de sens dans un monde “déconstruit”,
postmoderne? Malgré toute la déconstruction, le sens et le spirituel
sont de retour. “Le versant spirituel de l'humanisme... se doit
d'assumer un certain réinvestissement du vocabulaireÖ (un) réaménagement
du religieux” [11]
qui, tout en surprenant une société laïque et officiellement matérialiste,
risquent de devenir une nouvelle forme du gnosticisme ancien [12].
Voir aussi le goût populaire et croissant en France pour la
spiritualité psychique... Mais mon sujet n'est pas la France, dont
j'ignore l'état spirituel actuel.
Une eschatologie néopaïenne optimiste
Le D r Peter Russell (un expert en méditation
transcendantale, employé par IBM, Shell, BP, la Barclay's Bank, DEC)
annonce, à travers un guide/esprit, qu'une “nouvelle vibration
descend sur la planète, signalant un moment de renaissance”.
Pour David Miller, professeur de religion à
l'Université de Syracuse, “libéré de l'impérialisme monothéiste
[la mort de Dieu], l'homme a enfin la possibilité de découvrir de
nouvelles dimensions cachées dans les profondeurs de la réalité”.
La féministe française Julia Kristeva déclare que
le programme éthique d'aujourd'hui consiste à se demander comment
fracasser les codes éthiques du passé, dans le but suivant: donner
une place au jeu libre de la négativité, du désir, du plaisir et de
la jouissance, mais elle ajoute: avant de les [codes éthiques]
remettre ensemble encore une fois.
James M. Robinson, un ancien pasteur réformé, parle
d'une nouvelle forme du christianisme, un mélange d'orthodoxie et de
gnosticisme.
La béance énorme, résultat de la déconstruction
radicale, demande un nouveau “grand récit”, issu d'une déconstruction
“mystique”, une postmodernité, selon David Tracy, professeur et
théologien catholique progressiste à l'Université de Chicago, tout
près du bouddhisme et du mysticisme (via negativa) de Maître
Eckhart.
Tout cela me fait penser au gnosticisme ancien.
Giovanni Filoramo, dans A History of Gnosticism [13],
parle d'un réveil mythologique gnostique. Après une période de
rationalisme (la critique du muthos de Socrate, Platon et
Aristote se servant du logos), on redécouvre le mythos,
auquel on donne un nouveau sens. Ainsi, dit Plutarque, l'empire gréco-romain
du I er siècle “était un gobelet bouillonnant de
mythes” [14].
Les Beatles sont allés en Orient et les gourus
hindous sont venus à l'Ouest. Les voyages chimiques des hippies et
les séjours en Inde se traduisent aujourd'hui en une nouvelle gamme
de spiritualités orientales. Le mystique hindou Swami Vivekananda
prophétisa au premier Parlement des religions du monde, en 1983, la
mise en place d'une société faite de la science et du socialisme
occidentaux et de la spiritualité indienne. Ceci s'est réalisé de
façon palpable cent ans plus tard.
i) Le retour du paganisme païen. “Le
nombre de païens pratiquants se multiplie de façon dramatique.” [15]
Mircea Eliade, expert dans les religions comparatives,
a été fasciné par l'hindouisme, et voyait dans toutes les religions
des symboles unifiants pour l'humanité. Juste avant sa mort, il y a
quelques années, il parlait de l'approche d'une nouvelle humanité,
joignant l'Orient et l'Occident.
La nouvelle unité est aussi totalitaire que les
grands récits déconstruits du passé. Ce que les déconstructionnistes
détestaient, à savoir, “l'hégémonie d'un seul mode de pensée et
d'être, se croyant universellement valable” ne disparaît pas,
comme l'espéraient les déconstructionnistes. Elle change de forme.
La prétention du théisme chrétien à être véridique est
maintenant la prétention du monisme païen. La vérité n'est plus révélée
du dehors, mais émane de l'expérience humaine, l'expérience fondée
sur le mysticisme de l'unité païenne avec toutes choses. Cette vérité
se trouve non pas dans des livres sacrés mais dans l'âme humaine.
Nous sommes en présence d'une nouvelle forme du gnosticisme qui a
attaqué l'Eglise aux premiers siècles de notre ère mais, cette
fois-ci, avec un programme aussi vaste que la planète.
Aux Etats-Unis se perfectionne une nouvelle vision
unitaire et unifiante pour le monde. Mikhaïl Gorbatchev a créé, il
y a quatre ans, un organisme, Le Forum état du monde, qui réunit à
San Francisco des centaines de “lumières” mondiales de la
politique, de la science et du commerce. Son organisme est soutenu
financièrement par un certain nombre d'hommes d'affaires parmi les
plus riches du monde. Gorbatchev veut sauver la planète de toutes les
crises écologiques – ce qui est tout à fait valable – et il
croit que nous n'avons plus qu'une trentaine d'années avant que la
planète ne se détruise – ce qui n'est pas certain du tout. Puisque
le problème est énorme, Gorbatchev propose un nouveau sytème de
valeurs, de nouveaux Dix Commandements fondés sur un cocktail syncrétiste
de christianisme social, de bouddhisme et de démocratie occidentale
et/ou soviétique, employant la sagesse commune à toutes les
religions du monde. Bref, le nouveau paganisme a une eschatologie
urgente et une dimension religieuse réelle mais profondément non chrétienne.
Ici, on n'est plus dans le domaine des idées. Ici, la religion et la
politique se joignent dans un programme planétaire concret et terre
à terre, fort bien financé à l'américaine.
ii) La spiritualité de la déesse
Spécifiquement aux Etats-Unis, cette nouvelle
orthodoxie religieuse apparaît dans la notion de l'adoration de la déesse.
Le ventre circulaire de celle-ci exprime très bien l'inclusivité
unifiante et encerclante du monisme planétaire. La déesse symbolise
la consubstantialité de l'humain avec le divin, notion essentielle du
paganisme, à savoir la divinité de toutes choses, tout ceci lié au
programme explosif du féminisme. C'est ainsi que l'on parle du
“retour de la déesse” ou de l'arrivée proche du millénium de
Sophia, où tous les peuples et toutes les religions seront unis
autour du féminin divin. Prêtresse d'Isis, CaitlÌn Matthews croit
que nous sommes sur le point de reconnaître Sophia/Isis comme elle l'était
à Alexandrie au I er siècle, le phare qui guidait aussi
bien les chrétiens, les juifs, les gnostiques et les païens [16].
Conclusion
Le commentateur Gene Veith, celui qui décrit M.
Clinton comme le premier président postmoderne, termine son article
par l'observation suivante:
Ce qui secoue le Tout-Washington actuellement n'est
pas seulement des histoires de sexe et de politique; c'est surtout une
confrontation monumentale entre deux visions opposées du monde [17].
Francis Schaeffer, prédisait dans son livre La
pollution et la mort de l'homme (1970), l'influence prédominante
du panthéisme à la fin du XX e siècle. Os Guinness, également
de L'Abri (Suisse), a lui aussi annoncé, en 1973, que les religions
orientales seraient au sein du christianisme, à la fin du siècle,
comme une nouvelle forme du gnosticisme ancien.
Vivant dans l'ère postmoderne, nous sommes témoins
aux Etats-Unis du retour du paganisme sous une forme virulente et
globalisante. Ainsi le vrai conflit millénaire entre la lignée du
serpent et celle de la femme réapparaît encore une fois sur la scène
de l'histoire, mais d'une manière particulièrement claire. Nous
entrons, disent les gourous du Nouvel Age, dans l'Age du Verseau; nous
laissons derrière nous l'Age des Poissons qui, en anglais étant au
singulier, représente pour ces gourous le symbole chrétien du
poisson, et donc la fin de l'ère chrétienne. Ce que les théologiens
réformés ont toujours appelé l'Antithèse constitue, me
semble-t-il, le programme théologique de l'avenir immédiat. Comme
l'a dit si justement, il y a cent ans, le théologien hollandais
Abraham Kuyper, lors d'une de ses conférences dites The Stone
Lectures, à Princeton:
N'oublions pas que le contraste fondamental a toujours
été, est toujours et sera jusqu'à la fin: le christianisme ou le
paganisme, les idoles ou le Dieu vivant.
Un bon mot d'ordre pour aujourd'hui!
* P. Jones a été professeur de Nouveau Testament à la Faculté
libre de théologie réformée d'Aix-en-Provence, de 1974 à 1990. Il
est maintenant professeur au Westminster Seminary d'Escondido
(Californie).
1 R. Emmett Tyrell, Jr., “A Menace to
Society”, The American Spectator (mars, 1998), 16.
2 Luc Ferry, L'Homme Dieu (Paris:
Grasset, 1996), 235.
3 Veith, p. 52.
4 Veith, p. 53.
5 Veith, p. 41.
6 Hélène Cixous, “Coming to
Write” and Other Essays , éd. Deborah Jenson, trad. Sarah
Cornhill (Cambridge, MA: Harvard University Press, 1991), 129.
7 L. Ferry, L'Homme Dieu ou le sens
de la vie (Paris: Grasset, 1996).
8 Ibid.
9 Ibid., couverture.
10 Ibid., 246.
11 Ibid., 236.
12 Ibid., 245-246:
“L'humanité diviniséeÖ est éternelle”, en se référant à
Hans Jonas. Aussi, dans la phrase: “Öc'est bien dans le cœur des
hommes qu'il faut désormaisÖ situer le divin”, ibid., 247.
13 G. Filoramo, A History of
Gnosticism (Londres: Blackwell, 1990), 51.
14 Def. or . 421 A.
15 Paganism Today: Wiccans, Druids
and the Ancient Goddess Traditions for the Twenty-First Century (Harper
San Francisco, 1996), introduction.
16 C. Matthews , Sophia, Goddess
of Wisdom: The Divine Feminine From Black Goddess to World Soul (Londres:
The Aquarian Press/Harper Colins, 1992), 330).
17 Gene Edward Veith, “A Postmodern
Scandal”, World (February 21, 1998), 24.
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