LA
CROIX, UNE VIOLENCE SACRÉE ?
Paul
WELLS, Professeur de Théologie Systématique
à
la Faculté Libre de Théologie
Réformée d'Aix-en-Provence
Paru
dans La
Revue Réformée - N° 225 – 2003/5 - NOVEMBRE 2003 – TOME LIV
Carrefour
théologique - Aix-en-Provence,
mars 2003 - «Religions et violences»
«La
non-violence fait partie intégrante du message de l’Evangile, car son
enseignement fondamental est la valeur absolue de l’amour... l’amour
est l’antidote de la violence.» Il n’y a pas de remède homéopathique
contre la violence: Jésus a dit «Ceux qui prendront l’épée périront
par l’épée.» (Mt 26:52)
La violence est une des grandes afflictions humaines; il lui faut un remède
allopathique et même un «remède de cheval». Nous habitons le château
de Barbe Bleue, des contes de Charles Perrault, où les savoirs ont
fourni des clefs à nombre des portes de notre univers extérieur et intérieur,
et rien ne nous semble plus impossible. Mais derrière une des portes du
château, toujours fermée, s’accumulent les cadavres de victimes, les
victimes de toutes les sortes de violence humaine.
De
nouvelles violences menacent à l’horizon comme des orages prêts à
éclater. Certes, il ne s’agit pas, le plus souvent, de conflits déclarés
à l’échelle planétaire comme à l’époque de la guerre froide
avec une possibilité de destruction nucléaire, mais de luttes plus
locales, ponctuelles et sophistiquées. Pensons aux nombreux conflits
ethniques ou religieux, qui alimentent la menace terroriste invisible et
imprévisible et se concrétisent dans des attentats sanglants. Ainsi,
la violence minoritaire et marginale se transforme en menace à la fois
occulte et globale et risque de dégénérer en «conflit de
civilisation».
D’où
vient la violence, expression de la méchanceté naturelle de l’homme
contre son semblable? La réponse peut être comparée à la clef de la
chambre fermée du château, qui porte l’étiquette «religion».
Toutes les religions, en effet – y compris le christianisme –
engendrent des structures de violence sacrée et résultent des mécanismes
de celle-ci. C’est pour cette raison que certaines violences, les
pires peut-être, car inattendues, d’ordre physique ou psychologique,
existent dans, ou sont perpétrées par, des groupes religieux
convaincus de leur utilité et de leur nécessité dans un délire de légitimation.
Parfois, au nom de l’orthodoxie, l’idée qu’une douleur physique
serait un «encouragement» à la conversion est justifiée. Ce qui
n’est guère réjouissant pour le christianisme.
Pourtant,
le monopole de la violence n’est pas détenu par des groupes
religieux, car la «violence sacrée» peut exister partout où
l’homme prend comme rival son prochain, souhaite s’imposer à lui ou
le ressent comme une menace pour son projet. Pourquoi sacrée?
Parce que toute violence de groupes humains a un caractère ultimement
religieux... elle est l’expression d’une pathologie qui fait
ressentir l’autre comme une menace. Elle déclenche une attitude
conflictuelle contre le prochain et, finalement, contre Dieu. La
violence sacrée est l’expression du renversement des grands
commandements d’aimer le prochain comme soi-même et d’aimer l’altérité
en Dieu.
Le fait est inéluctable: la violence existe sous de multiples masques
partout où les humains vivent en société. Les rivalités ou
oppositions, sources de violence, existent entre nations, ethnies,
partis politiques, religions, Eglises et même entre clubs de
football... Et ces rivalités ou oppositions apparaissent comme ayant,
de près ou de loin, pour peu qu’on y réfléchisse, des racines
religieuses. Elles correspondent, en définitive, à l’expression
d’un rejet de la transcendance et à son remplacement par une idolâtrie,
celle de la sécurité – personnelle ou collective – qui est la
manifestation, généralement inavouée, du désir de s’imposer à
l’autre ou/et celle de la peur de l’autre.
Et la croix de Jésus-Christ? Quelle lumière d’espérance
apporte-t-elle dans la montée de la violence sous toutes ses formes?
Serait-elle, elle aussi, une cause, une source de violence? Jadis contre
les Juifs, par exemple, le Vendredi saint en Pologne. Ou bien est-elle
une réponse, la réponse à la violence? Si nous pensons que la croix
du Christ est la réplique divine aux brutalités humaines omniformes,
grossières ou subtiles, nous aurons à considérer les trois
affirmations suivantes:
–
La croix de Jésus démasque la violence humaine;
–
La croix de Jésus s’oppose aux prétentions, aux violences, des
religions, les contredit;
–
La croix de Jésus a une portée universelle, car elle est l’unique réponse
divine, l’unique solution à la tragédie de la violence.
Autrement dit, notre réflexion sur la violence sacrée nous fera évoquer
la spécificité, la légitimité et l’universalité de l’événement
de Golgotha. Pour cela, nous allons essayer de répondre à quatre
questions.
I.
Dieu est-il violent?
Réponse
préliminaire: Il est clair que la réponse est non, car «Dieu est lumière»
et «la source de la vie». Sa sainteté exclut toute forme de méchanceté,
toute agressivité. Mais il faut aller plus loin...
Pour ce faire, il faut remonter à la nuit des temps. Nous allons nous
approprier certaines des perspectives de René Girard, tout en prenant
nos distances car, pour nous, les récits de la Genèse représentent
beaucoup plus que ce qui, selon Girard, se passe quand l’animal
inconscient devient conscient, ou qu’un mythe étiologique dans lequel
Adam symboliserait la faute individuelle et universelle. Il ne s’agit
pas de l’homme qui fait le constat de la violence, mais de Dieu qui
nous dévoile le mystère de nos origines et l’apparition du mal;
autrement dit, l’innocence originelle, les limites imposées par Dieu,
la transgression et le premier sacrifice.
A la création, tout est bon, mais la liberté de l’homme est limitée
par l’interdiction de manger le fruit de l’arbre de la connaissance.
Cet interdit annonce à l’homme un destin positif. Il montre, tout
d’abord, que l’homme n’est pas un double de Dieu, son égal, mais
la créature du Seigneur. De ce fait, tout mimétisme de Dieu lui est
impossible. Dieu ne souhaite pas que l’homme soit autre puisqu’il le
déclare «bon» et, d’ailleurs, l’homme n’éprouve aucun manque,
n’est frustré de rien. La défense formulée par Dieu a pour
fonction, a contrario, d’indiquer la parfaite réalisation de
la créature en tant que mâle et femelle. L’être humain est comblé
de toute manière; par la grâce de Dieu, il dispose de tout ce qu’il
faut pour vivre une existence accomplie.
L’interdit formulé en Genèse 2:17, «quant à l’arbre de la
connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas, car le jour où
tu en mangeras tu mourras» n’a rien d’aliénant pour la créature.
Elle confirme la nature profonde de l’homme en tant qu’image de
Dieu. Cette conformité de l’homme à Dieu peut se manifester dans une
vie de justice, de sainteté et de vérité, qualités qui font de
l’homme comme un double de Dieu. L’homme est ainsi invité à imiter
Dieu de façon positive et constructive. Il n’existe donc aucun
conflit d’intérêt. Dieu comme modèle ne fait en rien obstacle à
l’épanouissement de l’homme.
L’image de Dieu suggère une attitude de relations avec Dieu, avec le
prochain, avec la nature. L’homme a pour fonction d’être le représentant
de Dieu dans le monde créé.
Le projet présenté dans les premiers chapitres de la Genèse,
accomplissant le premier commandement d’aimer Dieu, éclaire la nature
de l’obéissance dont l’homme doit faire preuve, à savoir joie et
louange envers Dieu. Ceci explique pourquoi, dans l’Ecriture, l’obéissance
est souvent contrastée avec le sacrifice. En effet, l’ordre établi
à la création ne comporte pas de sacrifice; celui-ci apparaît après
la chute, est une adjonction post-lapsaire, n’existe qu’en fonction
de la désobéissance.
Comment faut-il comprendre l’acte de transgression? Dans le récit de
Genèse 3, au «vous serez comme des dieux» prononcé par Satan (5),
Dieu répond «l’homme est devenu comme l’un de nous pour connaître
le bien et le mal» (22). La nouvelle position de l’homme éclaire le
sens de la menace: «Le jour où tu en mangeras, tu mourras.» La
progression du texte est donc: interdit, tentation, désir,
transgression, acquisition, opposition et malédiction. La
violence entre ainsi dans le monde et nous pouvons affirmer que le péché
originel est en lui-même une violence.
Dieu serait-il violent puisqu’il a introduit la malédiction, la mort
et le désordre dans l’harmonia mundi? Les apparences sont
trompeuses. La victime de ce qui s’est passé en Eden est, si l’on
peut dire, Dieu lui-même. Car la violence vient de l’homme qui, dans
son désir de mimer Dieu, transforme le Créateur en rival et en
obstacle. Telle est l’origine de la violence: mimer Dieu au point de
vouloir le déposséder de sa position et de ses droits. Et sa conséquence:
agir comme un dieu par rapport au prochain.
Dieu est donc la première victime, l’objet d’une violence sacrée
de la part de l’homme qui le dépossède de ses droits de seigneurie,
de sa transcendance. Considéré comme rival, comme obstacle, Dieu lui-même
devient le bouc émissaire de l’histoire. La femme transfère sa
culpabilité sur le serpent, l’homme sur la femme et, par implication,
sur Dieu comme Créateur, sur le vis-à-vis. Dieu serait le méchant!
Cela n’est-il pas typique des rationalisations humaines chaque fois
que se pose la question des violences ou des souffrances dans le monde?
En culpabilisant l’autre pour s’excuser, l’homme fait de Dieu une
victime. Dès lors, l’homme se trouve en situation d’aliénation par
rapport à Dieu et par rapport au prochain et il transgresse les deux
grands commandements.
A la tactique de l’homme qu’exprime le transfert de sa culpabilité
s’oppose celle de Dieu! Dieu sacrifie une vie (celle d’une bête)
pour couvrir la nudité de l’homme. On pourrait penser que c’est
l’homme qui est jugé, exclu et lésé mais, en fait, Dieu est la
victime. Dieu institue le sacrifice avec une vie de sa propre création
afin de couvrir la faute. Sous ce sacrifice se trouve l’identité de
la première victime, Dieu, qui assume le poids de la culpabilité
humaine et ainsi inaugure le processus de la réconciliation.
Ce n’est donc pas sans raison que la théologie réformée classique
affirme, que ce n’est pas d’abord l’homme qui se réconcilie avec
Dieu, mais que c’est le Seigneur offensé qui doit se réconcilier
avec l’homme. Ceci annonce, préfigure le sacrifice ultime, celui de
la croix, qui est non seulement voulu par Dieu et institué par lui,
mais assure la paix avec Dieu qui enlève le péché. Par un acte inouï
de grâce, Dieu ne se venge pas, mais assume le rôle de bouc émissaire.
Ainsi le système sacrificiel de l’Ancien Testament établi par Dieu
«cache», en quelque sorte, l’identité de la victime et révèle la
réponse divine au péché. A la violence sacrée de l’homme, Dieu
oppose le pardon et l’amour.
Tels sont les éléments structurants de la suite de la révélation
biblique. Le péché primordial est violence contre Dieu, et le péché
«normal» a les mêmes caractéristiques. En mimant Dieu, l’homme est
conduit, à la rivalité, au conflit et à la violence. Le bouc émissaire
sur qui se concentrent la violence et l’aliénation des parties opposées
anéantit les antagonismes.
A l’interdit primaire en Eden correspond, dans le contexte de la révélation
spéciale, l’élaboration des lois, le Décalogue étant considéré
comme une répétition de la loi naturelle, pour limiter le recours répété
à la violence. Aux transgressions correspondent les sacrifices en vue
de la purification et de la restauration de la normalité dans un système
de substitution. A l’histoire de la faute correspond l’histoire d’Israël
avec ses bénédictions et ses malédictions, avec la condamnation et
l’exil, mais aussi le nouvel exode en Christ.
Dans le système sacrificiel, la victime sacrifiée couvre l’identité
de la vraie victime. Dieu a érigé ainsi les mécanismes du mimétisme
violent humain en système qui couvre le mystère de son amour, qui vise
à détruire la violence par l’antidote de l’amour. Si le mal vainc
le mal et la violence la violence, c’est que sous le premier terme se
cache un acte de grâce et d’amour. «Là où le péché abonde, la grâce
surabonde!»
II.
Pourquoi les religions sont-elles violentes?
Réponse
préliminaire: parce que les religions humaines, après la violence
initiale, si elles traduisent une recherche commune de Dieu, servent de
structures à une fausse transcendance et se trahissent par des mécanismes
de violence sacrée. C’est pour cette raison que si les religions
constituent un phénomène universel, les sacrifices et les offrandes
– qui, en certains cas, vont jusqu’au sacrifice humain et au
cannibalisme – se présentent comme un élément commun à la plupart
des religions. D’une certaine façon, nous pouvons dire qu’il n’y
a rien de pire que la religion et Karl Barth n’avait pas tort de
qualifier d’idolâtrie la religion naturelle de l’homme. Mais il
faut aller plus loin...
Dans son état post-lapsaire, l’homme vit à l’est d’Eden et la
transgression de l’interdiction divine appartient au passé dans la
conscience culturelle collective. L’homme est dans une situation où
il est incapable d’aimer Dieu et son prochain. Quand Dieu dit à
l’homme en Genèse 3:14, «parce que vous avez fait ceci», il
manifeste que la responsabilité de la rupture des relations incombe à
l’homme et relève de sa responsabilité. La violence coule de cette
source. La religion humaine, dans son caractère pervers, exprime le
rejet initial du Dieu vrai qui occasionne, en conséquence, le rejet de
l’autre. Il n’est donc pas étonnant que cela conduise au rejet des
autres et à des oppositions entre les systèmes auxquels ils
appartiennent. Le principe de l’opposition est la semence qui produit
la violence entre les religions, mais aussi entre les idéologies
politiques, nationales ou raciales. La seule différence entre ces
divers domaines provient du fait que les oppositions entre religions
concernant l’invisible et le salut ultime touchent aux réalités
invisibles et sont difficiles à relativiser. Les religions sont donc
dangereuses, car elles focalisent des désirs totalitaires. Ceci peut
expliquer le caractère totalitaire et fanatique du terrorisme religieux
aussi bien que l’intimidation psychologique inhérente à certaines
institutions religieuses.
Dans la pensée girardienne, l’exclusivisme est le test au tournesol,
le révélateur de la présence de violence sacrée. Le mimétisme et le
désir de domination engendrent une rivalité dont la violence est
l’expression. Pour réduire cette aliénation entre deux semblables,
la fonction du médiateur est importante. L’intermédiaire devient le
tiers exclu qui, dans le langage de Girard, est le bouc émissaire. Un
transfert de violence s’opère qui permet la normalisation des
relations et constitue un garde-fou contre l’irruption nouvelle d’un
conflit. La relation triangulaire et le fait que le médiateur devient
l’obstacle chargé de culpabilité permettent un double transfert de
l’animosité vers le bouc émissaire qui rétablit la paix. Jusqu’au
moment où le transfert s’effectue, l’animosité demeure intacte. La
rivalité mimétique est l’essence de la violence.
Comme systèmes d’exclusion du fait de leur mécanisme interne et de
leur ostracisme, les religions présentent des caractéristiques qui
reflètent l’exclusion initiale et la violence sacrée:
-Leurs
rituels comportent des actes sacrificiels qui servent à supprimer
l’inimitié et à accomplir la réconciliation.
-L’interdiction,
ou la loi, a un rôle capital pour marquer les frontières de la pureté
et distinguer le permis du défendu.
-Les
mythes accompagnent le développement de la vie tout en illustrant les
deux premiers faits.
En
ce qui concerne le développement de la religion biblique, ces trois éléments
sont présents et la non-répétition des sacrifices est, pour
l’auteur de l’épître aux Hébreux, l’indication de la finalité
et de la supériorité du sacrifice de la croix. Nous prenons quelque
distance avec Girard à propos de la fonction du bouc émissaire. Dans
l’Ancien Testament, le bouc émissaire n’a pas de fonction
sacrificielle; il indique la libération et, le jour des expiations,
c’est avant tout le temple et le lieu saint qui sont purifiés, à la
différence de l’agneau pascal. Le bouc émissaire est peu utilisé
dans le Nouveau Testament comme type de Christ, alors que le symbole de
l’exode et de l’agneau sacrifié y sont beaucoup plus fréquents.
Il est, par contre, difficile de nier que les religions sont des pépinières
de violence. La religion de l’Ancien Testament est substitutive et de
médiation, centrée sur les notions de loi, d’aliénation et de réparation
par le sacrifice. L’alliance peut être rompue et renouvelée par le
pardon aussi bien au plan national qu’individuel. Il est difficile de
nier la violence de ses éléments. L’historien juif Flavius Josèphe
a calculé qu’au moment de la Pâque, vers 65, presque 3 millions de pèlerins
étaient présents à Jérusalem. Plus de 200 000 agneaux ont dû y être
sacrifiés. Quand on sait que l’enceinte du Temple pouvait contenir
plus de 200 000 personnes et que les grands jours, plus de 500 prêtres
officiaient, on peut avoir une impression de l’immensité du
sacrifice. L’ambiance sanglante suscitée par un tel massacre de
victimes est profondément insupportable pour la sensibilité moderne.
Le caractère monstrueux, le carnage, d’un tel cérémonial aussi bien
que le scandale de la mort du Fils de Dieu à Golgotha est pédagogique.
La religion du vieux Testament indique, par ses ordonnances mêmes,
l’immensité de la faute commise contre Dieu. Ses dispositions sont
violentes et les sacrifices sont des symboles qui conduisent à réfléchir
sur la nature de la transgression qui les justifie. La désobéissance
vis-à-vis de Dieu, ultime violence – sa grandeur démesurée, sa
finalité et sa folie comme la nature de la réparation, vie pour vie,
instituée par Dieu, dont la répétition montre que ces rituels
n’atteignent pas leur but – appelle une violence nécessaire pour démasquer
les prétentions de l’homme.
Comme
les autres religions, le judaïsme est exclusif. Si sa perspective
originelle, fondatrice, vise l’humanité entière comme on le voit
dans la promesse faite à Abraham – «toutes les nations seront bénies
en toi» – si le Décalogue a aussi le caractère universel de
l’amour de Dieu et du prochain, l’histoire juive est typique de
l’esprit de supériorité et de la tendance au schisme caractéristiques
de toutes les religions. Saul de Tarse est l’exemple par excellence de
cet exclusivisme. Trois éléments confèrent le caractère spécifique
du judaïsme: la circoncision, l’observation de toute la Loi – en
particulier, du sabbat – et le rituel kasher. Pourtant Saul, le
persécuteur, a dû s’incliner devant le fait que la croix de Christ
unit les juifs et les païens en un seul corps réconcilié en dehors de
la Loi et de ses rituels. Avant sa conversion, il a cherché à exclure
les circoncis qui croyaient en Christ, et voilà que, dans son épître
aux Galates, il argumente qu’en Christ les païens sont sur un pied
d’égalité avec les juifs. C’est là un virage de 180°. Ce qui était
exclu, impensable, est devenu facteur d’intégration.
Galates 2:20 est, à cet égard, capital. Avant sa conversion, Paul
avait interprété la croix à la lumière de la Loi comme un scandale
(1 Co 1). Ensuite, c’est la croix qui interprète la Loi et ses
ordonnances. «Je suis crucifié avec Christ» interprète le verset 19:
«En effet, par la loi, moi-même je suis mort à la loi, afin de vivre
pour Dieu.» Jésus est mort à cause de la Loi et Paul l’est aussi.
La Loi, ici, est le système de justice qui détermine et rend possible
l’accès auprès de Dieu. Mais Christ a aboli ce système comme moyen
pour s’approcher de Dieu. Paul comme Christ est mort à cause de la
Loi. Il vit pour Dieu par la foi en Christ qui vit en lui. La justice ne
vient pas par la Loi; autrement dit, par le judaïsme avec ses chemins
d’accès vers Dieu, mais par le Fils qui «m’a aimé et s’est livré
lui-même pour moi.» (v.20) Mourir avec Christ, mourir à la Loi,
c’est quitter toute une vie fondée sur les sacrifices, les rites, la
violence et l’exclusion pour vivre en s’identifiant avec celui qui a
été exclu. Ce n’est pas la violence qui répond à la violence;
c’est l’amour qui réconcilie.
Paul propose de rompre avec le cycle de la violence mimétique de
l’exclusion et invite à s’identifier avec la victime. Son attitude
contredit, non seulement la religion juive, mais toute religion
naturelle fondée sur la violence sacrée avec toutes ses exclusions,
ses lois rituelles et sacrificielles et les mythes qui les interprètent
et les justifient. Ainsi compris, Paul rétablit la religion comme le
chemin nous permettant d’être accepté par Dieu grâce à la personne
de Christ qui a traversé le voile et est entré en la présence de
Dieu. C’est ainsi que les mots loi, chair, circoncision, vieil homme,
ancienne création, monde, corps (de péché), Adam, mort, s’ils ne
sont pas synonymes, sont utilisés de façon métonymique.
L’envoi de Christ, décrit en Galates 4:4, s’il a pour effet de le
faire entrer dans l’orbite de ce monde, caractérisé par la violence
sacrée, a l’effet inverse du bouc émissaire qui est envoyé hors du
sacré dans le désert. Christ, lui, est placé au centre des exigences
du sacré, de la Loi, pour nous en libérer. Plus de sacrifices à
faire, ni de lois à observer, ni d’exclusions à opérer: un seul
sacrifice bouleverse toute l’approche de Dieu par l’homme.
III.
La croix est-elle violente?
Réponse préliminaire: Oui, la croix est violente, car Christ y est tué
assassiné dans une ambiance surréaliste de férocité physique,
verbale et psychologique, dans un isolement analogue à celui de tous
les humains au moment ultime. Mais il faut aller plus loin...
En dehors des considérations qui peuvent être formulées pour
n’importe quelle mort infligée à un être humain, qu’y a-t-il de
particulier à la mort de la croix? Ce qui est choquant, c’est que
Dieu puisse punir Jésus au lieu de nous punir, nous. «il a plu à l’Eternel
de le briser par la souffrance»… (Esaïe 53:10) Le caractère
agressif de la violence de la croix relève de la théologie de la
satisfaction proposée par Anselme et par les Réformateurs qui ont
suivi son schéma substitutif général. La satisfaction suppose que,
par la croix,
-la
justice de Dieu est satisfaite,
-la
dette est payée,
-la
punition est subie,
-le
péché est expié,
-la
colère de Dieu est «propitiée»
-la
mort est assumée,
-et
la condamnation est annulée,
par
Christ à notre place.
La violence de la croix – Christ jugé à notre place – semble être,
pour ses détracteurs, la grande faiblesse de la théologie classique et
évangélique. Pour nous, en revanche, c’est sa force! Pour trois
raisons...
1)
La fin de la violence sacrée
Un
commentateur des écrits de Paul affirme, dans la perspective
girardienne: «L’effet premier du salut de la croix est le dévoilement
de la violence sacrée, non une transaction sacrificielle qui apaise la
colère divine.» Une telle bipolarisation n’est ni utile ni nécessaire.
Si la croix marque la fin de la violence sacrée, son efficacité tire
sa puissance non seulement du résultat effectif obtenu, mais aussi de
l’intention divine qui s’exprime dans la mort de la croix. S’il
n’en est pas ainsi, la valeur du sacrifice n’est rien de plus que
celle d’un modèle et il nous revient de parfaire notre salut.
Le modèle est, certes, investi d’une puissante valeur évocatrice. Au
lieu d’un mimétisme d’opposition, Christ nous présente un modèle
à imiter, rien de plus, mais il est fondé sur la liberté, le service
et l’amour. Si «un seul est mort pour tous, donc tous sont morts» (2
Co 5:14), la violence sacrée est finie, car le sacrifice ultime a été
fait. Il n’y a plus besoin d’autres victimes et ceux qui avaient été
pris dans les rouages de la violence en sont affranchis par leur
identification avec la victime, Christ. Le désir de domination a fait
place à la foi, l’espérance et l’amour dans un souci de mimétisme
positif. La vie nouvelle, c’est mourir avec Christ. Dans la communauté
de la nouvelle humanité, tous sont crucifiés avec Christ, tous sont
victimes avec lui, tous sont aussi serviteurs et frères; il n’est
plus besoin de sacrifices répétés.
La puissance de la croix dépasse la simple représentation, si efficace
soit-elle. La croix fait plus que révéler la mauvaise violence et
inviter à un mimétisme positif. Il ne faut pas se limiter à l’idée
d’une offrande faite par Dieu à l’humanité pour lui ouvrir une
nouvelle possibilité, ni à celle que la colère de Dieu n’est pas
une vengeance divine, ni à celle que la croix est une présentation de
Dieu faite à l’homme et non une substitution de Christ à l’homme.
Romains 3:21-26 indique, en effet, que l’initiateur de la propitiation
est Dieu lui-même. Il n’est pas question de bouc émissaire et de
jour des expiations, mais de la Pâque et de l’offrande présentée à
Dieu pour la sauvegarde du peuple; cf. Ezéchiel 43:20 et
45:21ss. Le sens premier du sacrifice, dans le cadre de l’institution
divine, est celui de l’offrande faite à Dieu, selon les paroles d’Hébreux
5:1, «Tout souverain sacrificateur, pris parmi les hommes, est établi
pour les hommes dans le service de Dieu, afin de présenter des
offrandes et des sacrifices pour les péchés.» Le prêtre offre le
sacrifice à Dieu et non aux hommes.
L’œuvre de la croix a des effets orientés dans deux directions: non
seulement Dieu présente, offre quelque chose à l’homme, mais
l’homme, représenté par le Fils de Dieu, présente une offrande à
Dieu. Par la croix, la paix est établie entre Dieu et l’homme comme
aussi entre les hommes.
2)
La nature substitutive de la croix
Pourquoi
la violence est-elle abolie à la croix? Parce qu’à la croix, Christ
s’est substitué à nous. Cette substitution fait la grandeur de l’œuvre
accomplie à Golgotha. Cette substitution est de caractère pénal.
Christ, sur la croix, est à notre place dans une position bien précise.
Comme «agneau de Dieu qui ôte le péché du monde», il est celui qui
est devant le tribunal pénal de Dieu. Le péché que Christ assume, ce
ne sont pas nos péchés subjectifs, personnels, qui demeurent
les nôtres. Nos péchés ne sont pas comptabilisés et transférés sur
Christ pour qu’il en meure. Il est plutôt le juste qui meurt à la
place des injustes (1 P 3:18) et subit leur punition: c’est-à-dire le
jugement, la condamnation méritée, la mort et l’enfer, la séparation
d’avec Dieu. La substitution effectuée par Christ est objective.
Quand l’Ecriture dit que nous sommes sauvés par le sang de Christ,
cela veut dire «par sa mort». Léon Morris affirme que sur les 362
fois où il est question de «sang» dans l’Ancien Testament, 203 se réfèrent
à une mort violente. «Le sang évoque une mort violente.»
Le sacrifice de la croix est donc violent, vicaire (comme suppléant) et
pénal. Par ce sacrifice, Christ subit la condamnation et l’abandon
qui auraient du être les nôtres. Cet abandon qu’évoque la quatrième
parole de la croix a un sens dont la profondeur pour Christ nous échappe.
Ce qui est certain, c’est que personne sauf le Serviteur souffrant
n’a supporté le poids de la privation de communion avec Dieu, la
solitude totale, l’angoisse de porter les péchés des autres jointes
à la douleur physique.
La violence personnelle subie par le Christ à la croix a un sens qui déborde
ce que nous entendons dans le pire des cas. En effet, comme K. Schilder
l’a remarqué, Christ est privé de grâce commune (générale) et
descend bien au-delà de ce que les humains peuvent endurer ici-bas.
Christ prend sur lui l’accusation de la justice divine et, par sa médiation,
nous libère et nous fait échapper au jugement.
3)
Les effets de la croix dans l’expiation et la propitiation
La
théologie évangélique actuelle, surtout dans le monde anglo-saxon
mais aussi dans des milieux catholiques romains continentaux, est
parfois tentée d’interpréter la mort de Christ de façon
non-sacrificielle et non-pénale. Le livre récent Atonement Today
propose qu’à la croix, Jésus «absorbe» le péché et la violence
humaines et meure avec eux. Sa mort serait, certes, substitutive mais
non-pénale. Cela change le sens de l’expiation: le péché subjectif
est, en effet, universalisé et transféré sur Christ de façon
mystique.
Une telle signification de la mort de Christ tombe en deçà des
affirmations néo-testamentaires. Notre péché est expié par Christ
selon le mode établi dans l’Ancien Testament. Par l’imposition des
mains sur la tête de la victime, le péché et la responsabilité de
celui qui offre le sacrifice sont transférés, symboliquement, sur
l’offrande, l’animal, qui subit la peine de mort. Les sacrifices lévitiques
sont, en effet, expiatoires; ils servent à enlever le péché et à
restaurer la communion avec Dieu. L’épître aux Hébreux le précise
à plusieurs reprises: 9:11-12; 13:10-13; 9:14.
L’effet du sacrifice de la croix est l’abolition ou l’effacement
de la faute du pécheur devant Dieu. Le mot propitiation exprime cela.
La colère de Dieu est détournée (Rm 3:25; Hé 2:17; 1 Jn 2:2, 4:10).
Morris précise que l’expiation se situe à un niveau infra personnel:
il s’agit simplement d’un effacement du péché par Dieu. La
propitiation, elle, est pleinement personnelle. Elle marque comment Dieu
agit envers nous. Dieu éprouve de la colère envers le péché, mais
cette colère est détournée de nous et une relation de réconciliation
prend sa place. C’est donc la notion de propitiation qui rend compte
du sens plénier de la croix, qui est l’expression de la violence de
Dieu contre le péché et de son abolition.
W. Pannenberg résume ainsi:
«La
souffrance pénale vicaire, correctement décrite comme une souffrance
vicaire occasionnée par la colère de Dieu contre le péché,
s’appuie sur la communion que Jésus a assumée avec nous et sur notre
destin en tant que pécheurs. Ce lien est le fondement sur lequel la
mort de Jésus compte comme expiation pour nous.»
A la croix, Dieu éprouve-t-il vraiment une colère personnelle contre
nous et contre Christ? Nous en arrivons maintenant à notre dernière
question.
IV.
L’enfer est-il la violence ultime?
Réponse préliminaire: Non, car personne n’est destiné à aller en
enfer contre sa volonté et son choix. Le salut est possible pour tous,
et tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espérance. Mais il faut
aller plus loin...
Il n’est pas arbitraire d’établir un parallèle entre le caractère
pénal de la croix et le jugement dernier. Le célèbre puritain J. Owen
a affirmé que la mort de Christ est le modèle de ce qu’est
l’enfer. De même, W.G.T. Shedd dit que «la doctrine de la mort
vicaire est le pendant logique de l’enfer.» Et un commentateur récent
ajoute:
«Si nous perdons la doctrine de l’enfer, nous perdrons éventuellement
celle de la croix, car s’il n’y a pas d’enfer, la croix n’a pas
vraiment de raison d’être. Jésus n’avait pas besoin de mourir
maudit à cause du péché. Il n’avait pas besoin de connaître
l’horreur de l’abandon. La croix et l’enfer tiennent ensemble ou
tombent ensemble.»
L’enfer est mystérieux tout comme le ciel. Le ciel est un mystère
lumineux et l’enfer, comme le mal, pour utiliser le langage d’H.
Blocher, est un mystère opaque. Le Nouveau Testament ne parle pas «d’aller
au ciel ou en enfer», comme nous le faisons dans notre façon courante
de nous exprimer. Un grand contraste existe entre ces deux états qui résultent
du jugement. Le ciel est le lieu où se trouve le Christ; lieu dans
lequel il nous introduit dans sa présence, dans lequel les pécheurs
rachetés le voient, lui et sa gloire, et sont unis à lui dans une
union éternelle. L’enfer, au contraire, selon la description de C.S.
Lewis, est comme un lieu de punition, dans lequel, à l’image de
l’abandon de la croix, on est privé de la présence de Dieu et de sa
gloire, on est exclu et comme en exil. Un tel lieu où règnent la
pauvreté absolue, l’agonie, la colère à son paroxysme et une
prospective redoutable est-il compatible avec un Dieu d’amour? Cet
enfer «évangélique» semble supposer une violence sans fin... Trois
remarques peuvent être faites pour indiquer que l’enfer n’est pas
la manifestation ultime de la violence, puisqu’elle serait éternelle.
1)
La colère, un attribut de Dieu?
Tout
d’abord, la colère, la violence ou la vengeance ne sont pas des
attributs de Dieu, du moins dans la perspective de l’éternité de
Dieu. En effet, avant le péché, avant la création, aucune colère
n’existait en Dieu. Sur le plan de ses attributs éthiques, seuls
existaient en lui sa sainteté et sa justice. La colère de Dieu est
l’expression de celles-ci contre le péché et le mal. Stricto
sensu, la colère n’existe pas en Dieu, alors qu’elle existe en
nous. P. Marcel commente:
«Pour nous, Dieu est saint:
nous ne pouvons lui supposer ni pensée ni acte affectés de nos
imperfections, ni lui imputer aucun de nos défauts: sa sainteté
l’affranchit de toute humaine passion; Dieu ne frappe pas, il ne cogne
pas, il ne maudit pas! L’homme est le seul auteur et l’acteur de sa
propre punition. Ces termes sont des images à l’échelle humaine et pécheresse
pour nous faire comprendre les conséquences de nos pensées et de nos
actes – individuels ou collectifs – qui mènent à la ruine et à la
perdition, afin que nous changions de cœur.»
Et Martin Luther de dire dans son Traité du Serf Arbitre:
«Il n’y a de foi que si les
choses auxquelles je crois sont cachées. Mais où seraient-elles mieux
cachées que sous une apparence, un sentiment ou une expérience
contraire… Dieu cache sa bonté et sa miséricorde sous la colère éternelle,
sa justice sous l’iniquité. C’est le plus haut degré de foi de
croire qu’il est clément, celui qui sauve si peu d’hommes et en
damne un si grand nombre…
Dieu
opère le mal en nous – c’est-à-dire par nous – non point par sa
faute, mais par notre faute; car nous sommes mauvais par nature, et Dieu
qui est bon, en agissant sur nous par l’effet de sa toute-puissance,
ne peut que produire du mal avec un mauvais instrument – encore que,
dans sa sagesse, il utilise ce mal pour sa gloire et pour notre salut.»
Ainsi, nous dans la tradition du langage anthropomorphique utilisé à
ce sujet, la colère de Dieu n’est pas en Dieu, mais en nous.
Il n’y a pas, en Dieu, de violence, de passions volatiles qui
s’enflammeraient et viendraient perturber sa sérénité immuable. Sa
sainteté et sa justice s’expriment contre le péché et nous les
ressentons humainement comme de la colère et un jugement. Dans le cadre
de la justice de Dieu, qui condamne le péché, l’amour de Dieu
n’est pas absent; il s’exprime par la compassion. L’enfer n’est
donc pas l’absence de Dieu, mais la mise à l’écart de sa gloire,
la privation de ses bénédictions et l’impossibilité de connaître
une vie de plénitude.
2)
La réconciliation sera-t-elle universelle?
En
un certain sens, dans l’état final, la réconciliation sera
universelle, bien que cela ne signifie pas que tous seront sauvés. Nous
lisons en Philippiens 2:10-11: «afin qu’au nom de Jésus tout genou
fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute
langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le
Père.» Comment interpréter ce texte sans conclure qu’il y a une
contradiction avec la notion de jugement? Les personnes perdues,
souffrant en enfer, peuvent-elles être réconciliées? Sont-elles
toujours des pécheurs?
Ceux qui sont perdus seront réconciliés avec leur sort; ils reconnaîtront
la justice du jugement dont ils auront été l’objet ainsi que la
Seigneurie de Dieu. Il n’y aura pas de révoltés en enfer, bien
qu’ils soient privés de la communion avec Dieu. Ces personnes seront
toujours des pécheurs dans le sens où cela correspond à la finalité
du jugement de Dieu les concernant et à leur état. Mais elles
n’ajouteront pas de nouveaux actes de révolte contre Dieu et elles
n’enregistreront aucune modification en bien ou en mal. Leur
souffrance consistera à reconnaître qui est Dieu de façon métaphysique,
et sur le plan épistémologique et éthique, ces personnes ne connaîtront
pas l’amour de Dieu. Leur foi et leur condition seront à jamais
semblables à celles des diables qui croient mais qui tremblent (Ja
2:19). Ce destin est tragique, mais il permet d’harmoniser
l’universalité de la réconciliation et la perdition en considérant
la complexité de la conscience psychologique de la damnation.
Dieu aime-t-il les damnés? Evidemment pas comme il aime ses enfants,
différence qui existe déjà ici-bas, sur la terre. Mais, comme Jésus
vis-à-vis des foules sans berger (Mc 6:34), il a compassion d’eux.
Dieu n’est pas violent dans son jugement et l’enfer enduré par les
perdus n’est pas le résultat d’une violence contre eux, car ils
reconnaissent la justice du jugement rendu à leur encontre.
3)
La responsabilité humaine
Deux
critiques formulées contre la notion de substitution pénale ont
tendance à l’être aussi à propos du jugement dernier. Il s’agit,
pour les deux, d’un automatisme du jugement qui élimine
l’intervention personnelle de Dieu et qui place une notion humaine de
la loi et de son application au-dessus de Dieu. Mais, comme nous
l’avons déjà vu, la notion biblique de jugement, à la croix ou de
façon eschatologique, n’est pas un quiétisme passif. Ceux qui sont
jugés dépendent toujours de Dieu de façon métaphysique et leur
existence dépend toujours directement de lui. Si le bourreau humain
cache son visage, Dieu, en revanche, se dévoile personnellement aussi
bien dans le jugement que dans le salut.
Le «puisque vous avez fait ceci» de Genèse 3 est la raison de
l’exil d’Eden et de l’exclusion finale. Il n’y a pas de violence
dans ce jugement, ni ailleurs, en Dieu. Considérons la relation qui
existe entre les aspects personnels et impersonnels de ce jugement. «Puisque
vous avez fait ceci» est la réponse personnelle de Dieu au péché de
l’homme. Dieu est devenu la victime de la rébellion. Mais c’est la
créature qui est la cause personnelle de ce jugement. Selon la
formule célèbre de C.S. Lewis, «les portes de l’enfer sont fermées
de l’intérieur.» C’est l’homme qui a fait le mal et qui en a
aussi rejeté la responsabilité. La culpabilité a pour conséquence la
mort. Cette réponse personnelle de Dieu au péché, en en dévoilant
l’anormalité, suit les conditions de l’alliance que Dieu a établies
et que l’homme a acceptées. La malédiction, selon les conditions de
l’alliance, est le résultat automatique d’un acte libre de désobéissance:
«Le jour où tu en mangeras, tu mourras.» (Gn 2:17) L’acte divin de
jugement est donc, sur le plan de sa raison, indirect et
impersonnel.
Cet aspect impersonnel annonce que le jugement dernier sera, lui aussi,
soumis non pas à la violence mais aux conditions de l’alliance. Avec
la chute, l’homme est passé d’une relation de bénédiction fédérative
dans l’alliance à une relation pénale suite à la rupture de
celle-ci. Sa responsabilité est personnelle, mais le jugement de Dieu
s’exerce selon des conditions non-subjectives et impersonnelles préétablies.
Cela nous aide à comprendre comment, sur la croix, en jugeant son Fils
pour les péchés des élus, Dieu n’éprouvait pas de colère
personnelle contre lui, mais contre la fonction substitutive
qu’il assumait en prenant la place des pécheurs.
En enfer, il y aura, hélas, des personnes qui ne l’auront pas voulu,
mais il n’y aura personne qui ne l’aura pas choisi. Si l’enfer est
bien le destin ultime de certains, il ne sera pas une violence ultime de
Dieu.
Conclusion
Une différence structurelle existe entre la mythologie et la foi
biblique. L’histoire biblique est racontée en se plaçant du point de
vue de la victime; la mythologie l’est du point de vue du meurtrier,
de la puissance dominante. La Bible démythologise la structure de la
violence religieuse. Dieu et le Christ sont victimes de la violence sacrée.
La Bible renverse le double transfert et fait du sacrifice une
manifestation de l’amour qui se donne et qui pardonne.
L’expérience chrétienne de l’union avec Jésus-Christ implique de
vivre de façon conséquente avec le sacrifice de Christ; autrement dit,
en s’identifiant avec la victime et en portant la croix (Mt 16:24).
Le
mimétisme positif de Christ, l’avoir comme modèle, ouvre le chemin
de la libération de la violence sacrée des conflits de toutes natures
(oppositions, dominations, exclusions verbales,...) entre religions,
entre Eglises, mais aussi entre individus, nations, ethnies. Telle est
l’invitation à la non-violence qu’expriment les grands
commandements: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de
toute ton âme et de toute ta force; tu aimeras ton prochain comme toi-même.»
(Mt 22:37-39)
Au
niveau de l’Eglise, cela veut dire aspirer à être une communauté
non-violente par imitation de Jésus-Christ. Une Eglise, une
institution, une religion qui use de violence sacrée en excluant
physiquement ou psychologiquement pour conforter ses structures, pour se
justifier, est-elle digne de porter le nom de chrétien?
Si le péché, par nature, se cache, étant une réalité spirituelle,
le mal, lui, se dévoile. Dans les contextes de violence sacrée, les
conflits non résolus se manifestent selon un ordre de victimisation
progressif. Exclusion mentale de l’autre, confiscation de la parole,
pressions psychologiques, catégorisation de la personne comme «malade»
(ou non convertie), isolement physique de la victime (le goulag),
interrogation, torture et mort. Les sociétés fermées, totalitaires,
animées par une idéologie pseudo religieuse, et les sectes religieuses
constituent des illustrations de cette structuration. Les mots d’ordre
sont: rangez-vous, partez ou mourrez. Ces caractères existent à un
niveau inférieur dans d’autres institutions religieuses.
La personne croyante unie à Christ par la foi, désireuse d’exercer
un mimétisme positif, comprend qu’il y a une seule victime, et ce
n’est pas elle. C’est Christ qui est sacrifié pour elle. Elle est
libérée définitivement de la mentalité de victime suscitée par ce
que les autres font subir. En Christ, elle est affranchie des effets de
la violence, la sienne et celle des autres, afin d’aimer et de servir
l’autre. Comme la parabole du bon Samaritain y exhorte.
Une dernière question, difficile à éluder reste. Pourquoi tant de
violence, de jugements, d’exclusions psychologiques dans les
institutions protestantes et évangéliques? Dans notre désir de trop
bien faire, aurions-nous oublié que la conséquence fondamentale de la
croix est, à l’image de Christ, le pardon et le don libre de soi
envers l’autre dans un service sans conditions, sans conditionnement
ni contraintes?
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