Pourquoi je crois en Dieu1 Jean-Marc BERTHOUD
Je ne cherchais pas Dieu. Je faisais partie de cette classe dhommes si commune aujourdhui qui trouvent une justification à leur existence dans lintensité de leurs sentiments. Pourvu dune vive sensibilité, je me situais au-dessus du commun des mortels, parmi cette élite que Stendhal appelait les happy few, ces élus cultivés, sensibles et intelligents dont la vie nest pas limitée par la banalité et la médiocrité de la plèbe. Je nai pas choisi Dieu. En fait, il métait indifférent. Cette hypothèse nétait pas plus nécessaire au bon fonctionnement de mon psychisme quelle ne létait à lunivers mécanique de Laplace. Dautres pouvaient sy intéresser. Moi pas. Et lorsque mon frère me parlait dun ami commun ayant fait une expérience remarquable de Dieu, je lui riais poliment au nez. De telles choses nexistaient tout simplement pas ! Il trouva désormais plus prudent de garder le silence. Cest que Dieu ne mintéressait pas. Ce nétait pas que je mopposais à Lui ; cela lui aurait accordé beaucoup trop dimportance ! Il ne méritait pas tant dattention. Non que jeusse été élevé dans un milieu laïque et profane. Bien au contraire. Mes parents avaient quitté les aises dune vie confortable en Suisse pour suivre en Afrique leur vocation impérieuse de missionnaires. Et nimaginons pas là un christianisme hypocrite et de façade. Une foi vécue au travers de difficultés, de sacrifices et dépreuves ; une foi vigoureuse et joyeuse fondée sur la Bible, constamment lue et méditée en famille et surtout obéie coûte que coûte. Une foi remplie des saveurs de la vie et de ce parfum sauvage quexhale la terre asséchée, soudainement abreuvée par la pluie bienfaisante des premiers orages de lété. Jadmirais, je respectais, jaimais mes parents. Nulle révolte contre eux mais, à tout dire, leur religion ne mintéressait pas. Pour eux, elle était certes utile. Je nen avais pas besoin. Je me suffisais à moi-même. Lintensité de mes sentiments justifiait mon existence. Je pouvais sans peine me passer de leur Dieu. Non que je naie été frappé dinquiétudes. Mais de telles angoisses faisaient partie de ma situation existentielle qui se suffisait à elle même. En 1960, je quittais mon Afrique du Sud natale pour poursuivre des études dhistoire à la Sorbonne. Je la quittais, fiché par la police secrète, affublé du titre de communiste pour mon indignation exprimée sans prudence face aux criantes injustices du racisme de ma patrie. Mais jamais je nai été dupe des fadaises réductrices du marxisme ! Je découvris alors un Paris qui enchanta ma soif de lumière, de clarté et déquilibre humain. Mais lenchantement ne dura guère. Rapidement, je découvris que sous le vernis de cette société qui jetait la pierre à mon pays, se cachait une concentration de corruption, diniquités et dindifférence aux hommes qui, par contraste, faisaient de lAfrique du Sud un paradis. Cétait lépoque où le gnome du Quartier Latin, Jean-Paul Sartre, régnait encore en maître des esprits et des moeurs. Par sa doctrine et son exemple, il allumait chez un Pol Pot par exemple la mèche dun nouveau génocide socialiste. Avec lexaltation de mes sentiments, de mon moi, venait aussi, immanquablement, le dégoût de cet enfer que sont les autres, lhorreur dun monde irrémédiablement pourri, un monde où les bons sentiments nétaient que trop souvent le masque souriant des pires turpitudes. Le bien était en moi ; le mal dans le monde. Ce dégoût était renforcé par mes recherches. Elles étaient consacrées à lhistoire de la colonisation du bassin du fleuve Congo avant la Première Guerre mondiale. Le Congo fut alors livré par le pouvoir colonial belge et français à une liberté de commerce privée de tout frein politique. Le résultat dun tel esprit de lucre à létat pur, ce Coeur des ténèbres dont parle si justement Joseph Conrad qui vécut cette horreur, une barbarie sans nom qui fit plus de cinq millions de morts chez les indigènes et ouvrit toute grande la porte à lère des génocides. Mais mon indignation prenait de lessor. Doù donc pouvait venir cette abdication sans pareille du pouvoir politique face à lagressivité sans frein dans la recherche du profit, des dividendes ? Doù pouvait donc provenir une telle coupure entre éthique et commerce, entre éthique et politique ? Il me fallait remonter le cours de lhistoire mes recherches connaissaient alors un tel débordement quelles devenaient académiquement intraitables ! et je découvris laffrontement sans merci dans notre vieille Europe de deux civilisations, celle de lêtre et celle du paraître ; celle des apparences lesprit de cour de toutes les époques (qui conquiert aujourdhui les âmes par les charmes du petit écran) et celle des réalités temporelles, morales et spirituelles. Une civilisation paysanne, nobiliaire et artisanale opposée à la civilisation de la cour, de la finance et des fastes dune religion de façade férocement persécutrice. Lépoque de la Réforme et de la Renaissance fut un des derniers grands moments de lhistoire de lEurope où saffrontèrent ouvertement, et presque à armes égales, ces deux mondes, ces deux modes de civilisation. Je découvrais, dans mes études poussées jusquà lexamen du style comme expression de ces deux mondes, que la marque de cette opposition se trouvait jusque dans la poésie. Car ce combat était aussi celui de deux esthétiques : celle où laccent est mis sur la recherche formelle de la beauté Pétrarque, Ronsard, Malherbe, et même Racine et celle dont le style fortement travaillé est avant tout mis au service de lexpression la plus adéquate de la vérité ; cest la tradition de Rutebeuf, dEustache Deschamps, de Villon, de Théodore de Bèze et dAgrippa dAubigné après leur conversion, finalement de Molière, d'un Bernanos, même dun certain Céline. Une telle quête de vérité dans la littérature me conduisit à étudier les prosateurs du XVIe siècle pour découvrir ce quils pouvaient eux aussi apporter à lexplication de notre commune histoire. Cest ainsi que je tombai sur Jean Calvin, par le biais de son style ! Cest alors, un dimanche soir de printemps du milieu des années soixante, que sur un quai de la gare de Neuchâtel où jenseignais dans un Collège tout bascula. Jattendais le train qui devait emmener chez elle une amie avec laquelle je venais de passer une journée joyeuse et paisible. Dun instant à lautre, tout ce que jétais, tout ce pourquoi javais travaillé pendant tant dannées, seffondra. Je perdis dun coup, et il me sembla irrémédiablement, le sentiment même dexister. La sensation de la présence de mon corps mavait quitté. Je touchais mes mains, ma tête, mes jambes il ny avait rien. Et cette amie bouleversée me demandait : "Où es-tu ?" Ainsi quAdam devant la même question que lui posait son Dieu après la prise du fruit défendu, je ne pouvais répondre. Il me fallait faire le constat de ma propre mort, dune fin définitive, absolue. Il ne pouvait plus guère être question de suicide. La chose était faite. Et cela sans angoisse, car tout sentiment mavait quitté. Il ne restait quune froide lucidité. "Je suis foutu, définitivement foutu !", était ma seule réponse aux questions de lamie quemportait le train. Plus tard, bien plus tard, jai commencé à comprendre ce qui métait arrivé ; que Dieu, dans sa miséricorde, en un clin doeil, avait tiré le voile sur la vanité de ma vie, sur mon orgueil sans borne, en me montrant dans ma propre chair que le fruit, lunique salaire du péché est, comme toujours, la mort ; que sans Lui jétais effectivement, spirituellement, mort. Il révélait en moi-même cette dépravation, cette privation de sens et de vie qui, jusqualors, mavait fait horreur chez les autres. Mais la vie continue, même pour ceux qui découvrent quils sont morts. Je men retournai, le train parti, dans la mansarde sous les combles que je louais à une famille dItaliens au-dessus des jardins de lHôpital Pourtalès. Cest là que mattendait le texte de Calvin le Traité des Scandales que jétudiais alors et dont menchantaient la vivacité, la précision, le rythme passionné et lhumour dun style servant à porter une pensée vigoureuse et forte. Le livre était ouvert sur ma table, mais ce nétait plus le style qui allait maintenant arrêter mon attention, mais le message biblique lui-même. Cet état danéantissement existentiel ne me lâchait pourtant pas. Mais le sentiment du désespoir en était absent, et cest dans la froide lucidité que ma vie était finie, que je massis devant le texte ouvert sur ma table. Et mon regard fut frappé par ces mots : "Quiconque dans langoisse crie à Dieu, Dieu ne le délaissera jamais." Jignorais alors que Calvin ne citait ici que la promesse dun Psaume, mais ce texte de la Parole de Dieu ne me lâcha plus. Comment, me disais-je, Calvin avait-il pu rédiger une pareille phrase ? Oui, je comprends bien langoisse enfin. Mais un Dieu inexistant, comment donc pourrait-il garder celui qui se confierait à son non-être ? Mais attends donc, me suis-je dit. Tu ne sais pas tout. Peut-être que le Dieu de Calvin existe véritablement. Et suivant lexemple que donne Pascal et que jignorais alors je fis mon propre pari. Sil nexiste pas, tu nas rien à perdre. Mais, sil existe, tu peux encore tout gagner ! Et, ignorant alors également tout de Charles de Foucauld, jai répété la prière désespérée quil adressa si longtemps et sans relâche au Dieu Saint et Tout-Puissant que notre péché nous rend incapables datteindre par nous-mêmes. Avec la prudence de celui qui na plus rien à perdre, je mis soigneusement les choses au net. Je dis en gros ceci à Dieu : "Soyons clairs ! Je ne crois pas en toi. Mais, je ne suis pas omniscient. Si tu existes vraiment ce dont je doute fort ce nest pas à moi à te trouver. Cest à toi à te révéler à moi." Et, même à une foi aussi lacunaire, aussi incrédule, le Dieu Tout-Puissant et miséricordieux répond. Comme en témoigne Calvin en citant le Psalmiste, Dieu sauve par sa grâce souveraine et efficace, lhomme le plus désespérément perdu. Rien ne se produisit de tangible. Mon état danéantissement persistait, et persista encore de longs mois. Mais dès cet instant, je basculais du monde du péché dans le règne de la grâce, de celui, où Satan gouverne les hommes, dans le royaume de Dieu et de son Christ. Pendant quinze longs mois, la conviction de mon état de péché devant mon Créateur saint et juste ne fit que grandir avant que, émerveillé, jaie commencé à découvrir, enfin, que cette colère impétueuse de Dieu que je méritais si justement, était tombée pour moi, à la croix de Golgotha, sur son Fils bien-aimé, notre Sauveur et Seigneur Jésus-Christ, Dieu fait homme, seul Médiateur entre le Père et les hommes. Cest ainsi que le seul vrai Dieu, Créateur du ciel et de la terre, Soutien infaillible de sa création, Maître de lhistoire, Souverain Législateur et Rédempteur de son peuple cette Église, quil sest acquise par le sacrifice de son Fils à la croix se fit connaître à moi. Dans mon émerveillement, je découvris que ce Dieu-là était entièrement digne de toute ma confiance ; et que sa Parole écrite, la Bible, était vraie, totalement fiable. Cest ce Dieu-là qui me conduisit à changer de métier et à reconstruire une vie ruinée par le péché, non en consultant un psychiatre, mais en travaillant cinq ans comme jardinier dabord, puis dix années comme porteur de valises à la gare de Lausanne, et maintenant comme ouvrier postal. Cest ce Dieu-là qui utilisa de tels moyens pour travailler à la patiente transformation de mes pensées pour, petit à petit, conformer mon intelligence aux normes infaillibles de sa sainte Parole. Cest à la constance de sa grâce que je dois de croire en Lui, de vivre par Lui, aujourdhui. Cest ce Dieu-là qui nous conduit jour après jour, à travailler à amener toutes nos pensées et toutes nos actions à lobéissance que nous devons à son Fils, notre Seigneur Jésus-Christ. Cest Lui encore, je le crois fermement, qui me gardera pour la vie éternelle. Je le loue de tout mon coeur pour son oeuvre de Créateur et de Rédempteur, oeuvre dune splendeur et dune magnificence incomparables. Cest à Lui seul que revient toute gloire, Père, Fils et Saint-Esprit. ______________________ 1 Publié dans Résister et Construire Nº 26-27, Novembre 1993 - Janvier 1994, p. 3-7 et dans le recueil de témoignages rassemblés par François Bluche, Pourquoi croyez-vous en Dieu ?, Critérion, Paris, 1994, p. 45-50. |