Un Père aimant. Luc 15.11-32

Pour le baptême d’un enfant

 Pasteur Antoine SCHLUCHTER, Aix-en-Provence

Président Commission Permanente EREI

Nous venons de vivre le baptême d’un tout petit enfant encore incapable de marcher, de parler (à part quelques onomatopées), bref incapable d’assumer des choix.

Nous avons ainsi passé quelques minutes, précieuses aux yeux de ses parents, à écouter la Parole de Dieu, à prier et à verser quelques gouttes sur le front de ce petit bonhomme.

Quelques gouttes, quelques minutes…  totalement insignifiantes au regard de la vie grouillante dans nos cités ce matin, de l’histoire en marche, du train de ce monde.

 

Un monde avec lequel, en tant que chrétiens – je prends le langage sportif -- nous sommes « en compétition », en tension parfois vives.

Et dans ce match gigantesque face auquel le stade du Vélodrome a des allures de maison de poupée, qu’est-ce donc que ce baptême d’un enfant de moins d’un an ?

- Même pas la riposte croyante d’un bon coup franc envoyé en pleine lucarne adverse.

Juste un tir indirect atteignant des coéquipiers du futur concerné : les parents, chargés de lui passer la balle, de lui transmettre le flambeau en espérant qu’un jour...

Vont-ils atteindre leur but ? – On n’est qu’au début d’un long chemin.

Qu’est-ce donc que ce baptême aux yeux du monde ?

 

Qu’est-ce donc que ce baptême au regard... du sociologue : un rite ancestral guetté d’obsolescence et teinté de vagues croyances mêlées de craintes diffuses ?

 

 Qu’est-ce donc que ce baptême au regard du chrétien engagé : un reliquat de religion populaire, une association un peu magique, automatique des tout petits à la foi des plus grands ?

 

N’est-ce pas usurper nos prérogatives que de poser sur un enfant le signe d’une appartenance au Christ dont nul ne peut préjuger ?

Comment savoir s’il ne partira pas sur les chemins du monde mener joyeuse vie sans avoir intégré la foi à l’ombre de laquelle il aura poussé ?

 – Comme le plus jeune fils de la parabole…

 

Ne vaudrait-il pas mieux attendre son retour, sa découverte consciente de l’amour du Père ?

Et s’il reste à la maison, comment savoir si ce sera dans une vraie relation ou sous le poids des habitudes, par devoir ? – Comme le fils aîné…

 

Oui, comment savoir ?

Les enfants de pasteurs ne sont pas toujours des modèles de foi.

Ce qui laisse entendre que les parents n’ont pas toujours été les meilleurs communicateurs ; c’est un papa-pasteur qui le dit...

Est-ce plus simple au niveau des enfants de paroissiens ?

– Vous auriez peut-être des expériences pas toujours évidentes à partager.

 

Je pense à une parole de Salomon, dans le livre de l’Ecclésiaste :

« Dieu a fait les hommes droits, mais ils ont choisi beaucoup de détours ».

Que de détours, que d’années parfois jusqu’à ce qu’une foi vivante habite la génération suivante !

 

Au vu de tout cela, le baptême des petits : un abus de pouvoir ?

Une assimilation forcée ? Une illusion vaine ?

Une atteinte aux droits de l’enfant, si importants de nos jours ?

Ne commet-on pas là un acte inconscient -- quant à sa portée -- sur des êtres pas conscients ?

 

Voilà quelques questions que l’on peut se poser d’entrée.

 

En fait, on l’a vu par quelques exemples, rien n’est simple : les détours inattendus des hommes pourtant « créés droits ».

Chez des baptisés adultes comme chez des parents d’enfants baptisés, que de carences, d’incohérences fréquemment constatées par rapport à une démarche authentiquement croyante.

Les mauvaises surprises des humains.

 

Mais « Dieu écrit droit avec nos lignes courbes », comme l’a dit quelqu’un.

On peut faire dire tout et son contraire à une telle pensée.

J’y vois un écho à cette parole de Paul à Timothée : « si nous sommes infidèles, lui demeure fidèle car il ne peut se renier lui-même » (II Tim 2/13).

Dans ce sens-là, oui, Dieu écrit droit avec nos lignes courbes.

Je pense à ce pasteur appelé au chevet d’un enfant mourant pour le baptiser.

Embarrassé, il n’a pas osé dire non tout en précisant que le baptême n’est ni un vaccin ni un moyen de salut.

L’enfant a été baptisé… et a guéri.

Les bonnes surprises de la grâce.

La générosité du Dieu qui jette sa semence à pleine volée, sans calcul, tant pis si elle déborde du carré de bonne terre et tant mieux si elle lève ailleurs. Qui sait…

 

La parabole de ce matin n’en manque pas, de ces bonnes et de ces mauvaises surprises.

Incroyable : il quitte le domaine familial avec la moitié de l’héritage !

Pathétique : le père attend le retour de son fugueur de fils tous les soirs, le naïf !

Jamais vu : le fils revient en larmes et le père le couvre de baisers !

Inévitable : le frère aîné écume de rage. Gare à la suite !

Touchant : le père plaide pour la réconciliation et le pardon !

 

Oui, la vie ne manque pas de ces diverses surprises.

Mais il ne s’agit pas juste d’un constat : la vie est ainsi faite, que voulez-vous !

Non ! Dans cette parabole, il y a quelque chose de la semence qui pousse toute seule… Quelque chose qui dit la force inéluctable du Royaume en marche.

 

Son équivalent, chez Matthieu, débouche sur une question intéressante.

Un homme avait deux fils. Il s’adressa au premier et lui dit :

Mon enfant, va travailler aujourd’hui dans la vigne.

 - Non, je ne veux pas, répondit-il ;

 mais, plus tard, il changea d’idée et se rendit à la vigne.

Le père adressa la même demande à l’autre fils. Celui-ci lui répondit :

Oui, père, j’y vais, mais il n’y alla pas.

Lequel des deux a fait la volonté de son père ?

 

Lequel des deux, dans notre parabole, a fait la volonté de son père :

celui qui est parti – ce serait étonnant -- ou celui qui est resté – oui, mais… ?

- Dans ce cas, ni l’un ni l’autre, à première vue.

- Ou le fugueur, peut-être, parce que il changea d’idée et se rendit à nouveau chez son père.

 

Dans Matthieu, Jésus ajoute un commentaire à la réponse que lui apportent des chefs religieux. Elle fait la part belle aux parias :

Je vous le déclare, c’est la vérité: les collecteurs d’impôts et les prostituées arriveront avant vous dans le Royaume de Dieu.

Car Jean-Baptiste est venu à vous en vous montrant le juste chemin et vous ne l’avez pas cru; mais les collecteurs d’impôts et les prostituées l’ont cru. Et même après avoir vu cela, vous n’avez pas changé intérieurement pour croire en lui.

 

Voilà les bonnes surprises de la grâce : les plus indignes en apparence entrent dans le Royaume les premiers et ceux qui n’ont pas changé intérieurement ne sont pas exclus d’emblée, mais sont invités à une démarche pour y entrer.

 

Parce qu’il ne faudrait pas oublier celui qui est resté à la ferme et qui s’est payé tout le boulot sans rechigner : faire de lui le mauvais fils qui n’a pas obéi à son père serait un peu fort de café.

 

Rien n’est simple. Chacun doit faire son chemin, cela peut prendre du temps.

Mais chacun d’eux est aimé de son père bien au-delà de ce qu’il pense.

Chacun de nous est aimé du Père céleste, bien plus qu’on peut l’imaginer.

D’ailleurs, n’est-ce pas le cœur de la parabole ?

 

Les intertitres de nos bibles sont révélateurs.

Jadis, on avait à tous les coups « le fils prodigue » : concentration sur le fugueur.

Ensuite, on a pu lire « les deux fils » : prise en compte de leurs cheminements respectifs.

Mais on en reste toujours au niveau des fils, c’est-à-dire des parcours humains.

 

Et un jour, quelqu’un a trouvé « le père aimant ».

Cela transfigure notre regard et nous ramène à l’essentiel : « le père aimant ».

Un amour qui précède les réponses positives comme les éloignements.

Un amour qui laisse partir et attend avec espérance.

Un amour qui permet le retour à tout moment.

Un amour qui efface les dettes et entraîne dans la farandole du pardon.

Un amour sans lequel rien n’aurait été possible.

 

Alors, pour revenir aux tout-petits, une question :

Et si leur baptême était à comprendre comme un acte d’amour posé sur eux à l’entrée de leur vie ?

Et s’il disait : « sans avoir rien fait ni dans un sens ni dans l’autre, tu fais partie de la maison du Père. »

« Reste, tu es là chez toi, tout ce qui est à moi est à toi. »

« Mais si tu pars, puisque tu pars chanterait Goldmann, que ce soit pour un temps seulement. Tu es attendu, aimé, bienvenue chez toi ! ».

 

Et si le baptême disait à la fois le bonheur profond de celles et ceux qui répondent spontanément à l’alliance et le retour toujours possible ?

Une comparaison : à ta naissance, tu as hérité de notre nom et nous t’avons donné un prénom que tu n’as pas choisi.

Pour te signifier avant toute réponse de ta part que tu es notre enfant.

De même, comme l’écrit Jean Debruynne :

« le baptême est la liberté de choisir, mais c’est aussi la liberté d’être choisi ».

 

Peut-être votre enfant n’aimera-t-il pas trop son prénom, une remarque dans la cour de récréation et voilà : qui peut savoir ?

Faut-il attendre qu’il puisse donner son avis en le laissant jusque là

sans nom, sans lien, sans réelle place comme « un étranger du dehors » ?

Qui peut savoir les dommages qu’occasionneraient une telle carence, le poids trop lourd posé sur de si jeunes épaules ? – la liberté d’être choisi, appelé.

 

Insignifiant aux yeux du monde, le baptême d’un enfant est précieux non seulement aux yeux de ses parents, mais aussi et surtout aux yeux de Dieu.

Il ne sauve pas, il ne transforme pas mais il place dans la maison du Père, dans une relation de fils et de filles aimés.

 

Et c’est cela qui est intéressant, qui permet de faire de cette parabole une application au baptême.

En fait, ce n’est pas un texte à consonance baptismale, directe ou indirecte, comme on peut en trouver à consonance eucharistique (sur la cène) :

les multiplications des pains, le discours sur le pain de vie (manger mon sang et boire ma chair), la fraction du pain à Emmaüs.

Là, pas de lien formel avec le baptême mais une belle lumière jetée sur ce qu’il symbolise.

Tout peut commencer parce qu’un père avait deux fils.

Sans cette simple phrase, sans la réalité d’un Dieu Père, pas de fils, pas de lien.

Le baptême dit ce lien. Administré à l’aube de l’existence, il le pose en référence.

 

Vous voyez donc quel déplacement nous suggère cette parabole et la façon dont elle éclaire notre pratique du baptême.

Notre baptême ? - Que dis-je, notre vie chrétienne toute entière !

Dont il marque l’entrée et rythme la marche.

C’est toute la substance de notre relation avec Dieu qui est en jeu.

Découvrir en lui le Père aimant, offrant ses biens aux gens de sa maison.

Et attendant au bord de la route ses enfants encore en chemin.

 

La parabole en fait une sorte d’événement unique.

Une étape franchie puis dépassée. Comme une page définitivement tournée.

Mais au creuset de nos vies, dans notre quotidien, frères et sœurs, combien de fugues, combien d’éloignements à l’image du fils immature.

Et aussi, derrière nos comportements d’enfants de la maison présomptueux, combien d’incompréhensions et de rancoeurs accumulées ?

 

Mais aussi, et nos liturgies s’en font l’écho, combien de gestes d’amour, de paroles de grâce, de relèvements reçus du Seigneur ?

 

Il y a en nous des deux fils : celui qui dit « oui » sans que ce soit suivi d’effets. Et celui dont le « non » n’empêche pas le retour à la vigne.

Et comme pour ces deux fils, il y a pour nous les deux bras du Père tendus sans retenue.

 


Ainsi, petit à petit, vous le sentez, nous passons d’une histoire d’individus isolés, sans liens, à une histoire de famille, un récit d’alliance.

Il y a dans cette parabole toute une dynamique relationnelle.

 

C’est trop puissant : un axe de référence qui empêche de laisser l’individu devenir un être isolé, même quand il s’est éloigné volontairement.

Et dans ces moments, la maison, celle où on né et on a grandi, celle qu’on a quittée, c’est vrai, polarise tout ce vécu relationnel.

Ca se joue souvent autrement dans notre monde qui bouge, avec des déménagements fréquents, mais l’idée force est la même.

Paul Tournier, le médecin chrétien, l’a bien développée dans un livre intitulé « L’homme et son lieu ».

 

Frères et sœurs, c’est un jour de fête !

Parce que nous avons répondu à la convocation du Seigneur, présent au milieu de nous.

Parce qu’un enfant a reçu le signe de l’alliance, comme l’anneau qui dit l’appartenance, la robe qui annonce la purification des péchés et les sandales la nouveauté de vie.

Parce que ses parents, avec l’aide de Dieu, s’engagent à lui faire connaître son Seigneur.

Ils seront sa première image de Dieu, vous serez sa communauté ecclésiale.

 

Une communauté avec des paroissiens de longue date, fidèles parmi les fidèles appelés à vivre la liberté glorieuse des enfants de Dieu.

Une communauté avec des gens qui sont arrivés il y a peu, de retour après diverses errances, appelés à entrer dans la joie de leur Maître.

Une communauté avec des personnes de passage, encore en chemin, appelées à se retrouver, à revivre enfin, attendues.

 

Il est temps de chanter, de danser et de se réjouir en l’Éternel.

 

Alléluia !