Foedus N° 1 (mars 1998)
- Pour une Théologie de l'Alliance
(Pasteur Vincent BRU)
- L'identité réformée confessante
(entretien avec Pierre COURTHIAL)
- La Philosophie de Herman
Dooyeweerd (Pr. Henk Geertsema)
- Bibliographie de Henk Geertsema
- Les Editions l'Age d'Homme
- Cest au théologien Gaspard
Olévianus que l'on doit, dès 1595, la fondation de la
théologie dite fédéra1e, dans laquelle le concept
d'Alliance fonctionne véritablement comme principe
constitutif et discriminatif de tout le système
théologique. Des théologiens suisses, avec plus tard
Heiddegger et Turretin, la théologie fédérale passa
ensuite aux Pays-Bas, avec notamment Witsius, Voetius et
Mastricht, et aux îles Britanniques. La théologie
fédérale fut officiellement reconnue dans la
WESTMINSTER CONFESSION ainsi que dans la FORMULA
CONSENSUS HELVETICA.. Aux Etats-Unis, c'est en
particulier aux théologiens de Princeton -les deux
Hodge, B. Warfield, etc.-, et à R. Dabney que l'on doit
d'avoir défendu la théologie fédérale. Plus
recemment, citons, aux Pays-Bas, les théologiens Abraham
Kuyper, H. Bavinck, et K. Schilder.
- Cf. J. Murray, «Covenant
Theology», Collected Writings, Edimburgh, Banner of
Truth, 1982, pp. 216ss.
-
Pour une Théologie de
l'Alliance
Pasteur Vincent BRU
Voici donc le premier numéro de FOEDUS, qui signifie "
alliance " en latin. Pourquoi un tel titre à ce journal,
s'interrogerons certains ? La raison en est simple : la
théologie réformée est une théologie de l'Alliance. C'est là
son trait caractéristique, sa spécificité parmi les diverses
manières de comprendre la foi et d'intégrer en un tout
cohérent, du moins qui s'efforce a la cohérence, l'ensemble des
données de la révélation biblique : catholicisme romain,
libéralisme, néo-orthodoxie, modernisme et post-modernisme,
dispensationalisme, baptisme, etc.
Ainsi, en contraste avec les théologies d'autres tendances, y
compris évangéliques, la notion d'Alliance constitue le
référent herméneutique par excellence de la théologie
réformée, la clef herméneutique de l'ensemble de l'Ecriture .
C'est elle qui donne à l'ensemble du système à la fois sa
cohérence, son orientation et son but (1).
Comme le dit avec raison James Packer, parlant du principe de
l'analogie de la foi : "Ce principe nous oblige à faire
écho aux accentuations principales du Nouveau Testament et à
développer une exégèse christocentrique, kérygmatique et
centrée sur l'alliance pour les deux Testaments." (2)
De même Paul Wells, posant la question de la compatibilité des
méthodes et des techniques d'interprétation de l'Ecriture avec
la nature divino-humaine de cette dernière, montre que c'est
précisément la spécificité de la théologie réformée que de
considérer et d'approcher l'Ecriture comme l'expression écrite
de l'Alliance entre Dieu et les hommes - priorité de Dieu,
participation de l'homme, contexte de la Création, de la Chute
et de la Rédemption, etc. -, celle-ci visant la restauration de
la communion avec Dieu - contre toute forme de dualisme entre le
divin et l'humain dans la Bible, qu'il soit horizontal (Bultmann)
ou vertical (Barth) ; contre les approches séculières ou
"neutres" de la Bible, la méthode historico-critique,
etc. (3)
De cette théologie de lAlliance, FOEDUS se propose
dêtre une expression fidèle, dans une humble soumission
à lEcriture Sainte (Sola et Tota Scriptura). Puisse
cela contribuer, même modestement, au développement de la Foi
Réformée en France et à lédification de lEglise,
pour la seule Gloire de Dieu (Soli Deo Gloria).
_____________
(1) Image du train dont les wagons
communiquent entre eux et dont les possibilités de combinaison
sont multiples, tout en progressant dans la même direction,
Ainsi, comme le dit Pierre Marcel : " La doctrine de
l'alliance est le germe, la racine, la sève de toute la
révélation, par conséquent de toute la théologie, le fil
conducteur de toute l'histoire du salut. Toute autre doctrine,
quelle qu'elle soit, s'y articule en quelque manière, surtout et
en premier lieu ... celle des sacrements " - Le
Baptême, Sacrement de l'Alliance de Grâce, La Revue Réformée,
N° 2-3 (1950), p. 52. De même : " Parmi les constructions
théologiques qui, à partir des données de la Bible, mettent en
jeu les facultés de l'homme croyant, et qui par conséquent
n'atteignent jamais le dernier degré de perfection et sont
toujours révisables, la doctrine réformée est la seule qui
fasse droit à l'ensemble des éléments révélés dans
l'Ecriture et les intègre harmonieusement en un tout coordonné.
Toute autre doctrine rejette explicitement ou implicitement,
consciemment ou inconsciemment, des éléments importants de la
Révélation, et ne rend que partiellement compte de l'ensemble
des Ecritures. " - Ibid, p.198.
(2) J. PACKER, " L'herméneutique et
l'autorité de la Bible ", Hokhma 8 (1978), p. 12 -c'est
nous qui soulignons.
(3) Cf. Paul WELLS, " Covenant, Humanity,
and Scripture ", WTJ 48, pp. 27, 42ss. De même : James Barr
and the Bible, P&R, 1980, pp. 354ss. A cet égard Paul WELLS
propose de parler d'exégèse alliancielle de l'Ecriture, pour
caractériser l'approche spécifiquement réformée de celle-ci
(pp. 377ss).
L' identité
réformée confessante
- Entretien avec Monsieur Pierre Courthial, Doyen
honoraire de la Faculté de Théologie Réformée
d'Aix-en-Provence, le 31 avril 1994.
A.E.R.C. : Qu'est-ce qui constitue pour vous l'identité
Réformée Confessante ?
- A cette question Monsieur Courthial répond que ce qui
constitue l'identité Réformée Confessante n'est autre
que la fidélité aux Confessions de Foi reconnues par
les Eglises Réformées du XVIe et du XVIIe siècles. Une
Eglise Réformée Confessante est une Eglise qui confesse
avec ses Docteurs et ses Pères, la Foi dont l'Ecriture
Sainte constitue le critère normatif (norma normans), et
dont les Confessions de Foi représentent les expressions
fidèles (normae normatae), celles-ci s'efforçant de
rendre compte le mieux possible de l'ensemble de la
révélation biblique (Tota et Sola Scriptura).
- Ainsi, l'identité Reformée Confessante se caractérise
par la reconnaissance d'un ensemble de vérités
reconnues historiquement et ecclésiastiquement, dont
voici le détail :
- I. Deux points historiques :
- 1. Les Confessions de Foi de l'Eglise Universelle :
Le Symbole des Apôtres, le Symbole de
Nicée-Constantinople, le Symbole d'Athanase, la
Définition de Chalcédoine.
- Il s'agit là des résultats doctrinaux des six premiers
Conciles oecuméniques, avec lesquels nous sommes
fondamentalement d'accord.
- 2. Les Confessions de Foi de la Réforme du XVIe et du
XVIle siècles : Catéchisme de Genève (1545),
Confession de la Rochelle (1559), Catéchisme de
Heidelberg (1563), Confession helvétique postérieure
(1566), Canons de Dordrecht (1619).
- Sont a considérer de même les Confessions de Foi
Luthériennes : le Grand Catéchisme et le Petit
Catéchisme de Luther (l5229), les Articles de Smalkade
(1536), la Confession d'Augsbourg (l530), ains que la
Confession Belge (Belgica) (1561), les Trente neuf
articles de 1'Eg1ise d'Angleterre (1571), la Confession
de Foi de Westminster (l648).
- II. Les points actuels :
- 1. L'inerrance-infaillibilité de l'Ecriture :
véridique dans tout ce qu'elle affirme (voir la
Déc1aration de Chicago (1978)) ;
- 2. L'autorité souveraine de l'Ecriture sur toutes
choses (science, philosophie, politique, etc.) ;
- 3. L'ecclésiologie réformée. Ici, Monsieur
Courthial reconnaît la complexité du sujet, et se
contente de poser quelques jalons, qu'il considère comme
essentiels pour une juste compréhension de la nature de
l'Eglise, d'un point de vue reformé.
- Les membres de l'Eglise : l'Eglise comprend les
chrétiens professants -ainsi que leurs enfants (ni
Eglise de "professants", ni Eglise de
multitude).
- La discipline dans l'Eglise : nécessité d'une
saine discipline ecclésiastique, en vue d'interpeller le
pécheur - qui dément la véracité de sa confession de
foi, soit en paroles, soit en commettant des péchés
"grossiers et manifestes" -, afin qu'il
revienne dans le droit chemin.
- Les ministères dans l'Eglise : Monsieur Courthial
insiste ici sur le caractère résolument biblique et
réformé de l'ordination pastorale : distinction entre
le sacerdoce sacrificiel, commun a tous les croyants, et
le ministère ordonné, au service de la Parole et des
Sacrements (Cf. Confession helvétique postérieur ;
travaux de J. J. von ALLMEN, etc.).
- De même, le ministère pastoral de la femme
n'étant pas conforme à l'enseignement clair et
explicite de l'Ecriture, celui-ci ne saurait être
accepté a la légère, seules des situations
extraordinaires pouvant légitimer celui-ci.
- Quant aux dons du Saint Esprit - ou "dons
charismatiques" : parlé en langues, prophétie,
etc.-, le temps apostolique étant révolu et le Canon de
l'Ecriture ayant été fixé une fois pour toutes,
ceux-ci ne sont plus accordés aujourd'hui à l'Eglise de
façon ordinaire, et ne doivent pas, par conséquent,
faire force de loi dans l'Eglise (thèse
cessation-niste).
- Pour conclure, Monsieur Courthial insiste sur le fait que
le grand point - en ce qui concerne l'identité
Réformée Confessante -, c'est l'infaillibilité de
l'Ecriture et l'universalité de son autorité.
-
- A. E. R. C. Comment voyez-vous l'avenir du
protestantisme en France et dans la francophonie en
général ?
- Monsieur Courthial nous fait ici part a la fois de son
inquiétude quant a l'avenir des Eglises Réformées en
France à court terme (modernismes théologiques,
rationalisme, relativisme, etc.), mais aussi de son
optimisme à plus ou moins long terme, où l'on peut
envisager un retournement de la situation.
- D'ailleurs - nous fait remarquer Monsieur Courthial -,
cela n'a-t-il pas déjà été le cas dans les années
40-5O, qui ont connu le ministère très fructueux
d'Auguste LECERF - fondateur de la Société Calviniste
de France (1927) -, professeur à la Faculté de
Théologie de Paris (dès 1922), de dogmatique réformée
dès 1936, de Jean CADIER, professeur à la Faculté de
Théologie de Montpellier (dès 1936), et un peu plus
tard de Pierre MARCEL, fondateur de la Revue Réformée
(l950).
- Comme le note André SCHLEMMER (1890-1973), parlant des
fruits bénis du ministère de celui que l'on avait
surnommé "le dernier des calvinistes", Auguste
Lecerf : "Quand Dieu rappela à lui son serviteur en
1943, celui-ci avait vu la bénédiction divine
s'étendre sur son labeur. Il n'était plus le seul
défenseur d'une cause perdue ! Il était le chef d'un
mouvement vivace, qui renversait irrésistiblement et
promptement toutes les positions du modernisme régnant. Presque
toute la jeunesse qui sortait des Facultés de Théologie
de France et de Genève s'affirmait Calviniste.
L'Eglise réformée de France revenait à sa tradition,
et ceux qui faisaient figure de survivants n'étaient
certes pas ceux qui pensaient avec Auguste Lecerf."
(R.R. N° 180-1994/1-2, n.d.l.r.).
- Hélas, force est de constater que si Auguste Lecerf
revenait parmi nous, après cinquante ans d'absence, son
désarroi serait grand, face aux changements survenus
depuis (Cf. Paul WELLS, "1943-1993 : si Lecerf
revenait !", R.R., N° 180-1994/1-2, n.d.l.r.).
- Cependant, Monsieur Courthial nous invite à ne pas
baisser les bras et à regarder à celui-là seul qui
conduit l'Histoire, et qui peut, à tout moment, susciter
une nouvelle Réformation pour son Eglise, plus qu'un
Réveil, "une redécouverte, une re-formation de la
vérité, telle que l'a confessée l'Eglise des grands
symboles, afin que le cap de la grande dépression soit
doublé et que l'Eglise connaisse des lendemains qui
rechantent la louange de Dieu." (Paul WELLS,
n.d.l.r.).
- A ce point là de notre entretien, Monsieur Courthial
nous fait part de ce qu'il considère comme étant une
des conditions sine qua non de la re-formation de
l'Eglise, à savoir un esprit à la fois de fidélité et
d'ouverture : "Ce qui me paraît caractériser la
Réformation pour notre temps, c'est un esprit à la fois
fidèle, soumis au Seigneur qui parle dans toute
l'Ecriture, et ouvert, attentif à tout ce qui se pense,
se dit, et se fait dans le monde. Une orthodoxie fermée,
un modernisme infidèle, voilà ce que ne peuvent
admettre et pratiquer les disciples de la
Réformation." (Fondements pour l'avenir, p. 5,
n.d.l.r.).
-
- A.E.R.C. Quels conseils pratiques donneriez-vous à un
jeune pasteur soucieux de promouvoir la Foi Réformée
dans son Eglise ?
- Monsieur Courthial nous fait part ici de son expérience
en tant que pasteur à la retraite de l'Eglise Réformée
de France.
- La priorité des priorités, c'est le Conseil
presbytéral : pour commencer, il faut poser des
conditions - raisonnables ! - pour pouvoir être membre
de celui-ci (participation régulière au culte
dominical, adhésion d'ensemble à la Confession de Foi
ainsi qu'à la Discipline de l'Eglise, etc.) ; il faut
ensuite proposer des cours de formation pour anciens et
responsables d'Eglise : "Qu'est-ce qu'un ancien
?", "Comment préparer et animer une étude
biblique ?", etc.
- Mettre en place une étude biblique hebdomadaire, ainsi
que - si possible - un catéchisme pour adultes, sur la
base du Catéchisme de Heidelberg ou de la Confession de
Foi de la Rochelle par exemple.
- Former la vie cultuelle et liturgique - la piété - des
membres de l'Eglise en utilisant des textes et des chants
liturgiques enracinés dans la tradition réformée
francophone (Liturgie grise ; Liturgie Romande ; chant
des Psaumes ; Cantiques dans la tradition de la Réforme,
etc.).
- Mettre en oeuvre une prédication exposition,
exégétique, et séquentielle : prêcher de façon
suivie -séquentielle- sur des livres bibliques ou sur
des unités de textes (Décalogue, Sermon sur la
Montagne, etc.), en exposant et en expliquant le plus
fidèlement possible le contenu de sens du texte, tout en
appliquant celui-ci à la situation particulière des
gens qui écoutent : "la prédication, c'est
l'application d'un texte aux gens qui écoutent."
Propos recueillis par Bernard AUBERT et Vincent BRU.
La Philosophie
de Herman Dooyeweerd (Pr. Henk Geertsema)
Première partie : La théorie des
modalités
Conférence donnée par le Pr. Henk GEERTSEMA, le 3 janvier
1997 à L'Abri, Eck en Wiel, Pays-Bas. Propos recueillis par
Pierre-Alain JACOT.
- Pour mettre en évidence le caractère pertinent de la
philosophie de Herman Dooyeweerd, nous aborderons dans un
premier exposé, et pour des raisons pédagogiques, sa
théorie de la structure de la réalité, ou cosmologie.
Un deuxième article présentera son épistémologie, et
plus particulièrement le rapport foi et raison.
- Dans la transcription de cette conférence, nous nous
sommes permis de rajouter quelques exemples, afin
d'illustrer d'avantage encore les différents concepts
abordés (n.d.l.r.).
-
- La cosmologie, ou comment penser la réalité.
-
- Dooyeweerd a commencé par faire des études de Droit. Il
a été amené à réfléchir aux fondements de la loi.
La philosophie de la loi, en Allemagne et en Angleterre,
basait celle-ci soit sur l'éthique, soit sur les
relations sociales, soit sur la raison. Mais cela ne
satisfait pas Dooyeweerd, pour deux raisons.
- D'une part, il constate que la loi est un aspect de la
réalité qui ne peut pas être réduit à un autre
aspect. Notre expérience ne peut pas être décrite
uniquement de manière éthique, sociologique ou
rationnelle. Il en est de même pour d'autres réalités,
comme par exemple l'éthique. "On ne peut pas
rattacher l'éthique à un autre aspect de la réalité
pour comprendre l'éthique" (Oz Guiness).
- D'autre part, son arrière-plan calviniste le pousse à
mettre l'accent sur la Loi de Dieu.
- Ainsi, la théorie des modalités est le résultat d'un
problème concret posé par la philosophie de la loi.
- Dooyeweerd distingue provisoirement quinze aspects de la
réalité, qui correspondent aux différentes sciences
particulières. Il s'agit de :
- 1. l'aspect numérique ou quantitatif
- 2. l'aspect spatial
- 3. l'aspect cinématique, ou du mouvement
- 4. l'aspect physique, ou énergétique
- 5. l'aspect organique, ou vital
- 6. l'aspect sensitif, ou psychologique
- 7. l'aspect logique, ou analytique
- 8. l'aspect historique
- 9. l'aspect économique
- 10. l'aspect linguistique
- 11. l'aspect social
- 12. l'aspect esthétique, ou artistique
- 13. l'aspect juridique, ou légal
- 14. l'aspect éthique
- 15. l'aspect pistique ou aspect de foi.
- Certaines personnes estiment qu'il y a quelques
modalités en plus ou en moins. Pour Dooyeweerd, leur
nombre n'est pas défini, mais est limité à moins d'une
vingtaine. Souvent, la réalité est perçue comme
relevant foncièrement d'un type de dualisme qui sépare
la matière et la pensée. L'approche de Dooyeweerd est
à cet égard beaucoup plus fine, car elle distingue
quinze modalités, qui toutes ont quelque chose de
spécifique et d'irréductible, de sorte qu'on ne peut
réduire une modalité à une autre.
- La théorie des modalités tente de répondre à la
question : comment sont les choses ? Elle cherche à
rendre compte des différents modes de l'expérience et
de l'être. Ces modes se rattachent aux différentes
propriétés des choses. Ainsi, chaque chose peut
revêtir les quinze modalités. De plus, dans la chose,
il faut distinguer ce qui est sujet et ce qui est objet.
De là découle le fait que les modalités peuvent
prendre un aspect actif ou passif.
- Prenons par exemple une chose que nous nommons
"arbre". En soi, cet arbre revêt l'aspect
actif des modalités quantitatives (nombre d'aiguilles,
s'il s'agit d'un sapin), spatiales (emplacement du
réseau des racines), etc... . Ces exemples sont pris
pour montrer le caractère "en soi",
c'est-à-dire indépendant de l'observateur, de l'aspect
actif des modalités. Ces mêmes modalités revêtent un
aspect passif quand un sujet quelconque considère cette
chose qu'est l'arbre. Un enfant en compte les branches
principales, un écureuil en évalue les dimensions
spatiales, pour sauter d'une branche à l'autre.
- Voilà pour les modalités les plus immédiates. Mais
alors, pour cet arbre, qu'en est-il, par exemple, de la
modalité de langage ? Nous ne considérons pas ici les
arbres en général, encore moins le concept d'arbre. Ce
concept renvoie en effet non seulement aux arbres réels,
mais aussi aux arbres possibles et aux arbres
imaginaires. Or souvent, dans l'imaginaire humain, les
choses ont des propriétés anthropomorphiques et, entre
autres, la faculté de parole. Pour ces arbres
imaginaires, rencontrés dans les contes de fées, on
peut parler de modalité de langage sous son aspect
actif. Mais pour l'arbre que nous considérions tout à
l'heure, il n'existe que sous l'aspect passif de la
modalité de langage. En d'autres termes, on ne peut que
parler de cet arbre, et non le faire parler. Encore
qu'ici il faille faire des nuances. Nous n'avons
considéré le langage qu'au sens propre. Mais cet arbre,
s'il ne parle pas, peut néanmoins, au sens figuré,
être parlant. Sa santé témoigne de la qualité de son
environnement, la disposition de ses branches parle de sa
résistance au vent, la masse noire et noueuse d'une de
ses racines, en tant que masse entièrement brute, est,
pour le neveu du Docteur Schweitzer, l'occasion d'une
illumination (Jean-Paul Sartre, La nausée).
- Considérons encore brièvement quelques modalités
supérieures. Notre arbre peut faire l'objet d'une
transaction économique ; sous sa modalité économique,
il peut être perçu comme vendable, achetable,
échangeable, ou vendu, acheté, échangé. Ce même
arbre peut être considéré sous sa modalité de foi,
quand par exemple les prémices de ses fruits sont
offerts à la divinité, ou quand sa présence dans la
durée est le moyen d'un contact avec les ancêtres.
- Nous avons dit que les modalités se rattachaient aux
différentes propriétés des choses. A leur tour, ces
différentes propriétés (comme par exemple le fait
d'être observable, de participer aux processus
économiques, etc...) obéissent à certaines lois. Cela
veut dire que par exemple dans un jeu de billard, il y a
une relation de sujet à sujet entre la boule mise en
mouvement et les lois de la mécanique.
- Chaque modalité a ses lois. On parle alors de sphère
légale. Ces lois agissent de manière directe ou
indirecte, suivant qu'on évoque la modalité sous son
aspect actif ou passif. Ainsi, les lois économiques
s'appliquent de manière passive à l'arbre vendu.
- De plus, ces lois permettent de relier ensemble les
différentes propriétés de la chose. Pour Dooyeweerd,
les lois constituent le facteur de cohérence entre les
modalités.
- Enfin, comme nous le laissions entendre tout à l'heure,
il y a pour chaque modalité des modes de l'être, mais
aussi des modes de l'expérience. Il y a un lien entre
mode de l'expérience et mode de l'être. Certains
aspects de l'être ne sont reçus qu'au travers de
l'expérience (faite par un sujet). C'est ce qui explique
que certaines lois ont un caractère subjectif.
- Le juge n'applique pas des principes, mais juge selon une
loi positive. De même, l'homme religieux ne peut
pratiquer l'essence de la religion, mais seulement une
religion positive, fût-elle individualiste (n.d.l.r.).
Cette loi positive est formée dans l'esprit humain, non
pas ex nihilo, mais en appropriant le principe. Cette
exemple montre que derrière chaque loi, il y a un
principe légal, un arrière-fond dans la loi, qui est un
principe donné et qui, en tant que donné, doit être
recherché.
- Le problème principal de la philosophie moderne est
l'abîme creusé entre le sujet et l'objet, autrement dit
entre la conscience et la réalité extérieure. Ce
problème est posé comme tel par Descartes dans son
Discours de la méthode. En opposant res cogitans et res
extensa, il trouve le fondement de sa certitude dans son
esprit, et non dans la réalité extérieure. Or, en
présupposant la pensée dans l'acte de douter, il
devient difficile de parvenir à une certitude absolue,
d'autant plus que l'esprit est réduit à sa pure
subjectivité, à savoir un simple esprit individuel.
- Aujourd'hui, le problème cartésien est posé au niveau
du langage, en particulier dans les travaux de
Wittgenstein. On parle d'intersubjectivité, dans le sens
qu'il faut deux personnes pour qu'il y ait activité
langagière. Mais comment le langage peut-il référer à
quelque chose qui est en dehors du langage ?
- L'approche de Dooyeweerd est très différente de celle
de Descartes, car ses modalités sont à la fois des
modes de l'être et de l'expérience, alors que chez
Descartes, seul l'homme est sujet et conscient de
lui-même, se contraignant ainsi à se placer contre le
monde extérieur.
- Les modalités dooyeweerdiennes ont un caractère
fondamental, du fait qu'elles sont régies par
différentes sphères légales, et permettent ainsi une
diversité de relations toutefois cohérentes. L'approche
de Dooyeweerd ne crée pas un abîme au sein de la
réalité, mais permet de rendre compte de Sa diversité.
- En effet, l'expérience est une réalité commune aux
hommes et aux animaux. Tout comme l'homme, ils peuvent
voir l'arbre et, à leur niveau, avoir des sensations et
éprouver des sentiments. Même les plantes sont
engagées dans des relations de sujet à objet.
- Platon voulait réduire la réalité aux Idées
théoriques (noumènes kantiens), méprisant ainsi la
réalité créée (phénomènes). 8eule la théorie
était d'origine divine. C'était une façon de rejeter
la création. Dans cette perspective, la question du
monde en lui-même et de notre expérience perd son sens.
La raison, seul palliatif à la subjectivité humaine,
permet alors de connaître la réalité. Mais la richesse
de la réalité ne peut se limiter à son aspect
raisonnable. La réalité en elle-même englobe toutes
les modalités, et l'expérience humaine fait elle-même
partie de cette réalité.
- Les Grecs voulaient tendre à une connaissance divine.
Mais l'homme est un être fini et, en tant que tel, la
connaissance qu'il peut atteindre n'est pas absolue, mais
relative. Ainsi, en théologie, on ne peut pas
"penser les pensées de Dieu après Dieu".
Cette formule est utilisée par Cornelius Van TiI, A
Christian Theory of Knowledge, Presbyterian and Reformed,
Nutley N. J., 1969, p. 16 ; cependant, pour Van Til,
cette formule marque aussi la discontinuité entre la
pensée de Dieu et celle des hommes, cf. John Frame,
" Van Til, le théologien ", Revue Réformée
167, 1991, p. 24 (n.d.l.r.). Il faut, dit Dooyeweerd,
retrouver une connaissance plus humble.
- Cependant, dans le mythe de la caverne, le monde
extérieur ne nous apparaît que comme des ombres sur la
paroi. Ce n'est pas une véritable connaissance. Pour
Platon, la connaissance réelle n'est qu'intellective.
Comment donc est possible une connaissance concrète ?
Nous ne pouvons pas fuir systématiquement oe monde pour
celui des Idées platoniciennes.
- Certes les concepts sont nécessaires, mais ils ne
peuvent être traduits en d'autres concepts, tout comme
chaque loi, étant dans Sa sphère de loi, ne peut être
réduite en une autre loi. Il y a diversité de lois, qui
sont fondamentales pour la compréhension de la
réalité, mais qui ne se limitent pas à une
signification épistémologique.
- Aujourd'hui, il y a une tendance à réduire la
compréhension de la réalité en l'expliquant de
manière radicale par des lois purement physiques.
L'aspect physique est sans conteste incontournable, mais
il ne suffit pas à rendre compte de la réalité, ni en
tant que telle, dans son être, ni dans son
fonctionnement.
- La création est trop belle, trop riche et multiforme
pour être réduite aux lois physiques. De même, par
exemple, le chagrin ne peut être réduit à des lois
biologiques. Ainsi, les différents modes d'expérience
dans la philosophie de Dooyeweerd traduisent la
non-réductibilité des concepts.
- La diversité dit quelque chose sur le plan ontologique.
Ici, Dooyeweerd utiliserait plutôt le terme
cosmologique, car il estime que certaines philosophies
ontologiques opèrent elles aussi des réductions par
rapport au réel.
- Ce que dit cette diversité, c'est quelque chose de la
qualité de la diversité ou, en d'autres mots, du sens
de la réalité. Cette diversité de fait n'est pas
neutre. Elle renvoie constamment à la richesse de la
création, même dans l'étude des sciences
mathématiques.
- Les lois de la vie sociale rendent possible, au sein de
l'humanité, le développement de l'individu en tant que
personne, dans un contexte toujours ambigu où le bien et
le mal exercent des influences contradictoires. Les lois
rendent possible cette diversité. En effet, la vie
humaine, tout en étant marquée par la rupture, a
vocation de possibles. La diversité n'est elle-même pas
sans liens avec cette rupture.
- Réduire la réalité aux phénomènes mentaux, dans un
dualisme matière/esprit ou corps/âme enfonce l'homme
dans l'impossibilité méthodologique de formuler des
affirmations touchant au sens de la réalité. Ainsi, les
différents aspects de la réalité ne peuvent être
compris.
- Or, ces différents aspects ne sont pas isolés. Dans
chaque modalité, les autres sont représentées
analogiquement. De cette manière, on comprend que
l'ordre des modalités, tel qu'il a été formulé par
Dooyeweerd, ne soit pas arbitraire. La modalité spatiale
comprend la modalité numérique par rétroaction, et la
modalité pistique par anticipation.
- La loi de cause à effet s'applique-t-elle à l'histoire
? La question est primordiale. Si oui, comment échapper
au déterminisme et rendre compte de la place ménagée
à la liberté ? Si non, comment rendre compte des faits
historiques eux-mêmes ?
- Dooyeweerd constate que les relations de cause à effet
se rencontrent pour la première fois dans la modalité
physique. De plus, cette loi est typique de cette
modalité (pour le sens de la typicité, voir plus loin.
n.d.l.r.). Dans les modalités suivantes, la modalité
physique et ses lois ne sont présentes que de manière
rétrospective. Dans l'étude de l'histoire, il faut
prendre la loi de cause à effet sous sa modalité
historique, dans laquelle s'inscrit également la loi de
la liberté humaine. Ainsi, en histoire, il faut se
garder de prendre la relation de cause à effet dans son
sens physique, car la responsabilité humaine, donc ses
choix, sa liberté, sont toujours impliqués.
- Les relations de cause à effet se manifestent dans
chaque modalité sous un jour différent. Sans cette
relation dans un sens juridique, personne ne pourrait
être jugé coupable de transgresser la loi. (Mais avec
cette relation dans un sens physique, qui impliquerait
ici un déterminisme privatif de toute responsabilité,
également personne ne pourrait être jugé coupable de
transgresser la loi. n.d.l.r.).
- Pour chaque chose, il faut se poser la question : quelle
est la modalité la plus typique ? Pour un animal, c'est
la modalité psychologique ; pour l'arbre de tout à
l'heure, c'est la modalité organique. Pourquoi ? Parce
que sa manière de fonctionner, par exemple sur le plan
numérique, est lié à la modalité organique. Ce qui
est énumérable, ce sont les branches, les racines, les
feuilles.
- En revanche, Si l'on considère le bois de cet arbre, la
situation est différente. En effet, l'aspect qualitatif
sous lequel la chose est abordée détermine la modalité
typique. Ainsi la modalité typique d'une planche
confectionnée à partir du tronc de notre arbre ne sera
plus la modalité organique.
- Les sciences modernes fonctionnent généralement de
manière utilitaire. Il en résulte que les choses ne
sont plus comprises dans leur situation typique.
- Prenons par exemple un nid. En termes purement physiques,
il n'est pas évident que cet enchevêtrement de
brindilles soit un nid. De ce point de vue, c'est une
entité caractérisée de manière passive. La question
qu'on peut se poser est : quelle est la modalité où le
nid a une fonction active ? Il s'agit de la modalité
organique, où le nid est lié au cycle de reproduction
de l'oiseau.
- De même, une peinture ou une sculpture n'est pas une
oeuvre d'art aux yeux de l1animal ou de la caméra de
télévision, mais seulement quand elles sont intégrées
au monde de l'homme.
- On parle d'intelligence artificielle. L'ordinateur
fonctionne-t-il avec la même intelligence que l'homme,
ou est-ce un abus de langage ? La différence de ces deux
intelligences c'est qu'elles fonctionnent dans des
situations différentes. L'ordinateur accomplit des
tâches préprogrammées, où il est actif dans la
modalité physique. Mais copier une fonction humaine ne
veut pas dire que la machine soit capable d'assumer cette
fonction dans le contexte de l'homme. Un robot peut-il
tomber amoureux ?
- Dans l'élevage industriel, les animaux ne sont traités
que comme un bien économique.
- Certes, nous n'avons pas besoin de Dooyeweerd pour
comprendre cela, mais la théorie des modalités est un
outil qui nous permet de saisir ces réalités.
-
- Sur le plan théologique, et dans une perspective
orthodoxe, est-ce que la théorie des modalités peut
être un outil herméneutique ? Non, car ce n'est pas la
philosophie de Dooyeweerd qui doit interpréter les
Ecritures ; cette philosophie se veut elle-même soumise
aux Ecritures. Cependant, la théorie des modalités peut
aider le théologien a établir une herméneutique.
- Les moyens techniques ne sont néanmoins pas des
garanties absolues de vérité. Il faut faire ici la
différence entre le doute cartésien et le doute
platonicien. Les certitudes auxquelles nous pouvons
aboutir ne sont jamais absolues, mais toujours marquées
par notre finitude. L'expérience quotidienne est
ambiguë, et vient buter contre nos systèmes
théoriques. Ce que signifie concrètement être une
personne humaine ne peut pas être réduit à une
théorie scientifique. Car en tant qu'être humain, nous
ne vivons pas dans un système théorique. La réalité
précède le système, Si bien qu'un système, pour être
vrai, ne peut être extérieur à notre réalité.
Immergés dans la réalité, nous sommes influencés par
elle, mais, en même temps, nous pouvons entreprendre une
démarche critique Cela suppose de notre part une grande
ouverture à la réalité. L'enjeu en est la cohérence,
qui se caractérise par l'absence de points de tension
entre philosophie et pratique quotidienne de vie.
-
- - Suite de l'article dans le prochain numéro.
-
- Bibliographie
Siestse UIbe ZUIDEMA (1)
-
- Ouvrages majeurs :
-
- De philosophie van Occam in zijn Commentaar op de
Sententiën, Hilversum, Sohipper, 1936.
-
- De mensch lis historie, Franeker, T. Wever, 1948.
-
- Ons christelijk geloof, Franeker, T. Wever, 1949.
-
- Waakt, Franeker, T. Wever, 1949.
-
- Ons gebed, Franeker, T. Wever, 1951.
-
- Communisme in Ontbinding, Wageningen, N. V. Gebr. Zomer
& Keunings Uitgeversmij, 1957.
-
- Article traduit en français :
-
- " Conception réformée de la vie ", Revue
Réformée, 4/1953*.
-
- Ouvrages et articles traduits ou résumés en anglais
:
-
- "The New Modernism ; An Appraisal 0f the Theology of
Barth and Brunner", Polemios 2, 6/1947 ; Libertas ex
Veritate, 6/1947.
-
- 1'Transcendental Problems of Philosophic Thought",
Mededelingen 12, 6/1949.
-
- "Jaspers' idee van het transcenderen",
Philosophia Reformata 18,1953.
-
- "Theologie en wijsbegeerte in de Kirchliche Dogmatik
van Karl Barth", Philosophia
-
- Reformata 18,1953.
-
- "The Idea of Revelation with KarI Barth and with
Martin Heidegger : The Comparability of Their Patterns of
Thought", Free Universitv Quarterlv 4,1955.
-
- "Man in Philosophy", Free Universitv Quarterlv
5,1958.
-
- Kîerkegaard, (Modern Thinkers Series), Philadelphia,
Presbyterian & Reformed, 1960*.
-
- Sartre, (Modern Thinkers Series), Philadelphia,
Presbyterian & Reformed, 1960*.
-
- "The Kingdom of Heaven and Its King'1, The
Reformation Review 8,1960/61.
-
- "Existentialistic Communication", Christian
Perspectives, 1961.
-
- "Pragmatism", Christian Perspectives,
1961.
-
- "In the Twillight of Western Thought",
Philosophia Reformata 26,1961.
-
- "Communication and Antithesis", Free
University Quarterly 8,1962.
-
- "Holy Scripture and Its Key", International
Reformed Bulletin 11,1968.
-
- "Existence and the Content of Revelation in the
Theological Hermeneutics of Rudolf
- Bultmann", Jerusalem and Athens, Critical
Discussions on the Philosophy and
- Apologetics of Cornelius Van Til, E. R. GEEHAN éd.,
Nutley NJ, Prebyterian &
- Reformed, 1971*.
-
- Communication and Confrontation, Toronto, Wedge
Publishing Foundation,1972 *.
-
- Une bibliographie plus complète se trouve dans son
recueil d'articles : Communication and Confrontation,
Toronto, Wedge Publishing Foundation, 1972.
- * Les ouvrages marqués d'un astérisque sont disponibles
à la bibliothèque de
- la Faculté Libre de Théologie Réformée
d'Aix-en-Provence.
-
-
- Les Editions
l'Age d'Homme
-
Jean-Marc BERTHOUD, Des Actes de lEglise (1995) ;
Apologie pour la Loi de Dieu (1996) ; LEcole et
la Famille contre lUtopie (1997) ; Une religion sans
Dieu, Les Droits de lHomme contre lEvangile
(Collection La Fronde, 1993).
Collectif, Révolution et Christianisme, une
appréciation chrétienne de la Révolution française (1992).
Pierre COURTHIAL, Le jour des petits recommencements
(1996).
Eric et Aaron KAYAYAN, Le chrétien dans la cité
(1996).
Pierre MARCEL, Souffrir ... Mais pour quoi ? (1995).
-
-
-
- Retour au Sommaire de
Site Réformé Confessant -