Article

UN CRITIQUE RÉFORMÉ
DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE :
Guillaume Groen van Prinsterer (1801-1876)

Pierre COURTHIAL*

Article tiré de la Revue Réformée, N° 155-1988/3

 

Avec l'anglican Edmund Burke (1729-1797) et le luthérien allemand Friedrich Julius Stahl (1801-1876), le néerlandais Guillaume Groen van Prinsterer est le meilleur critique protestant de la Révolution française, ou plutôt, comme nous le verrons, de l'esprit de Révolution * *.

Figure prophétique singulièrement attachante et longtemps solitaire, Groen a défini, décrit et combattu la grande religion des temps modernes qu'est l'humanisme (l'homme rendant un culte idolâtrique à l'Homme). Pour lui, la Révolution française, en son esprit profond, s'inscrit dans la continuité de la (prétendue) Renaissance des Xve et XVIe siècles et des (prétendues) Lumières du XVIIIe siècle, avec leur rejet de la Parole de Dieu, leur rejet du Seigneur Créateur et Sauveur, Père, Fils et Saint-Esprit, et leur exaltation de l'Homme divinisé et prétendument autonome, de sa raison et/ou de ses sentiments.

Groen a démontré quel est le choix inéluctable devant lequel, hommes et nations, nous sommes placés : Révolution ou Réformation. Il a démontré l'actualité de l'exhortation biblique et divine : " Choisissez aujourd'hui qui vous voulez servir " (Jos 24 : 15).

 

I

L'enfance de Groen se développa dans un milieu typiquement chrétien-libéral. La mode y était de vouloir faire l'impossible synthèse de la Foi chrétienne et de l'idéologie (= idologie) humaniste. On gardait certaines pratiques chrétiennes tout en en répudiant les fondements. Devaient aller de pair " raison " et " Révélation ", " fini " et " infini ", " culte de l'Homme " et " culte de Dieu ". Jésus devenait l'exemple parfait de la synthèse où se mêlaient, sans outrances choquantes ni fanatisme, sagesse et tolérance, dans un " juste milieu ".

Entré à 17 ans, en 1818, à l'Université de Leyde, Groen, en décembre 1823, y soutint deux thèses, l'une à la Faculté de Droit, l'autre à la Faculté des Lettres (sur les caractères personnels dans l'oeuvre de Platon). C'est cependant en histoire que Groen Van Prinsterer publiera ses travaux scientifiques ultérieurs.

Durant ses années universitaires, Groen rencontre et lit " le poète incomparable qui, par la variété de ses talents et de ses travaux, et plus encore par l'énergie de son caractère, a eu un ascendant si considérable sur la jeunesse contemporaine, le célèbre " 1 Wilhelm Bilderdijk (1756-1831). Bilderdijk, auteur, entre autres, d'une épopée fantastique restée inachevée, De ondergang der eerste Wareld (" La fin du premier Monde "), était alors l'unique homme éminent des Pays-Bas à s'opposer, en bon calviniste, à l'esprit rationaliste et révolutionnaire qui était, jusqu'en la Cour royale, la " puissance de l'air " de l'époque. Mais à ce moment, ses rencontres avec Bilderdijk et la lecture émerveillée qu'il fit de ses oeuvres ne semblent pas avoir influencé Groen autrement que dans le seul domaine esthétique et littéraire. C'est plus tard, après la mort du grand poète calviniste et après sa propre conversion, que Groen profitera spirituellement et intellectuellement de la pensée de Bilderdijk.

Par ailleurs, dans les mêmes années Vingt, un Réveil, parti de Suisse pour s'étendre progressivement à toute une partie de l'Europe, avait gagné les Pays-Bas. Ce Réveil réformateur avait commencé avec quelques étudiants de la Faculté de théologie protestante de Genève. Un ancien officier de marine écossais, Robert Haldane (1764-1842), devenu évangéliste et passant à Genève, avait réuni ces étudiants, dès février 1817, pour lire, étudier et sonder avec eux la Lettre de S. Paul aux Romains. Par le pouvoir du Saint-Esprit, cette lecture déclencha un Réveil. En mai de la même année - cela " marque " l'époque -, la Vénérable Compagnie des pasteurs de Genève, pour contrer le Réveil, osa exiger des candidats au saint Ministère, la promesse de ne jamais prêcher (tenez-vous bien !) sur la divinité de Jésus-Christ, le péché originel, l'efficacité de la grâce et la prédestination ! Le Réveil n'allait pas moins se poursuivre - dans les Eglises réformées ou hors d'elles, peu importe - avec de fidèles ministres de la Parole et des Sacrements de Dieu tels Henri Merle d'Aubigné, Frédéric Monod, Louis Gaussen et César Malan.

Touché par le Réveil, un Juif d'Amsterdam, Isaac da Costa (1798-1860), juriste, savant philologue et surtout poète, disciple et ami de Bilderdijk, " le plus illustre représentant de son école " 2, demanda le baptême, puis, en 1823, par la publication de ses Bezwaren tegen de Geest der Eeuw (" Objections contre l'esprit du temps "), devint la figure de proue du Réveil. Les journaux " humanisto-chrétiens " n'hésitèrent pas à traiter da Costa (pensez donc : un Juif !) de " canaille " et de " singe de l'enragé Bilderdijk ".

Groen fut interpellé par le baptême et l'ouvrage de da Costa, certes ; mais ce n'est vraiment qu'après son mariage, en 1828, avec Elisabeth vander Hoop (1807-1878), une chrétienne réformée confessante, que commença le cheminement (sur deux ans, trois ans ? nous ne savons) de sa conversion.

Nommé, en 1827, Référendaire, puis, en 1829, Secrétaire, du Cabinet royal, Groen, en raison de sa faible santé, va devoir démissionner. A partir de 1833, il fut nommé Archiviste des papiers personnels de la Maison d'Orange-Nassau. C'est ainsi qu'il s'adonnera à l'histoire des Pays-Bas (il publiera un Manuel d'histoire des Pays-Bas) et à l'édition d'une série de 15 volumes d’Archives de la Maison royale (couvrant la période de 1552 à 1688). Dans le même temps, il conduira ses réflexions, d'un point de vue chrétien, biblique, sur l'histoire et la politique. Tant dans son Introduction aux Archives que dans son Manuel d'histoire et ses autres écrits, Groen n'a pas hésité à mettre en oeuvre le principe réformé de " la soumission inconditionnelle à la Loi que Dieu a révélée dans la Sainte Ecriture ". Par là il mettait en cause la prétendue " neutralité " de la science historique. Ce qui provoqua évidemment de vives réactions ; sans empêcher, de la part d'excellents historiens, la reconnaissance du fait que Groen van Prinsterer a été un pionnier de l'historiographie d'aujourd'hui.

 

II

En 1833, le choix de Groen est fait. En se convertissant à Jésus-Christ, au Jésus-Christ de la Parole de Dieu qu'est la Sainte Ecriture, Groen saisit que l'apostasie et l'esprit de Révolution sont connexes et, du même coup, il rompt avec le prince de l'air du temps : l'humanisme. " Notre époque, va devenir une époque d'abnégation et de combat. Puissions-nous, en regardant au Christ et forts de sa puissance, remplir les devoirs assignés à tous ceux qui reconnaissent le caractère satanique des idées contemporaines ". 3

Groen, après avoir lu les Réflexions on the Revolution in France (1790) de Burke - Réflexions qui prévoient 1793 et la suite -, sait qu'avant d'être politique la Révolution est un phénomène spirituel, religieux, d'apostasie qui doit être combattu dans ses principes mêmes.

A l'esprit de la Révolution et à la devise : " Ni Dieu, ni Maître " doit être opposé l'esprit chrétien, l'esprit de la Réformation, l'esprit de la confession de la vraie Foi : " Jésus-Christ est le Seigneur ".

Désormais, tout en étant historien, Groen va être aussi, tout ensemble, journaliste, homme politique, et penseur politique ; mais historien chrétien, journaliste chrétien, homme politique chrétien, penseur politique chrétien. ,

Journaliste, il s'efforça à plusieurs reprises d'atteindre un public, mais l'intelligentsia néerlandaise qui aurait pu le comprendre lui était opposée et la plupart de ceux qui auraient pu le suivre ne le comprenaient pas. Il fut donc, comme on l'a dit, un " général sans armée ". Après avoir publié un quotidien de 1850 à 1855 avec son ami Wormser, il publia encore cependant, de 1869 à sa mort en 1876, l'hebdomadaire Nederlandsche Gedachten (" Pensées néerlandaises ").

Homme politique, il fut à trois reprises député au Parlement néerlandais et leader du Parti anti-révolutionnaire fondé en 1848.

Que l'on y prenne bien garde : Groen n'a aucunement été un conservateur et ne s'est jamais fait l'avocat du statu quo.

Quand il parle de la Révolution française elle-même, Groen écrit :

" La situation de la France et de l'Europe appelait à grands cris une Réforme. Mais cette situation ne rendait ni désirable, ni même inévitable, le contraire d'une Réforme : une Révolution dans les idées fondamentales de l'ordre social, une Révolution anti-religieuse, renversant sous le nom d'abus, jusqu'aux institutions les plus utiles, et niant, sous le nom de préjugés, jusqu'aux principes les plus sacrés.

Faut-il donc renoncer aux espérances de 1789 ? envelopper la liberté, l'égalité, la fraternité, la tolérance, l'humanité, le progrès dans une réprobation systématique ? n'y-a-t-il rien de vrai dans ces idées ? Il serait absurde de le supposer. Elles répondent, en partie, aux aspirations les plus nobles et aux désirs légitimes du coeur humain ; mais, pour assurer notre bonheur, il ne suffit pas de répandre à profusion les belles maximes, en les séparant de la vérité suprême qui seule peut les rendre efficaces. La Révolution qui les proclame les frappe de stérilité, ou, pour parler plus exactement, les dénature. Rameaux détachés de l'arbre évangélique, ces idées que la sève révolutionnaire empoisonne, ne portent que des fruits mortels. Mis au service d'une philosophie anti-chrétienne, la panacée ne fait qu'aggraver le mal au lieu d'amener la guérison.

 

Corruptio optimi pessima. Les grandes idées de 1789, passionnément accueillies et qui par leur contraste avec tant de petitesse et d'immoralité donnèrent à cette époque, tristement mémorable, une apparence de désintéressement et de grandeur, les idées de 1789, irréprochables en elles-mêmes et en rapport avec la source dont toute vérité émane, devaient cependant, dans leur liaison avec l'incrédulité qui prédominait dans les esprits, devenir funestes. Elles devaient, précisément à cause de leur bonté relative, allumer un fanatisme qui se croirait en droit de tout immoler, pour parvenir à réaliser ses conceptions sublimes. Après avoir, en poursuivant des projets chimériques, même par des moyens atroces, produit les forfaits de la Terreur, cette obstination sanguinaire devait se briser contre un sceptre de fer. A la dictature de Robespierre devait définitivement succéder le régime arbitraire de Bonaparte " 4

Groen n'est pas opposé, même, à certaines révolutions. C'est ainsi qu'il dit :

" L'écrivain qui a si admirablement popularisé, en Amérique et en Europe, les souvenirs des grands événements qui firent naître, sous les auspices d'un héros et d'un martyr, la république des Provinces-Unies, M. Lothrop Motley, proclame la différence entre les révolutions dans le sens ordinaire et la Révolution dans l'acception exceptionnelle du mot, entre un déplacement de pouvoirs et un renversement de principes. Il montre, réunis dans un même amour des libertés nationales et historiques, Guillaume Ier 5, Guillaume II 6 et Washington ; il oppose à la Révolution systématiquement anarchique les révolutions salutaires et légitimes des Pays-Bas, de l'Angleterre et des Etats-Unis ". 7

Ainsi, être anti-révolutionnaire, au sens de Groen et de son Parti, c'est, pour le bien des hommes et pour le vrai progrès du genre humain, combattre les principes et les mauvaises conséquences de la Révolution " humaniste ". Au reste, l'idéologie " religieuse-apostate " de la Révolution était alors partagée (comme aujourd'hui !) aussi bien par les libéraux - disons : la Gauche - que par les conservateurs - disons : la Droite. En réalité, Metternich et les partisans du Traité de Vienne et de l'Ordre établi avaient la même idéologie que leurs adversaires. Tous étaient fils spirituels de Rousseau et de Montesquieu. L'opposition des uns aux autres n'était pas " religieuse " ou " idéologique ", mais se situait seulement au niveau " pratique " des intérêts et des moyens à considérer. Aussi, pour Groen, l'obligation alternative : " conservateurs " ou "libéraux " - nous dirions aujourd'hui " droite " ou " gauche " - s'inscrivait-elle dans le même ensemble apostat, " religieux ", " idéologique ", à combattre résolument.

 

III

Le Parti anti-révolutionnaire et confessionnel établi en 1848 aux Pays-Bas a été ainsi défini par Groen lui-même :

" Nous sommes le parti anti-révolutionnaire ; c'est dire que nous combattons la plus fondamentale des erreurs à la fois religieuses et politiques : la doctrine qui, en mettant à la place de la vérité révélée et de l'autorité divine la souveraineté de la raison et de la volonté individuelle, renverse l'Etat et l'Eglise et détruit les fondements de la Morale et de la société.

Nous sommes le parti confessionnel ; c'est dire que nous estimons que toute Eglise doit avoir une doctrine et pouvoir rendre compte de son espérance et de sa foi et que l'Eglise réformée des Pays-Bas, autrefois si illustre et si fidèle, ne saurait proclamer une liberté d'enseignement illimitée sans renier sa Confession, sa foi, son histoire et sans briser les liens qui la rattachent à la Réformation du XVIe siècle et à la sainte Eglise universelle.

Nous sommes le parti orthodoxe ; c'est dire que nous professons les vérités que les Eglises évangéliques ont exprimées, avec un admirable accord, dans leurs livres symboliques, " les vérités par lesquelles on est chrétien, hors desquelles on ne l'est pas, les vérités dont la profession franche, en paroles et en actes, signale et signalera toujours, aux yeux de tous les chrétiens, un véritable frère en Christ, les vérités dont pas une ne pourrait être supprimée sans que le christianisme ne fut blessé au coeur. " (Vinet) ".8

Comme homme politique, Groen, incompris le plus souvent jusque dans son propre parti, demeura tout au long des années Trente à Cinquante et la majeure partie des années Soixante, plus ou moins solitaire. Ses nombreux adversaires, libéraux et conservateurs tous imprégnés par l'idéologie humaniste, en profitèrent pour le ridiculiser plutôt que pour le combattre honnêtement et sans mépris. Longtemps, en témoin de son Seigneur dans la sphère politique, Groen dut porter sa croix.

Seules, les sept dernières années de sa vie, de 1869 à 1876, furent rafraîchies et réconfortées par le secours inespéré et puissant que lui apporta Abraham Kuyper (1837-1920). Lorsque, le 8 mai 1869, Groen van Prinsterer en sa vieillesse commençante entendit la conférence : Appel à la conscience nationale que Kuyper, alors pasteur à Utrecht, donna en l'église cathédrale de cette ville àl'occasion d'un congrès national de la Société pour l'éducation chrétienne, fondée en 1860, il rendit grâce à Dieu. Enfin retentissait l'écho répondant à ce qu'il disait, apparemment sans grands résultats, depuis longtemps. Groen avait là devant lui et il écoutait et voyait pour la première fois un homme avec lequel il avait échangé quelques lettres, un homme dont la conviction, l'intelligence, la culture, les écrits, la parole, l'ardeur allaient marquer l'histoire des Pays-Bas et de la chrétienté. Le " général sans armée " venait de trouver un successeur de taille, un général qui allait entraîner toute une armée à la bataille. Le vieillard qui n'avait pas eu d'enfant recevait pour sa consolation un fils spirituel incomparable. Et, pendant sept ans, ces deux hommes, saisis, éclairés, brûlés par la même vision re-formée de Dieu, de leur patrie, du monde et de la vie, allaient re-christianiser ensemble leur pays, dans une amitié et un respect réciproques qui surmontaient la différence de leurs âges.

 

IV

Penseur politique chrétien, Groen en appelle à la norme, à la lumière, au principe qu'est la Parole de Dieu. Il oppose au " principe chrétien " le " principe de la Révolution " :

" Le principe de la Révolution, c'est le culte idolâtre de l'humanité ; l'homme ne reconnaissant de souverain que lui-même, de lumière que sa raison, de règle que sa volonté, adorant l'homme et détrônant Dieu " 9.

" Il faut attaquer le mal dans sa racine. Il faut complètement renoncer à ce subjectivisme indépendant, qui, n'ayant aucun souci ni de la souveraineté de Dieu, ni de la faiblesse de l'homme et de sa chute, supprime le fondement de toute vérité et toujours abat, sans pouvoir jamais bâtir. Il faut ressaisir les vérités immuables longtemps méconnues. Il faut se soumettre à l'autorité divine. Il faut retourner au principe chrétien " 10

Alors que surgissent ou s'épanouissent les divers nationalismes qui cherchent à justifier les raisons d'Etat, Groen souligne le lien, le rapport, nécessaire entre la Parole de Dieu (ou l'Evangile, ou la Loi divine, ou la Foi chrétienne) et la politique :

" Séparer l'Evangile et la politique me paraît une erreur très grave ".

" Prenez-y garde ; d'autres sauront développer les conséquences de la séparation que vous prêchez. Votre morale russe, autrichienne, prussienne, deviendra malgré vous de la morale indépendante. Votre politique non-évangélique aboutira, malgré vous, à l'intérêt bien entendu, à la raison d'Etat, au culte même, s'il le faut, sanguinaire et féroce du salut public. Tous les scrupules s'évanouiront devant la loi, seule désormais inviolable de la nécessité politique. Les deux systèmes, le système révolutionnaire et le système chrétien, se résument dans leur devise ; où la raison d'Etat dit : Il le faut, le chrétien répond : Je ne puis. "

Il est " deux axiomes de droit public au point de vue chrétien :

I. La loi divine est obligatoire ; l'intérêt national quand même est donc une idole, une fausse divinité... [La loi divine] doit imposer silence à l'égoïsme, soit individuel, soit national.

II. L'Antichrist de notre époque est l'idolâtrie du Moi, systématisé dans le rationalisme et la révolution " 11.

" Rien de plus immoral que de séparer le droit de la morale " 12.

Groen entend s'inscrire dans la grande tradition historique de l'Eglise, tradition signalée entre autres par les Confessions des premiers siècles et celles de la Réformation. Au passage, il indique le sens véritable du libre examen :

" Les Protestants prenaient pour guide non pas la raison de l'homme mais la Parole de Dieu. Toutes leurs Confessions sur ce point sont unanimes. Examiner non pas si la Parole de Dieu est conforme aux idées des hommes mais si les enseignements des hommes sont conformes à la Parole de Dieu, telle est la liberté d'examen que Rome avait proscrite et que la Réforme revendiqua pour le chrétien. Elle répudia l'autorité humaine pour accepter l'autorité divine et pour amener toutes les pensées captives à l'obéissance de Christ.

Les Protestants n'eurent garde de vouloir former une Eglise nouvelle en se détachant de celle du Seigneur. Au contraire, dans le maintien des vérités Evangéliques, ils reconnurent l'oeuvre permanente du Saint-Esprit et continuèrent la ligne des fidèles qui forme, à travers les siècles, la grande communauté des saints. Aussi leurs Confessions ne furent-elles, par rapport aux Confessions antérieures, qu'un travail complémentaire, une protestation contre des erreurs nouvelles, qui, de cette manière et comme toutes choses tournent en profit pour la vérité, ne firent que donner un développement nouveau à l'expression variée d'une foi toujours identique.

La Réforme, qui ne voulait pas de licence en religion, en voulut tout aussi peu en politique. Elle sanctifia l'obéissance en sanctifiant le pouvoir, non par le renversement de l'autorité, mais en lui faisant voir qu'en obéissant au souverain légitime, il obéissait à Dieu qui est le maître aussi du souverain " 13.

Groen combat la fausse idée, que l'on trouve aussi bien chez des catholiques-romains que chez des protestants, que la Réformation serait mère de la Révolution :

" La Réformation n'a pas été la préparation mais bien plutôt l'antithèse véritable de la Révolution " 14.

" La Révolution part de la souveraineté de l'homme ; la Réforme de la souveraineté de Dieu. L'une fait juger la révélation par la raison ; l'autre soumet la raison aux vérités révélées. L'une débride les opinions individuelles ; l'autre amène l'unité de la foi. L'une relâche les liens sociaux et jusqu'aux relations domestiques -, l'autre les resserre et les sanctifie. Celle-ci triomphe par les martyres ; celle-là se maintient par les massacres. L'une sort de l'abîme et l'autre descendit du ciel " 15.

Il voit l'une des sources prochaines de la Révolution dans les (prétendues) Lumières du XVIlle siècle :

" La Révolution est la conséquence, l'application, le développement de l'apostasie. C'est la théorie et la pratique de l'apostasie qui a modelé la Philosophie et la Révolution du XVIIIe siècle.

Mon opposition au XVIIIe siècle est libre de tout esprit partisan. Elle est basée sur mon rejet de son principe anti-chrétien.

Il est évident que le XVIIIe siècle a contenu beaucoup de bonnes choses. Aucune époque, si bas qu'elle ait pu descendre, n'est entièrement destituée de vertu et de talent. En fait les temps les plus sombres ont un éclat qui leur est propre car la splendeur des meilleures choses est alors mise en valeur par les ténèbres environnantes, de même que les étoiles brillent le plus dans les nuits les plus noires ".

" En place de la justice vint l'injustice, de la liberté la contrainte, de l'humanité la barbarie et de la moralité la décadence ".

" La doctrine de la Révolution est la religion de l'apostasie " 16.

" Il n'y a pas d'autre alternative : vous rencontrez l'anarchie et la servitude dans les corollaires du Contrat social, ou vous retrouvez la source des droits et des libertés dans l'autorité absolue et salutaire de Dieu " 17.

" On ne saurait résister à la Révolution sans vaincre le principe irréligieux (=anti-chrétien) dont elle n'est que le développement logique " 18.

Dans l'un de ses derniers ouvrages, Groen écrit :

" Les Chrétiens de toute dénomination ont dans la Révolution (=l'esprit de Révolution) un ennemi commun " 19.

" Eritis sicut Deus (= Vous serez comme Dieu). C'est la devise de l'impiété, à la fois la plus ancienne et la plus moderne. C'est l'humanité qui s'adore " 20.

" Résister à ce caractère anti-chrétien de notre époque a été la pensée dominante de mes écrits et le fil directeur de ma politique " 21.

 

V

En bon disciple de Calvin22, et selon la considération de l'ensemble de l'Ecriture, Groen van Prinsterer ne prône pas telle forme de gouvernement, la démocratie par exemple, comme nécessairement supérieure aux autres :

" Vous prétendez que la démocratie est une force irrésistible et que, loin de la combattre, il faut la régler. Très bien ; pourvu qu'en acceptant la situation qui nous est faite vous n'alliez pas en déduire une légitimité d'un ordre nouveau et nous forcer à plier le genou devant l'idole démocratique. Le christianisme se résigne à la démocratie, comme à toute autre forme de gouvernement ; mais, imposée comme condition nécessaire et universelle de l'ordre social, considérée comme dogme révolutionnaire et opposée au Droit Divin (= à la Loi divine) dont le souverain quelconque, peuple ou roi, doit respecter l'autorité éternelle, la démocratie du contrat social aura toujours contre elle la foi chrétienne " 23.

Bien plus que et bien avant la forme du gouvernement, ce qui compte pour Groen c'est le respect par celui-ci de la Loi morale et du Droit définis par la Sainte Ecriture :

" Des formes gouvernementales et des lois constitutionnelles n'ont aucune efficacité à moins d'être enracinées dans le Droit historique et divin " 24.

" De même que toute vérité ne tient que sur la Vérité qui est de Dieu, le fondement de tous les droits et devoirs ne tient que sur la souveraineté de Dieu.

Il est au-dessous de la dignité de l'homme de plier devant un égal qui commande en son propre nom et non comme un compagnon au service de Dieu.

La liberté consiste à se soumettre à la loi ? D'accord si la loi repose sur la reconnaissance du Législateur suprême et la soumission à ses commandements. Pas d'accord si la loi ne signifie que la volonté, l'approbation et le bon plaisir de la majorité. Si la liberté n'est que l'obéissance inconditionnelle au bon plaisir des hommes, elle n'est plus qu'une fiction 25.

" On pourrait trouver, même en ne faisant que feuilleter les écrits de M. Stahl, une riche moisson en adages de moralité politique. J'en emprunte jusqu'à trois :

- Les lois morales, à la longue, déterminent le sort des nations.

- Il y a dans l'histoire un courant de la vengeance divine. Que chacun se garde de la faire apparaître à ses dépens.

- Aborder les difficultés avec une bonne conscience est la plus grande habileté diplomatique " 26.

Ainsi Groen fait-il passer avant tout, même en politique, la recherche du Règne de Dieu et de sa justice. C'est ainsi qu'il interpelle les chrétiens d'aujourd'hui, quelle que soit l'Eglise à laquelle ils appartiennent. Depuis les deux Révolutions fondamentalement antichrétiennes que sont la Révolution française et la Révolution russe, la seconde fille de la première bien que pire encore, les chrétiens peuvent faire leurs ces lignes de Groen .

" Nous assistons à une des phases les plus terribles de la guerre perpétuelle et mystérieuse dont les Ecritures seules donnent la clef. La Bible, qui contient l'histoire du passé et celle de l'avenir, raconte ou dévoile l'ensemble des destinées de l'humanité. Le plan d'un Dieu juste et bon pour le relèvement de l'homme déchu se déroule majestueusement à travers les siècles. Sous sa main toute-puissante les événements se plient et concourent au même but : la formation du peuple élu, du peuple spirituel, sauvé par la sang de la Croix, de l'Eglise militante ici-bas et triomphante dans le Ciel. La Révolution n'étant que le renversement systématique de l'Eglise de Jésus-Christ, la résistance véritablement anti-révolutionnaire est le témoignage perpétuel de la Foi, dans la forme qui convient à notre époque, le principe chrétien dans son application légitime, nécessaire et opportune " 27.

" Ramenée a sa véritable origine, la Révolution est un seul et même fait historique ; savoir l'envahissement des esprits par la doctrine de la souveraineté absolue de l'homme... Le principe anti-révollitionnaire, c'est le contraire de la Révolution ; c'est l'Evangile et l'Histoire qui résistent à l'anarchie au nom de la religion (= de la relation à Dieu), du droit, du progrès et de la liberté " 28.

Dans Ongeloof en Revolutie (" Apostasie et Révolution "), Groen annonce que l'esprit apostat de la Révolution conduit de lui-même à l'avènement d'une société anti-christique dans laquelle un groupe scientifico-politique, ne reconnaissant d'autre autorité que sa propre raison et ayant une volonté de puissance absolue, voudra dominer de façon totalitaire une population réduite à l'esclavage.

" Le bien-être de demain ne peut être établi par la modification, modération, régulation de principes pernicieux, ni par un esprit mortel d'abandon et de résignation ; il faut, au contraire, promouvoir la plus haute vérité, accepter ce qui est la condition nécessaire pour suivre l'unique voie vers le bien-être des nations ".

Et Groen de montrer que lorsque Dieu et sa Parole sont reniés, la morale est bientôt jetée par-dessus bord : une fois que le principe de la Révolution est adopté, il suit, comme la nuit après le jour, que la morale, la foi, le droit et la justice sont balayés pour être remplacés par leurs contre-façons humanistes. Il ne sert à rien, dit Groen, de blâmer les révolutionnaires pour leurs excès lorsqu'en même temps on applaudit à leurs principes. Et il démontre que la Révolution ne peut manquer de persécuter les chrétiens parce que, du point de vue du philosophe et politicien révolutionnaire, la Révélation et la Foi chrétiennes ne sont pas seulement ridicules mais nocives.

Nous commençons à goûter les fruits catastrophiques de l'esprit de Révolution. Mais l'humanisme, le culte que l'homme se rend à luimême, touche par là à sa fin. L'heure de la Reconstruction chrétienne sonne déjà.

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* Pierre Courthial est doyen honoraire de la Faculté libre de `rhéologie réformée d'Aix-en-Provence,.
** Ouvrages de Guillaume Groen van Prinsterer utilisés (cités selon la lettre dans les notes) :
A. Archives ou correspondance inédite de la Maison d'Orange-Nassau. Tome 1, Leide, S. et J. Luchtmans, 1841.
B. Ongeloff en Revolutie (Apostasie et Révolution). S. et J. Luchtmans, 1847. ch. VIII et IX (en anglais).
C. Le Parti anti-révolutionnaire et confessionnel. Amsterdam, Paris, Genèse, 1860.
D. L'Empire prussien et l'Apocalypse Amsterdam, Paris, Genève, 1867.
1. C, X, 10.
2. C, 11.
3. Cité par Bernard Zylstra in " Who was Groen ? " 1950, 6.
4. C, 37-38.
5. Il s'agit de Guillaume d'Orange-Nassau, dit " le Silencieux " (1533-1584) qui organisa le soulèvement des Provinces-Unies contre d'Espagne ( 1572).
6. Il s'agit du prince de la Maison d'Orange-Nassau (1650-1702) qui renversa son beau-père Jacques 11 du trône d'Angleterre et fut Roi d'Angleterre de 1689 jusqu'à sa mort.
7. C, X, 49.
8. C, IX et X. C'est bien souvent que Groen van Prinsterer cite l'écrivain remarquable et penseur évangélique vaudois Alexandre Rodolphe Vinet (1797-1847) dont l'oeuvre est toujours d'actualité.
9 C, 34.
10 C, 36.
11 D, 19-21.
12 C, 1 5.
13 A, 104-105.
14, B, ch. VIII.
15. A, 118.
16. B, ch. VIII.
17. C, 4 1.
18. C, 87.
19. D, 28.
20. D, 29.
21. D, 30.
22. Institution, IV, XX, 8.
23. C, 58.
24. C, 79.
25. B, ch.1 X.
26. D, 62.
27. C, 57.
28. C, 32.